Turquie/Israël : Géopolitique d’une ratonnade
L’abordage peu conventionnel par la marine Israélienne des bateaux de la flottille de la paix appelée à briser le blocus de Gaza n’est pas un acte anodin, dans la mesure où le matraquage a été des plus sévères pour ceux des activistes venus de Turquie. Pourquoi ce ciblage ? Pour le comprendre, il faut bien remonter le cours de certains évènements assez récents ou analyser le comportement affiché par les deux acteurs au regard de ces évènements.
Deux si bons « amis » sont devenus presque des « ennemis ». Pourtant, la Turquie a été jusqu’à tout récemment encore, l’allié le plus fiable que pouvait connaitre Israël dans le monde Arabo-musulman. La Turquie a été le premier pays musulman à reconnaitre l’Etat d’Israël, et ce dès 1948. Et plus encore en Aout 1958, soit dix ans plus tard les dirigeants Israéliens David Ben Gourion et Golda Meir font le saut à Ankara pour y signer un pacte secret entre les deux pays qui les engagent à se partager des informations. Les Etats-majors des deux pays s’entendent assez bien, au point qu’on en arrive à la signature en Février 1996 d’un accord de coopération militaire qui permet à l’un et l’autre des deux pays d’user au besoin de leur espace aérien, de leurs ports et aéroports et pratiquer des manœuvres aériennes conjointes. Il faut reconnaitre que ces accords s’avèrent plus profitables à Israël qui grâce à l’utilisation de l’espace aérien Turc peut prendre à revers les syriens, les libanais, voire les iraniens.
Les causes ou les raisons des revirements Israélien et turc
Les choses se sont gâtées entre les deux bons « amis » a partir de la prise de pouvoir en Turquie en 2002 du parti pro-islamiste AKP dit du parti pour la justice et le développement. Le gouvernement Turc n’a pas bien digéré le pilonnage disproportionné du territoire Libanais en 2006. Le Premier Ministre Turc Recep Tayyip Erdogan n’avait pas mâché ses mots pour dire son mécontentement. Il a continué sur la même lancée lors de l’expédition punitive d’Israël dans la bande de Gaza fin 2008, connue sous le nom de code « Opération plomb durci » qui avait fait plus d’un millier de morts côté palestinien. Erdogan n’avait pas pardonné à Israël cette équipée pour n’avoir pas été mis au parfum par le ministre Israélien de la défense Ehud Barak en visite à Ankara deux semaines avant le drame. Erdogan avait considéré ce geste comme une humiliation de la part d’un « allié ». Et il en a fait un tabac au sommet de Davos, en claquant la porte après une prise de bec avec le président Israélien Shimon Péres. En sus, Le gouvernement Turc s’est grandement rapproché des dirigeants arabes de la région en signant des accords de coopération militaire avec la Jordanie, la Syrie, l’Irak, le Qatar. Le comble, La Turquie a fait un pied de nez à Israël et à ses alliés de l’OTAN, en prônant avec force la dénucléarisation du Moyen-orient, en s’acoquinant avec le Brésil pour signer un accord avec l’Iran pour assurer l’enrichissement d’une certaine quantité d’uranium. Ainsi, la Turquie aura donné une porte de sortie à l’Iran que de grands détenteurs de l’arme nucléaire voulaient coincer. Israël n’a pas apprécié les prises de position de cet ami qui se croit trop autonome et qui semble désormais servir ses propres intérêts et qui se pose en puissance régionale et médiateur incontournable dans la crise du Proche-Orient, au grand dam des Etats Unis d’Amérique et de l’Union Européenne. La Turquie semble se remémorer ces derniers temps qu’elle fut maitre de toute la région du Moyen-Orient il y a encore un ou deux siècles et ne veut plus le mauvais rôle dans ce vaste cirque qui s’y joue depuis des décennies. Elle entend rouler pour elle-même et cela dérange beaucoup de monde. On lui ferme la porte de l’Union Européenne. Elle ne se trouve d’autre issue que de s’affirmer dans son environnement naturel oú semble-t-il elle peut mieux tirer ses marrons du feu.
Israël décide de frapper fort, avec la ratonnade du Mavi Marmara, dans l’optique de troubler la sérénité des Turcs dans la gestion de cette grande partie de poker qu’ils jouent pour refonder l’échiquier géopolitique de la région et faire perdre les pédales au gouvernement pro islamiste du parti de l’AKP qui n’a pas la maitrise totale de l’appareil militaire Turc qu’on a longtemps assimilé à un faiseur de rois.
