Cultures(s) numérique(s) : l’uniformité n’est pas une fatalité
L’intrusion massive du Net dans les échanges, la vie culturelle ou encore l’éducation a fait voler en éclat bien des références. Tout, tout de suite pour tout le monde, a-t-on été tenté de penser aux débuts de la Toile, en faisant fi des circuits traditionnels de transmission du savoir. Mais les acteurs des supports traditionnels, qu’ils soient enseignants, chercheurs ou encore éditeurs de livre et de musique, ont vite pris la mesure des limites du tout numérique.
Depuis cinq ans, c’est devenu un rituel. Dès qu’elle sent qu’elle a pris la mesure de sa classe, Marie-Anne, qui enseigne en grande banlieue parisienne, donne à ses élèves de seconde un sujet d’exposé. Thème banal, courant. Peu ou pas d’indications méthodologiques. Une seule contrainte : il faut que le sujet puisse être présenté en dix minutes maximum. Inexorable, Marie-Anne coupe la parole aux trop bavards, à ceux qui ont mal calibré leur temps d’intervention. « Ce petit exercice est très intéressant, observe le professeur de lettre chevronné. Les jeunes ont tous suivi la même démarche et avancent tous les mêmes références. C’est le règne de l’uniformisation, de la standardisation. En réalité, j’entends peu ou prou vingt cinq fois le même exposé…même si tous les ans j’ai une bonne surprise : un élève a vraiment fait preuve d’une démarche originale, d’une pensée inédite et personnelle ».
Pas moins doués, pas moins curieux que les autres jeunes gens de leur génération, les élèves de Marie-Anne ont juste cédé à la terrible tentation de la facilité. Un thème de travail donné ? Trois clics plus tard et après un détour obligé sur Wikipédia, l’exposé est fait, formaté, construit et nourri selon les seules premières occurrences de référencement des sites. « On pourrait juger que c’est navrant. Pas moi, remarque Marie-Anne. C’est au contraire pour mes élèves, quand je les place devant cette réalité une prise de conscience violente mais porteuse de potentiels. Du coup, tout au long de l’année scolaire, ils ont à cœur de me proposer des sujets originaux. Et certains s’imposent une contrainte supplémentaire : travailler sur des recherches, sans le net, juste en prenant le support de l’imprimé ».
Au delà de l’anecdote révélatrice, c’est probablement le paradoxe inattendu de la révolution numérique. Jamais les sources d’information n’ont été si nombreuses, si variées, si faciles d’accès. Et jamais le sentiment d’affadissement de la diversité culturelle n’aura été si fortement perçu, non seulement par les enseignants mais aussi par tous les professionnels chargés à un titre ou à un autre de diffuser le savoir.
Notre monde est devenu tout petit, accessible, ou presque, à tous : s’uniformiserait-il au lieu de s’enrichir ?
Réponse rapide et pessimiste : oui. Le monde entier aime les mêmes chanteurs, les mêmes groupes musicaux. Les mêmes livres sont lus par tous et partout. Dans les grandes capitales, trois ou quatre expositions drainent l’ensemble des visiteurs. Bref, quelques produits, à l’ère où le bien culturel est pensé et vendu comme une marchandise quelconque, monopolisent le succès et l’audience ; ils génèrent des profits qui asséchent ainsi le marché de la création à leur seul profit.
Vision inexacte avancent certains en rappelant que le phénomène de « standardisation de la pensée » est contemporain du développement de la télévision : faut il rappeler qu’à la suite de son passage à Apostrophes, le philosophe Wladimir Jankélévitch, déjà octogénaire, vendit en une semaine plus que durant tout le reste de sa vie ? Magie du petit écran qui, en quelques minutes, le rendit audible au plus grand nombre et d’un coup, incontournable…
Vision à court terme, inutilement alarmiste, avancent d’autres. Défenseur d’un développement qui conjugue à équité « politique de l’homme et civilisation », Edgar Morin propose une autre lecture des conséquences de la mondialisation : « il est remarquable, écrit le sociologue-antropologue dans une tribune pour Synergies, que les formidables machines culturelles (…) animées par le profit et organisées selon une division quasi industrielle du travail aient pu produire autre chose que des œuvres médiocres et conformistes. Il y eut et il y a de la créativité ».
Les nouvelles technologies seraient selon cet incorrigible optimiste source de diversité. Elles n’auraient pas vocation à rendre obsolète le « vieux patrimoine », mais au contraire à le valoriser. Une analyse que reprend Arnaud Nourry, patron d’Hachette Livre, qui depuis dix ans fait dans le secteur du livre le pari de la complémentarité et de l’enrichissement. Fort de près de 15 000 nouveautés éditées chaque année, le deuxième éditeur mondial souligne fort opportunément que parce que quelques locomotives entraînent le groupe, celui-ci garde les moyens de mener à bien son métier de dénicheur de talents et de proposer un catalogue diversifié, capable de répondre aux attentes des esprits les plus curieux. C’est parce qu’ils sont adossés à l’énergie et profitent des synergies d’un groupe, que des maisons d’édition aussi dissemblables qu’Entre Deux Terres, dénicheur de nouvelles plumes, Harlequin, figure historique du roman sentimental, ou Grasset , éternel abonné aux plus prestigieux prix littéraires et grand pourvoyeur de littérature de plage, peuvent cohabiter et prospérer.
Même chose dans le domaine de la musique : Sony music, animateur de multiples labels, garde dans son giron aussi bien les grands chanteurs populaires que les ténors plus confidentiels du jazz ou de la musique classique. Un seul exemple : sa filiale Arista « signe » Indochine, gros vendeur de disque et à la forte notoriété, mais aussi Griefjoy, élu talent 2011 par les auditeurs de Deezer.
Le cinéma, avec peut-être moins de réussite tente lui aussi d’apprivoiser les nouvelles données du marché. En proposant la Video à la demande (VOD), il parvient à donner une deuxième vie à des films qui n’ont pas trouvé leur public. Le raisonnement vaut pour tous les secteurs de la culture et réserve parfois de belles surprises – avec notoriété et gains à l’appui. Loin d’être un facteur d’uniformisation, c’est peut être justement la dimension des géants du secteur de la culture qui leur permettra d’être les garants de cette diversité.
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