Des Mass Media aux Media des Masses
"Les citoyens sont en train d’inventer une nouvelle démocratie,
non pas une « E-démocratie » caractérisée
par le vote à distance via internet, mais une vraie démocratie
de la communication. Cette nouvelle démocratie, qui s’appuie
sur les « media des masses », émerge spontanément,
dynamisée par les dernières technologies de l’information
et de la communication auxquelles sont associés de nouveaux
modèles économiques. Ni les media traditionnels, ni
les politiques, n’en comprennent véritablement les enjeux.
Les media des masses, seuls véritables media démocratiques,
vont radicalement modifier la relation entre le politique et le
citoyen et, par voie de conséquences, avoir des impacts considérables
dans les champs culturel, social et politique. Je pense que les
internautes commencent seulement à réaliser à
quel point le Net du futur va leur permettre d’exercer leur pouvoir,
si tant est qu’ils parviennent à se montrer solidaires et
organisés...". Joël
de Rosnay*, Conseiller du Président de la Cité
des Sciences et de l’Industrie de la Villette et Président
exécutif de Biotics
International, membre du comité éditorial d’AgoraVox.
Pour illustrer cette interview, il est intéressant de visionner ce « reportage prospectif daté de 2014 » , qui synthétise avec humour le chemin qui va nous mener à la fin des médias traditionnels pour aboutir à des fils d’informations automatiques, personnalisés, reconstitués à partir d’une multitude de témoignages mis en ligne par les internautes du monde entier (Epic - Museum of Media History).
Véronique
Anger : Quelle distinction établissez-vous entre mass media
et media des masses ?
Joël de Rosnay : La
communication de masse existe depuis l’Antiquité. Dans la
Grèce Antique, l’Agora était la place publique où
se réunissaient les tribuns et la foule pour débattre
et faire du commerce. Aux XVème et XVIème siècles,
avec l’essor de l’imprimerie, apparaît la " diffusion
de masse ". C’est une véritable révolution. Pour
la première fois, un document peut être imprimé
et reproduit à des milliers, voire à des dizaines
de milliers d’exemplaires(1) et la population peut en prendre connaissance
sans être obligée de se rassembler dans un même
lieu, au même moment. Le premier vrai « mass media »
sera le journal.
Après l’écrit (avec le journal, le magazine, le livre...)
apparaît le son, avec la radiodiffusion. Désormais,
l’individu a la possibilité de parler et d’être entendu
« en direct », mais à distance. Un peu plus tard,
grâce aux enregistrements, il pourra même être
écouté « en différé », c’est-à-dire
en dehors du temps et de l’espace. C’est un changement fondamental.
Arrive ensuite l’image. La télévision fait totalement
exploser cette notion de communication (1VT : diffusion pyramidale
ou « top-down ». Cf le Nota en fin de texte). Depuis les
années 50 jusqu’à aujourd’hui, la télé
a fait émerger une sorte de " communauté mondiale
" que nous appelons l’opinion publique. Les téléspectateurs
peuvent partager une même émotion (la mort de Kennedy,
les attentats du 11 septembre, la mort du pape, le tsunami en Asie
du Sud-Est...) au même moment devant des images diffusées
en direct sur les chaînes de télé du monde entier.
Enfin, après l’imprimerie, la radio et la télévision,
une quatrième grande révolution voit le jour au milieu
des années 90 : c’est la révolution Internet.
A la différence des précédents, ce media ne
se contente pas de communiquer vers les masses. C’est un "
double media " (TVT) qui permet de recevoir et d’émettre
de l’information : les utilisateurs peuvent s’écrire, créer
de l’information, en donner, en vendre ou en acheter.
Internet succède aux deux modes de communication traditionnels.
Le premier, que j’appelle « le guichet », (1V1) a été
inventé pour permettre à l’administration (SNCF, Sécurité
sociale, Trésor public,...) et aux citoyens " usagers
" de se rencontrer.