Les conséquences de la ratonnade
La ratonnade subie par la flottille de la paix va constituer le cheval de bataille de l’équipe au pouvoir en Turquie qui se donne pour objectif de doubler les iraniens, les Syriens, les Saoudites, les Egyptiens dans le cœur des palestiniens et des arabes en général. La rue arabe est derrière les président et premier ministre Turcs Abdullah Gul et Recep Tayyip Erdogan. Et ils ne se font pas prier pour faire de violentes diatribes anti-israéliennes. Ceci dit Israël les pousse à la faute, en allant plus loin qu’ils ne le devraient. Israël pousse les dirigeants turcs à s’allier davantage avec les dirigeants de la région honnis par l’occident. L’éventail des invités du forum de la CICA (Conférence sur l’interaction et les mesures d’élaboration de la confiance en Asie) tenu en Turquie va dans ce sens. On y trouve le Russe Vladimir Poutine, l’Iranien Ahmadinejad, le Syrien Bachar El Assad, le chancelier Pakistanais Mahmoud Qureshi etc.
Mais Israël a plus à perdre en snobant son ami Turc. Il est entouré de voisins qui ne l’aiment pas. Et la ligne politique qu’il a adoptée ces dernières années ne fait que doper cette animosité. L’alliance stratégique avec la Turquie lui est d’un secours en cas de conflit ouvert avec ses voisins de la région et d’une valeur inestimable dans le cas où son aviation voudrait porter un coup dur au programme nucléaire de l’Iran, à l’instar du programme nucléaire Irakien tué dans l’œuf sous Saddam. Israël a vu venir le changement radical entrepris par la Turquie au niveau de sa politique étrangère et ce depuis l’arrivée au pouvoir du partir pro-islamiste en Turquie. Cette tendance s’est affirmée avec la nomination à la tête de la diplomatie Turque de Ahmet Davutoglu. Ce parti est très fort en Turquie. Il joue à la fois sur la carte nationaliste et religieuse. Ce sont des pragmatiques et non des fanatiques les détenteurs du pouvoir en Turquie. Il faut le savoir. Et les grosses Cylindrées de l’armée Turque le savent. Jusqu’à présent les desseins politiques de l’AKP ne les dérangent pas. Et la société civile turque se retrouve dans ce gouvernement qui fait preuve de tant de pragmatisme et de lucidité dans la gestion de la chose publique. Le gouvernement Turc avant d’entreprendre ce grand virage a d’abord détendu l’atmosphère avec la Grèce avec laquelle il a signé au fort de la crise financière un accord sur la réduction du budget de la défense. Avec la Syrie et l’Irak, la Turquie a signé des accords sur la répartition des eaux du Tigre et de l’Euphrate. Elle a tenté de résoudre par l’absurde le séculaire différend avec l’Arménie. Le règlement de l’épineuse question Kurde est assurément dans son agenda pour fermer la boucle. Elle fait la paix avec ses voisins immédiats et les voisins de ses voisins et met en place des programmes d’intégration économique pendant qu’Israel jette aux orties les accords d’Oslo et fait le vide autour de lui.
La Turquie en mettant la pression veut-elle provoquer un changement politique en Israël ? Israël mise–t-il sur la fugacité de ce gouvernement islamiste trop remuant, sur la complicité vieille de plusieurs décennies des Etats-majors des deux pays pour changer la donne en Turquie et faire jouer de nouveau à ce pays les seconds couteaux ? Joue-t-il sur un possible repli des dirigeants Turcs tancés par leurs mentors de l’Otan. Le constat : la Turquie est en train de reconquérir le cœur de ses anciens vassaux, en mettant à profit les maladresses de la politique Israélienne et occidentale dans la région. La Turquie pour l’instant a bien des cartes en main. Elle applique à bon escient la doctrine de Machiavel « les nations n’ont pas d’amis, mais des intérêts ». Il en va ainsi des relations humaines comme des relations interétatiques. Et c’est elle qui fait le jeu. La Turquie peut jouer aussi bien Israël que ses nouveaux amis arabes qui deviennent des personnages de ses cartes dans cette partie de poker qui s’annonce. La position du gouvernement Turc suite aux commotions sociopolitiques qui agitent la Syrie le démontre fort bien. Il y a une bataille rangée en perspective sur l’échiquier moyen-orientale entre la Turquie, l’ancien patron de la région et l’Arabie Séoudite. La Turquie présente le meilleur profil pour la gagner. Les récentes sorties contre Israel du Premier Ministre Turc Erdogan s’inscrivent dans cette logique. Il y a tout un timing. Qui met son épée au service de la cause Palestinienne gagne du coup le cœur des masses arabes. La Turquie serait ainsi en passe de doubler l’Iran, l’Arabie Séoudite et la Syrie de Assad en difficulté dans ce périmètre réduit du proche-orient aux tensions si fortes et reprendre la place éminente qui a été la sienne il y a un siècle. Cette fois-ci, elle le fera sans l’épée de Soliman le Magnifique, ce célèbre souverain qui a fait les beaux jours de Byzance qui a dominé pendant plus de dix siècles toute la région du proche et Moyen-Orient jusqu’aux portes d’Alger et de Carthage.
François SERANT
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