Abby Martin et le 11-Septembre : une bonne dose d’anticonformisme
La semaine dernière, les médias occidentaux se sont curieusement pris d'admiration pour une journaliste américaine faisant état de son opinion personnelle sur une chaîne russe anglophone. Probablement surpris par tant de liberté de parole, la presse s'est emparée de ce non-événement pour en faire un buzz outré sur le manque d'objectivité des médias russes. C'était sans compter sur d'autres positions que cette journaliste avait prises sur d'autres sujets, en particulier sur le 11-Septembre. Car le fond de l'histoire n'était pas tant de savoir ce qu'elle pense de la situation en Ukraine ou d'autre chose, mais de l'intégrité que se doit de garder chaque journaliste face au conformisme idéologique dans sa profession. Au lieu d'utiliser son intervention pour justifier leur propagande, les médias auraient mieux fait d'y trouver l'occasion de remettre en cause leur propre étroitesse éditoriale.
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Abby Martin n'est pas une journaliste du cru. Diplômée en science politique, elle commença à travailler pour un site d'information à San Diego avant de fonder Media Roots, une plate-forme participative de journalisme citoyen, et de rejoindre Project Censored, un projet éducationnel contre la censure dans les médias, qui publie chaque année le palmarès des 25 sujets les plus censurés ou sous-rapportés dans la presse américaine. C'est par son engagement pour le journalisme citoyen, la liberté de la presse, sa contestation des politiques américaines ou encore son soutien et sa couverture du mouvement Occupy, notamment à Oakland, qu'elle finira par être repérée par la chaîne de télévision RT, dont elle deviendra correspondante avant d'obtenir sa propre émission, intitulée Breaking the Set. Outre le fait d'être une artiste accomplie (réalisant par ailleurs l'affiche du film The Crisis of Civilization traduit en français par ReOpen911), Abby Martin a également fait partie de l'un des groupes les plus actifs du Mouvement américain pour la vérité sur le 11-Septembre en Californie.
"Je maintiens tout ce que j'ai dit et les médias n'ont rien compris." Abby Martin
Abby Martin, présentatrice de Breaking the Set sur la chaîne RT
Peu médiatisée jusque-là, c'est son émission du lundi 3 mars qui va susciter un buzz sans précédant pour la journaliste. Comme l'ont rapporté plusieurs médias français comme France 24 ou Le Figaro, Abby Martin y faisait part de ses critiques envers l'interventionnisme russe en Crimée, soulignant ainsi son "indépendance éditoriale" tout en concédant ses lacunes sur le sujet. Mais après avoir suscité l'admiration pour avoir revendiqué sa liberté de parole sur une chaîne russe, elle a rapidement subi un violent retour de flamme pour ses opinions sur le 11-Septembre, notamment sur les sites du New York Times, de Mediaite ou sur la chaîne MSNBC. En France, ce sont les sites de L'Express et d'Arrêt sur Images qui apporteront ces précisions. Ce dernier en profite même pour caser une allusion douteuse, déclarant que "peu connue en France, Abby Martin est surtout citée par des sites d'extrême-droite" s'appuyant sur un seul lien, sur un unique sujet. Cette assimilation est d'ailleurs plutôt malvenue alors que Daniel Schneidermann récusait récemment sur Canal+ ce genre d'amalgame à son encontre.
Dès le lendemain, elle déclarait en ouverture de son émission :
"Voilà le problème : je m'exprime contre les interventions militaires tous les jours dans l'émission, et j'ai dénoncé l'implication étasunienne en Ukraine dès le début, et aucun de ces commentaires n'a jamais fait de vagues dans les médias traditionnels. C'est assez triste comme observation je pense, que ma seule critique des agissements russes puisse être reprise du moment qu'elle arrange le récit convenu."
Elle cite ensuite le passage d'un article de Glenn Greenwald sur The Intercept, qui après avoir dénoncé l'hypocrisie des médias américains et déclaré qu'Abby Martin avait "remarquablement démontré [...] ce que 'l'indépendance journalistique' signifie," écrivait :
"A tous les journalistes américains et commentateurs politiques qui s'auto-congratulent : Y a-t-il eu un seul présentateur de télévision américain qui a dit quoi que ce soit de comparable à cela dans la période de préparation ou les premières phases de l'invasion américaine en Irak ?"
Le jour suivant, Abby Martin est à nouveau revenue sur le sujet, précisant que sa direction soutenait sa liberté de parole et qu'elle conservait son poste, contrairement aux journalistes mis à la porte de grands médias américains pour avoir critiqué la guerre en Irak, comme Phil Donahue et Peter Arnett, deux grandes figures du journalisme US. Ce fut aussi l'occasion de diffuser son interview par Piers Morgan sur CNN, où elle répondait aux accusations de propagande contre sa chaîne :
"Aucune différence avec n'importe quel autre grand média. On parle là de six sociétés qui contrôlent 90% de ce que les Américains voient, entendent ou lisent. La préparation de la guerre en Irak a répété exactement ce que disait le pouvoir en place. Vous pouvez appliquer les mêmes critiques à toutes les grandes chaînes. Donc je parle uniquement pour mon émission, je reste fidèle à mon sens moral, mais RT véhicule une perspective de la politique étrangère russe tout comme l'ensemble de l'appareil médiatique véhicule une perspective de l'establishment étasunien."
N'est-il pas effarant d'ailleurs d'entendre le ministre des Affaires étrangères américain John Kerry critiquer les actions russes en déclarant qu'au "XXIe siècle, vous ne vous comportez pas comme au XIXe siècle en envahissant un pays sous un prétexte fabriqué," sans que cela ne provoque l'indignation ou les railleries de la presse internationale ? De même, les médias français n'ont-ils pas été une force de propagande au service de la politique étrangère française en encourageant activement les aventures militaires auprès de l'opinion ces dernières années ?