Le deuxième mode de communication, l’image, révolutionnaire
en son temps, est un mode de diffusion pyramidal. Du haut de la
pyramide, quelques uns (les chaînes de télévision,
les radios, les éditeurs de journaux,...) s’adressent à
des milliers ou à des millions de gens. C’est le fameux 1vT
(top-down) caractéristique de l’évolution de ces cinquante
dernières années. Avec l’internet, un troisième
mode de communication apparaît : le « TVT », "
tous vers tous « ou » de groupes à groupes ",
(en anglais « many to many », « number to number »,
N2N). Les utilisateurs peuvent transmettre de l’information à
travers leur site web, un Blog(2) ou un Vlog(3). Ils décideront
d’agir soit de manière subversive (par exemple en bloquant
un site pendant quelques heures -l’attaque contre Yahoo en 2000
est un cas d’école- ou en propageant un virus du type "
I love you ") soit de façon constructive, par exemple
en participant en direct (grâce à une webcam) à
des émissions de télé, de radio, ou à
des « chats »(4). Avec Internet, la règle du jeu
change complètement. Face aux pouvoirs publics et privés
apparaît un véritable pouvoir citoyen. Internet est
le media des masses par excellence.
VA : La multiplication des blogs est-elle
le symptôme de l’émergence d’un véritable contre-pouvoir
citoyen face aux pouvoirs traditionnels (institutionnels, économiques,
politiques...) en place ?
JdR :
Face aux détenteurs
des vecteurs de la diffusion pyramidale, que j’appelle les "
vectorialistes « (les » majors " de la musique, les
grandes chaînes de TV, les grands éditeurs de journaux)
qui veulent continuer à nous obliger à passer sous
leurs fourches caudines, nous observons effectivement la montée
en puissance de groupes (de consommateurs, de passionnés,
de lobbies divers,...) capables de se connecter massivement et avec
une réactivité immédiate. Ces groupes que l’on
appelle les « Pro-Ams » (" professionnels amateurs
") disposent d’outils de pouvoir (que les anglo-saxons nomment
« empowerment tools », c’est-à-dire, conférant
de la puissance et de la sélectivité au consommateur.
Les pro-ams commencent à inquiéter les modèles
économiques classiques (reposant sur la gestion de la rareté
de l’énergie et des biens matériels) en inventant
un rapport de force et un nouveau pouvoir susceptibles de contrebalancer
le pouvoir traditionnel jusque là sans partage des "
vectorialistes ".
Tous ces « empowerment tools » qui emportent l’adhésion
(les « killer Applications » ou « KillerAps »)
: le courrier électronique (même si l’email a été
détourné à des fins marketing) ; le SMS (qui
doit son succès aux ados) ; la Messagerie Instantanée
(ou « IM », comme MSN par exemple) et le « chat »,
ont été inventés par les utilisateurs. Si l’IM
est aujourd’hui de plus en plus utilisée dans les entreprises,
personne n’y croyait à l’origine. Hormis les ados... Le P2P
(« Peer2Peer » ou de " particulier à particulier
") est utilisé pour échanger de la musique (avec
" iTunes
" par exemple, l’internaute peut télécharger
de la musique et écouter sa propre compilation sur son iPod
(baladeur MP3) ou sur son lecteur CD) ou de la vidéo et,
bientôt, du savoir-faire et de l’expertise. Le VOIP avec Skype
(« voice over IP ». En français "la voix sur
IP" -pour Internet Protocol-). Skype est un système
de téléphonie mondiale gratuit qui utilise la technologie
P2P pour permettre aux utilisateurs qui ont téléchargé
le logiciel de se parler via leur PC. La voix est transformée
en MP3, donc d’excellente qualité, ce qui n’est pas le cas
avec Net2Phone ou MSN Phone. De même, tout ce que nous appelons
le « people to people » ou le " social networking
", c’est-à-dire tous les outils de mise en contact des
gens pour se rencontrer, se marier ou tout simplement pour se parler,
se découvrir des affinités, adhérer à
des valeurs communes et créer des groupes, des clubs.
