Un échange standard ?
Alors qu’un avion de plus vient de s’écraser à Goma, au Congo, on s’aperçoit que, décidément, dans certaines parties du monde, la sécurité aérienne ce n’est vraiment pas la priorité dans le pays. C’est le neuvième en moins d’un an ! Ces pays d’Afrique où on fait voler de tout, avec tout ce que l’on veut dedans. A savoir des passagers, mais aussi beaucoup d’armes. L’avion qui a raté son décollage appartenait à une firme douteuse, Hewa Bora, classée parmi les pires existantes. En grattant un peu, on découvre sans chercher trop longtemps que, sous la façade d’une entreprise de charter classique, ex-Congo Airlines, ex-Zaïre Airlines et ex-Zaïre Express, se cachent des choses moins clinquantes... Auparavant, les avions du Congo étaient surnommés « Air peut-être » en raison de leurs défaillances chroniques. Aujourd’hui, ce serait plutôt « les cercueils volants ».
A Goma, l’aéroport a été envahi par une coulée de lave, jusqu’au ras des pistes, ce qui ne facilite pas vraiment les décollages. Mais cela n’explique pas tout : c’est la vétusté et le manque d’entretien qui expliquent toutes ces catastrophes à répétition. Le chargement, aussi, qui laisse à désirer... Les avions servent à tout, en fait et certains sont à bout de fonctionnement : un jour, ils sont charters, l’autre, ils livrent... des armes. Décoller ou atterrir à Goma, de toute manière, ça reste disons... pas vraiment simple.
Victor Bout, vous vous souvenez ? C’est le moment de reparler de lui, en effet. Pour ça, il faut remonter un peu loin, dans les années 80, où un futur président des Etats-Unis croise un vieil ami de la Garde nationale, James R. Bath, qui vient juste de fonder sa compagnie d’aviation, "Skyways Aircraft Leasing". Enregistrée aux îles Caïman, un paradis fiscal déjà à l’époque. Très vite, la gestion de l’entreprise devient opaque, on la trouve bientôt sous d’autres noms tels qu’Express Park, Inc., Jim Bath & Associates, Inc., Ellington MTA, Inc., Global FBO Holdngs, Inc., and Southwest Airport Services, Inc. Ceci pour... deux avions seulement : un Gulfstream et un vieux Boeing 707-138 (B) achetés par Skyways au Sheik Abdallah Baroom, un richissime Saoudien. L’avion, immatriculé N707SK, devient par contrat la propriété non pas de Skyways, mais d’un dénommé Sheik Salem Bin Laden... Oui, le frère aîné de l’autre, disparu dans un accident d’avion à San-Antonio (Texas)... L’avion est vu à plusieurs reprises en Europe comme avion de VIP. En 1995, on le voit au Bourget. Une fois la banque derrière Skyways en liquidation, le 707 atterrit... au Congo, chez Hewa Bora (tiens tiens). Il passe des VIP au charter, ayant gardé son aménagement intérieur d’origine à peu près intact.
Entre-temps, les avions de Skyways ont beaucoup été vus au Sharjah International Airport, le fief de Victor Bout, où avaient lieu les transferts d’armes ou de drogue. Déjà, ils acheminaient d’étranges caisses, et certains avaient d’étranges destinations. Pas simplement l’Afrique, l’Amérique du Sud également. Alors que Hewa Bora avec ses 727 d’antan (les derniers modèles construits !), son DC-10 est déjà dans le collimateur des instances de vol qui l’ont mise sur liste noire, elle garde bizarrement en 2006 sa ligne Bruxelles-Kinshasa, à la surprise générale. L’armement belge a du stock à écouler.
Les avions de Bout sont partout, mais ce dernier n’est pas le seul trafiquant de la terre... en Afrique ou aux Amériques. Surtout l’un d’entre eux, qui empoisonne les relations de plusieurs pays au même titre que Victor Bout. Car n’y allons pas par quatre chemins, celui dont on parle le plus, en ce moment, c’est bien cet encombrant Viktor Bout, au passeport russe, capturé au Cambodge, sur décision américaine (c’est une surprise), et qui représente aujourd’hui en réalité une belle monnaie d’échange contre un homme détenu par les Russes depuis le 27 août dernier. Un autre homme qui, sans avoir l’envergure du précédent, ne présente pas moins un beau cas d’espèce.