En ce qui concerne le 11-Septembre, Abby Martin a tenu à s'expliquer et revenir sur ses propos de 2008, en répondant au Daily Banter :
"Je maintiens le fait qu'on nous a menti sur le 11-Septembre, ce que les membres de la commission concèdent eux-mêmes. Cependant, je ne crois pas qu'il s'agisse d'un complot interne et c'est embarrassant de voir des gens se qualifier de journalistes en utilisant une vidéo vieille de six ans pour me discréditer et assimiler des déclarations faites lors d'une manifestation avec le risque de perdre mon emploi en m'exprimant ouvertement sur la Crimée."
Dans le même élan, elle a précisé sa position sur 911blogger, un site de référence du Mouvement pour la vérité sur le 11-Septembre :
"Je souhaitais simplement écrire un commentaire sur la récente et médiocre campagne de diffamation contre moi à propos de mes origines radicales dans ce mouvement. Je reste fidèle à mes racines militantes et ne m'excuserai jamais de mon passé, lequel m'a conduit là où je suis aujourd'hui.
Malheureusement, des journaux tels que le New York Times, Raw Story et Mediaite ont détourné le sujet sur le fait que j'étais une "cinglée" parce que j'ai osé questionner le 11-Septembre, l'événement utilisé pour nous entraîner dans cette guerre sans fin au terrorisme. Ils ont inclus une effrayante vidéo de moi lors d'une manifestation à l'époque de la fac, tenant des propos que je ne soutiens plus maintenant.
J'ai également répondu dans une déclaration que je ne pensais pas que les attentats étaient un "complot interne." Ce langage est utilisé comme un facteur discréditant, et il est irresponsable de défendre une affirmation aussi indémontrable.
Cependant, je maintiens le fait qu'on nous a menti, comme le font de nombreux membres de familles de victimes, des officiels du gouvernement, des membres de la commission et des citoyens du monde entier. Et comme vous le savez tous, je n'ai jamais manqué de dénoncer les nombreuses incohérences du récit officiel et les dissimulations, et je continuerai à le faire sur mon plateau, où que ce soit.
Être un "chercheur de vérité" sur cette question n'a rien de honteux."
Abby Martin dans Yesterday Magazine (Photo : David Dees)
Contrairement à la pensée binaire ayant généralement cours dans les médias, Abby Martin a su montrer les nuances qui existent dans le Mouvement pour la vérité sur le 11-Septembre, interrogeant dans son émission de très nombreuses personnes sur le sujet (familles de victime, secouristes, activistes, auteurs, officiels américains, anciens membres des renseignements ou de l'armée, artistes, lanceurs d'alerte, etc.), tout en critiquant vertement les abus et le business que certains en font.
A ce jour, la majorité des médias français continuent de taire le sujet chaque fois que la version officielle est remise en cause, même s'il s'agit d'informations majeures issues de grands médias américains comme le New York Times, le Washington Times, ou le Miami Herald que nous sommes les seuls à traduire et à relayer la grande majeure partie du temps. De même, lorsque la version française du Huffington Post a diffusé la demande d'une nouvelle enquête par le sénateur Bob Graham (l'ancien président de la commission du Congrès sur le 11-Septembre), elle n'a reçu qu'un silence assourdissant dans le reste des rédactions françaises.
Cela voudrait-il dire que tous les journalistes sont convaincus par la version officielle du 11-Septembre ? Il y a fort à en douter. Mais le conformisme est aujourd'hui si pesant dans la presse française qu'elle a elle aussi des petits airs de propagande russe ou américaine, au choix. Rappelons qu'en 2008, un débat sur le 11-Septembre organisé par France 24 s'était soldé par le renvoi du directeur de la rédaction Grégoire Deniau et du rédacteur en chef Bertrand Coq, comme l'avaient noté Le Point ou Rue89. A l'époque, le Canard Enchaîné avait d'ailleurs précisé que "l’Élysée n’avait guère apprécié l’organisation de ce débat télé."
Au regard de cet épisode, chaque journaliste devrait se poser des questions sur sa propre liberté d'opinion et de parole dans sa profession, en particulier sur le 11-Septembre.
—La rédaction de ReOpen911—
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Epouvantails, autruches et perroquets — 10 ans de journalisme après le 11-Septembre
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En lien avec cet article :
- Comment le fait de travailler à Washington m'a appris que nous étions tous un peu comme RT America (en anglais), par Zaid Jilani le 6 mars 2014.
- La présentatrice de RT, Abby Martin, condamne l'intrusion russe en Crimée — sur RT (en anglais), par Glenn Greenwald sur The Intercept le 4 mars 2014.
- La France recule au classement RSF sur la liberté de la presse, par Le Monde le 12 février 2014.
- Gérald Bronner ou le côté obscur de la sociologie, par la Rédaction de ReOpen911 le 28 mars 2013.
- Caroline Fourest, de l'obsession à la malhonnêteté journalistique, par la Rédaction de ReOpen911 le 5 mars 2013.
- Le Monde censure le Blog de ReOpen911, par la Rédaction de ReOpen911 le 23 janvier 2013.
- Les médias et le 11/9 en 2009 / 2010 : entre intérêt prudent et diffamation facile, par Bluerider sur ReOpen911 le 14 février 2010.
- Mediapart dans l'impasse du 11-Septembre, par Sébastien Durrbach sur ReOpen911 le 22 août 2012.
- Y a-t-il des journalistes en 2012 ?, par Lalo Vespera sur ReOpen911 le 16 janvier 2012.
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