VA
: Comment les « vectorialistes » peuvent-ils contrer le
pouvoir des pro-ams ?
JdR :
Puisque
dans le mode TVT (« Many 2 Many ») les modèles
économiques traditionnels ne s’appliquent plus, la gestion
de la rareté va se transformer en un modèle économique
de pouvoir qui revient à créer de la rareté
pour pouvoir générer du profit. Aujourd’hui, nous
retrouvons cette création de la rareté dans de nombreux
domaines. Ce sont les vectorialistes qui réclament des mesures
juridiques à l’encontre des internautes qui téléchargent
gratuitement de la musique sur internet. Cela pour forcer les utilisateurs
à passer par les majors incontournables de la musique.
Comme l’exprime très bien Michel
Serres : nos sociétés modernes sont " des
sociétés de la mise en scène de la peur ".
Et cette mise en scène profite au politique, au médiatique
et au juridique, qui ont besoin pour exister de se nourrir de la
peur permanente des gens (du terrorisme, des catastrophes écologiques,
de l’insécurité, des émigrés, du chômage,
de la pédophilie, des prostituées,...). Ainsi, la
gestion de la rareté va de pair avec la gestion de la peur.
Toutes ces peurs, alimentées quotidiennement par les journaux
télévisés, servent à faire pression
sur les citoyens pour les obliger à passer sous les fourches
caudines des vectorialistes et leur faire accepter des contraintes
de plus en plus sécuritaires.
Toutefois, depuis quelques temps, le paysage est en train de changer.
Le public croit de moins en moins aux passages obligés des
vectorialistes et fait de moins en moins confiance aux journalistes
traditionnels. Chaque jour, des journaux multimedia en ligne, les
« Citizen journal » (ou « journaux citoyens »)
se créent un peu partout sur la planète. De plus en
plus de sites web et de blogs proposent aux internautes d’écrire
leurs propres articles et, ainsi, de faire concurrence aux journalistes
professionnels. La gestion de la rareté est progressivement
remise en cause par la « gestion de l’abondance ».
« Abondance », un mot particulièrement difficile
à prononcer dans un monde où soixante pour cent de
la population des pays en développement vit au-dessous du
seuil de pauvreté(5). J’emploie cette notion pour signifier
que nous sommes entrés, avec la société de
l’information, dans l’ère de l’abondance numérique.
Si l’ère de la société de l’énergie
est fondée sur le « zero sum game » de la théorie
des jeux (si je donne mon argent ou un bien matériel,
je le perds) l’ère de la société de l’information
repose sur la circulation de flux numériques (images, textes,
sons, monnaies,...). C’est le « non zero sum game ». Selon
la théorie des jeux : ce que j’ai, je le garde toujours.
Dans ce système, l’internaute qui enregistre une musique
peut créer de la valeur ajoutée. C’est d’ailleurs
ce que vous allez faire en diffusant cet entretien sur votre site
web : vous apportez une valeur ajoutée à vos Di@logues
Stratégiques, et moi je possède toujours mon information.
La valeur ajoutée classique se crée de manière
linéaire : un produit brut se transforme en produit semi
fini, puis en produit fini. Dans la société de l’information,
non seulement le numérique ne se perd pas, mais sa vie se
poursuit. Dupliquer du numérique coûte zéro.
La valeur ajoutée est énorme dès le moment
où se crée une synergie entre plusieurs niches et
entre plusieurs effets qui se cumulent, s’amplifient, ou s’auto-catalysent.
VA
: L’ère de l’abondance numérique
peut signifier plus de démocratie... ou plus de désordre
?