L’individu s’appelle Yaïr Klein et, comme son nom l’indique, est Israélien d’origine. Il présente surtout un curriculum à faire pâlir n’importe quel espion de dimension internationale. Pris sur le fait d’une livraison d’armes, et jugé récemment à Moscou, notre sbire attend désormais qu’on veuille bien l’extrader vers... la Colombie (?), qui réclame sa tête aujourd’hui, après avoir, comme Viktor Bout, largement utilisé ses services. Israélien, mêlé à des opérations douteuses de la CIA en Colombie depuis des années, voilà un sujet... bien passionnant, dirons-nous. Effectivement !
Pour tout vous dire, Klein s’est vanté un jour "d’éliminer les Farc en six mois" (ce qu’il n’a pas réussi à faire), et représente donc un beau cas d’espèce, car son extradition demandée ressemble plutôt à une mise à l’abri qu’à autre chose. L’homme est noyé jusqu’au cou dans des opérations impliquant Etats-Unis et Colombie. Comme Bout, il a participé à des opérations douteuses sur lesquelles il sait beaucoup de choses. Comme lui, cet ancien allié devenu trop encombrant fait tache en diplomatie officielle, où les barbouzes n’existent pas, c’est bien connu. Comme lui, on ne sait qu’en faire, et il vaut mieux le récupérer avant qu’il ne parle trop, connaissant son long parcours jonché de curieux zig-zag diplomatiques. Condoleezza et Gates avaient donc été dépêchés en mars dernier à Moscou pour récupérer Klein, à la place de Bout, tout en discutant officieusement d’autre chose. Des missiles américains en Europe, officiellement. De parler jardinage, pourquoi pas, avec Poutine qui adore la nature, c’est bien connu. Pour l’instant, on n’a rien su des tractations, mais il est rare aussi qu’on s’échange les espions devant les caméras de télévision.
L’existence et surtout le rôle de Klein ont été évoqués dans le détail dans un article publié le 10 août 2007 par le journal Semana, dans lequel Manuel Santos, le ministre colombien de la Défense a officiellement reconnu que Bogota avait bien recruté Klein pour "former à l’action contre-insurrectionnelle", celle de la guerilla des Farc, bien entendu. Ceci pour rester poli. En langage diplomatique, cela signifie que Klein entraînait les milices d’extrême droite qui ont ravagé le pays pendant des années, sous prétexte de s’attaquer aux opposants communistes. Santos, à cette occasion, a eu la langue un peu trop pendue, révélant qu’une équipe de "conseillers" israéliens avaient été sélectionnés dans le cadre d’un contrat de 10 millions de dollars américains, et ce par le ministère colombien de la Défense lui-même. Les "conseillers" ont été intégrés directement au "Lancero" colombien, un centre de formation situé à Tolemaïda, au nord de Bogota, chapeauté par la CIA, via les conseillers américains issus du camp de Fort Benning, en Georgie, plus connus sous le nom "d’Ecole des Amériques".
En sont sortis de cette école assez particulière, surnommée aussi "l’école des bourreaux" un nombre impressionnant de gens connus. Et pas vraiment pour leur sagesse. Entre autres, les généraux argentins Viola, Videla et Galtieri, Augusto Pinochet, Somoza (Nicaragua), Manuel Noriega (Panama), Stroessner (Paraguay), Hugo Banzer (Bolivie) ou Carlos Humberto Romero (Salvador)... la crème de la dictature en fait !! Vladimiro Montesinos, sous le gouvernement d’Alberto Fujimori (1990-2000) au Pérou, était lui aussi un ancien excellent élève de l’Ecole, ainsi que Manuel Contreras, le directeur des services secrets de la dictature chilienne et le responsable reconnu des assassinats d’Orlando Letelier en 1976 et de Carlos Prats en 1974 ! L’école sulfureuse a dû subir au seuil de 2000 une fronde journalistique américaine, en faveur de sa fermeture : le Washington Post a en effet révélé à cette date au public américain le contenu de sept manuels sur la torture encore en usage en interne sur la base, la discréditant totalement dans les médias. La campagne perdurant, le gouvernement de W. Bush a trouvé en 2001 une parade grossière pour occulter les pratiques de ce genre : elle a changé le nom de l’école de la torture, devenue depuis "l’Institut de coopération pour la sécurité hémisphérique" (WHISEC), pour certains observateurs, "cela revenait à mettre du parfum sur des déchets toxiques". L’entraînement aux tortures y continue en réalité. En Colombie, trois militaires au pouvoir en étaient issus : le colonel Horacio Arbalaez, le major Javier Efren Benavides et le capitaine Luis Eduardo Barrero, tous trois emprisonnés en 2006 par Uribe pour avoir organisé des attentats à la bombe dans la capitale colombienne !!! Quand ils ne servent pas le pouvoir, en effet, ces militaires sortis de "l’école de la dictature", ils luttent contre lui en ne le trouvant pas assez extrémiste !!!