JdR : Les
citoyens sont en train d’inventer une nouvelle démocratie,
non pas une « E-démocratie » caractérisée
par le vote à distance via internet, mais une vraie démocratie
de la communication. Cette nouvelle démocratie, qui s’appuie
sur les « media des masses », émerge spontanément,
dynamisée par les dernières technologies de l’information
et de la communication auxquelles sont associés de nouveaux
modèles économiques. Ni les vectorialistes traditionnels,
ni les politiques, n’en comprennent véritablement les enjeux.
Avec ses 35 millions d’utilisateurs dans le monde, " Skype
" incarne l’un de ces nouveaux modèles économiques.
Non seulement, Skype gagne de l’argent, mais en plus je fais le
pari qu’elle ne va pas tarder à être cotée en
Bourse... Comme Amazon, Yahoo, Google ou Netscape à l’origine,
Skype est porté par une vague de jeunes utilisateurs et "
surfe sur le flux ".
Le flux créé par la gratuité est tel qu’il
suffit à la société de prélever quelques
cents d’euro sur des fonctionnalités auxquelles les utilisateurs
sont attachés. L’utilisateur paie en temps réel de
nombreux petits avantages personnalisés, par exemple : ne
pas figurer dans l’annuaire ; pratiquer la téléconférence
à plus de six personnes (ce service est gratuit en audio
jusqu’à un certain nombre de participants) ou, bientôt,
en visionconférence avec une webcam, etc. Le fournisseur
récolte ainsi quelques cents multipliés par des dizaines
de millions d’usagers... C’est en cela que consiste le principe
de création de valeur ajoutée par synergie de niches
et l’effet multiplicateur des flux d’usages personnalisés.
C’est aussi la base de la " nouvelle nouvelle économie
« , la » new new economy ", dont nous reparlerons.
De nombreuses start-up des media des masses sont fondées
sur cette idée. Par exemple, la société « Cybion »
lance -et j’y participe- « AgoraVox.fr »
(ou AgoraVox.com) un "journal
citoyen" en ligne exclusivement écrit par les lecteurs.
Toutes les rubriques habituelles (santé, sciences, technologie,
éducation, politique, étranger,...) sont présentes.
VA
: Au-delà des modèles économiques traditionnels
de la rareté (de l’énergie et des biens matériels)
une économie de l’abondance, fondée sur le numérique,
permet ainsi aux utilisateurs de gagner de l’argent...
JdR : C’est
le principe de « l’économie de la gratuité »
: Il suffit de surfer le flux en ajoutant à ce flux de nombreux
petits services personnalisés que les utilisateurs accepteront
de payer. Toute la création collective (en particulier le
« logiciel libre » actuellement au coeur d’une bataille
juridique(6)) repose sur cette idée simple.
Qu’il s’agisse du texte, du son, de l’image ou de l’expertise, les
media des masses ont déjà commencé à
contrebalancer les modèles économiques classiques
en faisant émerger de nouveaux modèles. Sur un plan
technologique les media traditionnels sont en train de se faire
dépasser par les media des masses en pleine explosion. Face
au texte « traditionnel » : les « Blogs » ;
« Wiki(7) »
et autres « Citizen journal » (ou journaux citoyens) permettent
de faire remonter l’information TVT (tous vers tous) et de court-circuiter
les vectorialistes. Le plus connu des wiki est l’encyclopédie
« Wikipedia » (un million
d’articles sur tous les sujets, rédigés à l’échelle
planétaire et en trente six langues). Parallèlement
aux wikis du Net, les wikis de l’intranet se multiplient. Des entreprises
créent des wikis professionnels pour permettre à leur
personnel de contribuer à une banque de ressources utilisable
par tous les salariés ayant accès à l’intranet.
Les journaux citoyens tels que AgoraVox(8) en France, ou "OhMyNews
" en Corée connaissent un succès surprenant.
Les « blogueurs » (qui contribuent indifféremment à un blog, à un wiki ou à un citizen journal) sont des internautes passionnés par un sujet et souvent mieux informés (ou plus tôt) que les journalistes. Il arrive d’ailleurs que certaines « news » soient reprises par de grands medias traditionnels comme Le Monde ou CNN..
VA
: Comment peut-on être assuré
de la la fiabilité et de la qualité de ces media des
masses ?
JdR : Un
système de validation pyramidal garantit la qualité
des wiki
et des « citizen journal » sérieux. Des "
agents intelligents " et les moteurs de recherche dispatchent
automatiquement le flot d’articles proposés, après
les avoir indexés par mots-clés, vers les boîtes
mails des « éditeurs » répartis dans plusieurs
pays. Un éditeur étant un spécialiste d’un
sujet donné, un « pro-am » légitime (numismates,
philatélistes, ornithologues... tous les sujets sont possibles)
accepté par un groupe composé d’une centaine de membres.
Cet éditeur pro-am pourra valider, corriger ou réorienter
le texte vers un autre éditeur si nécessaire. Grâce
à ces nouveaux media des masses, une nouvelle expression
citoyenne est en train de voir le jour et, comme toujours, le meilleur
et le pire se côtoient..
VA
: On entend de plus en plus parler de ces nouvelles technologies
(le podcasting, la P2P TV, l’ultra large bande, etc) concurrentes
des systèmes de diffusion (radio ou télé) traditionnels.
Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
JdR :
Face
au son tel que nous le connaissons dans le modèle classique,
le « podcasting(9) »
explose. Avec le SDR (Software Defined Radio) une technique révolutionnaire
qui permet désormais à tout objet électronique
de devenir récepteur radio (lecteur DVD, gameboy, magnétoscope,
télé, téléphone,...) il est possible
de transférer en P2P depuis son PC ou son iPod une émission
diffusée sur n’importe quelle radio FM après l’avoir
transformée en MP3. N’importe qui peut ainsi imaginer son
programme audio personnel et le réémettre librement
sur internet. Nul besoin d’avoir une fréquence attribuée
par les autorités de régulation des télécommunications
pour émettre...
Comme pour la réémission des flux radio, il sera bientôt possible, à partirde son ordinateur personnel, detransférer
sur le Net des émissions de télé. Grâce
au système développé par Guido
Ciburski(cf. " CyberSky.com
") les internautes vont pouvoir créer leurs propres
images et les diffuser gratuitement en " P2P
TV « ( » peer 2 peer TV « ) avec » BitTorrent
", un logiciel téléchargeable gratuitement sur
le net. Comme pour la musique, ou le son avec Skype, chaque PC est
le relais d’autres ordinateurs connectés en réseau
et réalise un double travail : re-router le flux touten améliorant la qualité. Avec BitTorrent, plus vous
« downloadez », plus vous êtes un " uploader
". En français : chaque personne qui télécharge
devient lui-même un site miroir de téléchargement
pour un autre uploader. Ainsi, plus les internautes seront nombreux
à télécharger, plus l’opération s’effectuera
rapidement. C’est le " système des vases communicants
numériques " en quelque sorte.
La télé numérique fonctionnera sur ce même
principe. N’importe quel PC ou PDA (assistants personnels) possèdera
des capacités de retranscription. L’image qui apparaîtra
sur ces petits écrans pourra être retransmise sur un
écran plus grand et plus confortable au moyen d’une toute
nouvelle technologie sans fil, " l’Ultra
Wide Band " (UWB).
Imaginons une convergence entre RSS-Fi (Real Simple Syndication(10)),
wiki, P2P TV et BitTorrent. A chaque fois qu’une émission
nouvelle est signalée, l’abonné aux chaînes
de télévision pro-am est averti par le système
RSS. Des « agents intelligents » se connectent automatiquement
et enregistrent sur un disque dur les émissions qu’ils sont
allés glaner aux quatre coins du monde. Dans le même
esprit que les blogs, vlogs, wiki, citizen journal et autres podcasting,
une télé de media des masses va apparaître.