En réalité, la présence d’Israéliens à Bogota date d’un bon bout de temps : on s’en aperçoit en 1989, déjà, lors de la mort dans une embuscade d’un des chefs du cartel de Medellin, Jose Gonzales Rodriguez Gacha. On découvre alors, cachés dans sa villa 178 fusils mitrailleurs israéliens Galil, construits depuis sous licence en Colombie même. Selon des sources étatiques, ce sont plus de 500 de ses armes qu’avait acheté le gouvernement d’Antigua en 1988, pour les revendre à la Colombie. Selon le contrat, ces armes ne devaient en aucun cas être distribuées à d’autres que les policiers colombiens... Or, on les retrouve toutes chez les fabricants de drogue ! Un scandale énorme s’ensuit, qui mouille tout le monde et en particulier la filière bien connue de passage d’armes aux Etats-Unis, à savoir la Floride. Sont alors épinglés Klein, mais aussi deux autres Israéliens, Pinchas Shahar et Maurice R. Sarfati. Question banque, le contrat avait été bien maquillé : la BCCI (installée au Luxembourg !) aurait débloqué les crédits pour la création, officiellement, d’une ferme de melons à Antigua, dans les Caraïbes, grâce à un crédit de 2 millions de dollars... prêtés par les Etats-Unis ! Pour mémoire, la BCCI est liée au blanchiment de l’argent du trafic de cocaïne du général Noriega, le fameux "face d’ananas", et avec les grands barons de la drogue colombienne. Au point d’être surnommée la "Bank of Colombian Cocaine Industry" ! "La banque est liée à de grandes familles arabes ou pakistanaises comme : les Bin Mahfouz d’Arabie saoudite, les Gokal du Pakistan et les Gaith Pharaon d’Abou Dabi", précise Wikipédia. Des melons devenus Galil, les ressources des services secrets sont inépuisables ! Klein, déjà reparti en Israël se faire oublier, déclare pour se dédouaner que les armes étaient pour les agriculteurs pour se défendre des attaques... des Farc. L’une de ces armes fut utilisée pour l’assassinat, en 1989, de Luis Carlos Galán (fondateur du mouvement "Nuevo Liberalismo" et candidat aux élections présidentielles de 1990). Des fusils, ça sert à tout, et un pouvoir fort n’hésite jamais sur leur usage...
Klein a derrière lui un lourd passé militaire : né en 1943 dans le kibboutz Nitzanim, il s’est engagé comme volontaire parachutiste à 14 ans et est très vite devenu un responsable des "opérations spéciales" d’une unité d’élite appelée Harub, en raison de sa violence et de son cynisme : son rôle principal consistant à éliminer les anciens collaborateurs arabes suspectés d’avoir changé de camp. "J’ai liquidé des gens sans les regarder en face. Le jour suivant, ils étaient récupérés par le service de sécurité", a-t-il raconté de nombreuses années plus tard à un hebdomadaire israélien. A la fin de son service miliaire, il fonde sa société, Spearhead (Hod He’Hanitin ou Fer de lance), qui très vite se retrouve en Colombie, car c’est là qu’il y a, à l’époque (1978), de l’argent à gagner : "J’ai été en Colombie sur invitation des Etats-Unis, point barre. Tout ce que les Etats-Unis ne peuvent pas faire parce qu’il leur est interdit intervenir dans les affaires de gouvernements étrangers, ils le font, mais, bien sûr, par d’autres moyens. J’ai agi avec licence et permission en Colombie", avouera-t-il bien plus tard. Klein travaille tout de suite pour la CIA... A son arrivée, il est accueilli par le major Isauro Hernández, membre de l’organisation d’extrême droite "Tradición, Familia y Propiedad" (tout un programme !). A leur menu, ou à celui des élèves de Klein, dont Carlos Castaño, l’assassinat du gouverneur d’Antioquia, Antonio Betancur, et les massacres des paysans du Magdalena Medio.