Le dernier aspect des mass media traditionnels est lié à
la publicité. Alors que la tendance dans la société
de l’information est à la publicité personnalisée,
niche par niche, marché par marché (ou " nano
advertising "), la publicité continue à se faire
de manière pyramidale dans la société de l’énergie.
Toutefois, les annonceurs commencent à s’apercevoir que la
montée des media de masse (blogs, vlogs, wiki, citizen journal,
pages web personnelles, podcasting,...) correspond à des
niches de marchés spécifiques (les amateurs de tel
style de musique, de tel type de voyage, de tel ou tel sport,...)
et découvrent que les messages publicitaires très
ciblés sont plus efficaces que les campagnes massives de
publicité non différenciée... La publicité
est en train de se déplacer des mass media traditionnels
vers les media des masses.
Il y a quelques mois, le président d’une des plus grandes
chaînes de télévision française a déclaré
que le métier de la télévision consistait à
envoyer des téléspectateurs vers des annonceurs et
non des contenus vers des téléspectateurs... En d’autres
termes, les annonceurs priment sur les téléspectateurs
de plus en plus « captifs » ; d’où les programmes
de bas niveau, comme ces émissions à comptes à
rebours régulièrement diffusées sur TF1 ou
M6. Je pense que cette télévision là est en
train de mourir.
Je pense également que les mass media et leur modèle
économique traditionnel -avec son système pervers,
la peur et la création de la rareté- sont chaque jour
un peu plus ébranlés par les media des masses fondés
sur la notion d’abondance et sur le flux permanent des connexions
et des relations.
VA
: Face à cette déferlante, que va-t-il rester aux
majors ?
JdR :
Les
majors fourbissent leurs armes et opposent une résistance
farouche, par exemple en poursuivant devant les tribunaux les internautes
téléchargeant illégalement de la musique sur
leur PC. La répression dans ce domaine a montré ses
limites. Je pense que c’est un combat d’arrière garde. Les
majors tentent d’imposer leurs standards, suivant en cela l’exemple
de Bill Gates qui a contraint les utilisateurs de PC à utiliser
les standards Microsoft. Mais les standards séduisent de
moins en moins les internautes qui leur préfèrent
des systèmes ouverts comme IP, Wi-Fi (Wireless
Fidelity) ou WiMax(11)
(Worldwide interoperability for Microwave Access, qui élargit
la zone de diffusion des réseaux Wi-Fi à plusieurs
dizaines de kilomètres) même
s’ils sont parfois moins performants.
L’encryptage est un autre moyen de lutte. Toutefois, même
si certains encryptages sont extrêmement complexes, il existera
toujours des hackers pour casser les codes et entrer dans les systèmes...
C’est la guerre du glaive et du bouclier. Enfin, les majors essaient
de rendre les utilisateurs « dépendants ». C’est
bien dans ce but qu’il est devenu beaucoup plus facile d’installer
un logiciel (et pas seulement un logiciel Microsoft) que de le désinstaller...
VA
: Dans ce contexte, comment les régulateurs peuvent-ils se
situer ?
JdR :
La
régulation ne pourra plus s’effectuer du haut de la pyramide
vers le bas. Plus personne, en effet, n’acceptera que des technocrates
basés à Bruxelles ou ailleurs décident seuls
dans leur coin. Si les communications " tous vers tous "
se sont si rapidement développées sur le réseau,
c’est bien le signe que les utilisateurs refusent le dictat de quelques
uns.
On pourrait imaginer une autorégulation ou une " co-régulation
citoyenne ", mais je pense qu’il encore trop tôt. Je
crois que les utilisateurs ne sont pas prêts. Les citoyens
n’ont pas encore réellement pris conscience qu’en s’unissant
avec cohérence et intelligence, ils pourraient créer
un contre pouvoir ou une " intelligence collective ".