La Colombie, mais aussi d’autres trafics juteux : Klein apparaît dans l’affaire des "Contras" en Iran, pour des transferts de drogue et d’armes au nom de... George Bush père et d’un autre Israélien, le général Revaham Ze’evi ainsi que d’Elliot Abrams : "Klein began receiving money from a U.S. State Department operation set up by Abrams to train a Panamanian ’contra’ force against Gen. Manuel Noriega in the run-up to the December 1989 invasion of Panama".
Jugé indésirable sur le territoire colombien, dès 1995, Klein est obligé de partir en Sierra Leone... où il établit aussitôt un réseau de trafic d’armes basé au Libéria, aidé par les avions de Victor Bout, et entraîne le Revolutionary United Front (RUF) opposé au gouvernement en place du Sierra Leone. Pris sur le fait, et rapidement jugé, il se réfugie en Israël en 2000. Aujourd’hui, évincé par ceux qu’il a aidés, il juge amèrement la politique d’Uribe d’intégrer les militaires au pouvoir : "C’est stupide", dira-t-il dès 2000. Et il a un peu raison : les militaires sont incontrôlables dans cette région du monde et sont bien trop à la merci de factions d’extrême droite qui ne rêvent que d’une chose : être sous les ordres d’un bon dictateur et non d’un homme élu.
Klein reparti depuis longtemps de Colombie, d’autres ont pris la relève auprès d’Uribe : Israel Ziv est l’un des "conseillers pour la sécurité du gouvernement", grâce à sa société privée récemment créée à cet effet. L’homme n’est autre que celui qui s’est chargé à plusieurs reprises d’éliminer un à un les leaders du Hamas. Efficace. En interview, il explique "to avoid ’collateral damage’ we had to develop the capability for surgical operations. A prerequisite for those operations is ’intelligence’ for targeting. We need precise information where the enemies are to hit as soon and efficient as possible. We had to develop procedures to allow the ground forces quick co-operation with aircrafts and helicopters." Raisonne alors aux oreilles de tout le monde les circonstances de la mort du second des Farc, Reyes, abattu après avoir été repéré grâce à de l’"intelligence for targeting" si bien vantée par Ziv. On en sait un peu plus aujourd’hui sur ceux qui sont à l’origine de cette affaire : le gouvernement colombien semble en réalité peser peu face à la volonté affichée des Etats-Unis et d’Israël d’en finir avec cette mouvance marxiste qui les empêche tant de faire ce qu’ils souhaitent en Amérique du Sud. A savoir, asseoir leur autorité et continuer tranquillement à contrôler les deux trafics les plus juteux, à savoir la drogue et les armes.
La Colombie a en réalité toujours été citée en exemple par les Etats-Unis pour sa... docilité :
"Colombia has been cited by U.S. ’special operations’ gurus as a shining example of ’success’. At a conference in 1983 entitled ’The Role of Special Operations in U.S. Strategy in the 1980s’, the question arose whether the U.S. had ever fully succeeded in training Third World militaries in its counterinsurgency methods. ’Special Forces activities in Colombia were cited as one of the best programs the United States has ever had. It succeeded because the ambassador directed it in an outstanding manner, and because he enlisted the support of the Colombian government at the top level. U.S. agencies cooperated effectively, and as the program developed it was turned over to the Colombians to run’."
A ce jour, la justice russe s’est accordée fort récemment un "délai de réflexion" pour la décision d’expulsion de Klein : comme par hasard, c’était durant ce délai qu’est survenue la visite impromptue de Rice et Gates, qui survenait elle-même après l’arrestation surprise de Victor Bout. Accusé, lui, d’avoir voulu vendre des armes aux Farc, et que tout le monde croisait jusqu’ici et utilisait, sans qu’on ne s’en émeuve plus que cela. Et sans que les mandats d’arrêts internationaux lancés depuis plus d’une décennie contre lui soient suivis d’effets. Alors, va t-on échanger Bout contre Klein entre Poutine, le vrai président de Russie, et W. Bush, désireux de récupérer un homme encombrant pour sa stratégie en Amérique du Sud ? Vu de l’extérieur, ça ne me paraît pas un si mauvais deal... On ne sait pas ce qu’en pensent les principaux concernés, qui doivent bien se douter qu’on pense encore un peu à eux, tant on a pu avoir recours dans le passé à leur savant savoir-faire... et à leur étonnante capacité commune à jouer les caméléons. Pendant ce temps-là, d’autres avions auront le temps de s’écraser en Afrique. Pendant l’échange, on n’arrête pas le commerce, surtout quand il est si florissant.
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