Pour le moment, l’expression de cette intelligence collective se
limite à descendre dans la rue avec sa caméra vidéo
ou des caméras de télévision, ou à des
manifestations spontanées telles que celles étudiées
par le spécialiste des implications sociologiques des nouvelles
technologies, Howard Rheingold(12), dans son livre " Smart
Mobs ". Je pense que les internautes commencent seulement
à réaliser à quel point le Net du futur va
leur permettre d’exercer leur pouvoir, si tant est qu’ils parviennent
à se montrer solidaires et organisés... Les media
des masses, seuls véritables media démocratiques,
vont radicalement modifier la relation entre le politique et le
citoyen et, par voie de conséquences, avoir des impacts considérables
dans les champs culturel, social et politique.
Je crois que le bras de fer est en train de basculer en faveur des citoyens, mais je ne peux pas présumer de la victoire des media des masses sur les mass media. En revanche, mon rôle d’observateur des tendances technologiques et de la convergence des technologies entre elles, m’incline à remarquer des signaux forts auxquels, en général, nous ne sommes pas suffisamment attentifs car ils ne s’intègrent pas dans les modèles économiques et politiques auxquels nous sommes habitués.
VA
: Votre vision de l’ère de l’information est résolument
optimiste. Pensez-vous que les bénéfices à
venir (plus de communication, plus de démocratie,...) vont
occulter les aspects négatifs de l’ère de l’information
(le piratage, les virus, l’atteinte à la vie privée,...)
?
JdR :
J’aurais
pu, bien sûr, dresser un panorama entièrement négatif
et présenter le versant obscur de la mutation que nous sommes
en train de vivre. En effet plus la personnalisation (des services,
des biens, des goûts,...) sera grande, plus le risque d’atteinte
à la vie privée sera fort. Plus il y aura de téléphones
ou de PDA connectés, plus la localisation géographique
se développera. Plus nous effectuerons de transactions, plus
les attaques de hackers, de virus, les vols de numéros de
cartes de crédit, les spams,... seront nombreux. En tant
que communicateur scientifique, je me place délibérément
du côté de la construction plutôt que de la destruction.
J’essaie d’indiquer des pistes et d’aider les citoyens à
construire leur avenir plutôt que de subir les événements.
Je pense que nous sommes tous co-responsables de notre avenir. A
nous d’arbitrer en permanence. Pour réussir cette co-régulation
citoyenne, nous devons évoluer vers des valeurs positives
pour l’humanité et nous entendre sur le sens du mot "
positif ". Et cela ne signifie pas seulement : plus de croissance
économique. Sur ce point, je rejoins Patrick
Viveret qui nous incite à "grandir
en humanité plutôt que grandir en économie".
NOTA : Les formules suivantes : 1V1, 1VT, TVT, TV1 signifient respectivement : " un vers un ", " un vers tous ", " tous vers tous ", et " tous vers un " et, en anglais : 121, 12N, N2N, N21 ; c’est-à-dire respectivement : " One to one ", " One to many ", " many to many " et " many to one ".
*Docteur
ès Sciences, spécialiste des technologies avancées
et des applications de la théorie des systèmes, Joël
de Rosnay est Conseiller du Président de la Cité
des Sciences et de l’Industrie de la Villette et Président
exécutif de Biotics
International. Cet ex-chercheur et enseignant du Massachussetts
Institute of Technology (MIT) a été Directeur
des Applications de la Recherche à l’Institut
Pasteur. Par ailleurs, il a écrit de nombreux livres
de vulgarisation scientifique dont : " La
plus belle histoire du monde " avec Yves
Coppens, Hubert
Reeves et Dominique Simonnet (96), " L’homme
symbiotique, regards sur le troisième millénaire
" (Seuil. 95), " L’aventure
du vivant " (88), " Le
cerveau planétaire " (86), " La
malbouffe " (79), " Le
macroscope " (75). Biographie.
Visitez son site : Le
Carrefour du Futur.
Lire aussi ses interviews précédentes : " Parce que le monde et les temps changent " (avec Edgar Morin et René Passet. Juin 2002) ; " Le E-learning, un enjeu majeur de l’internet du futur " (mars 2001).
(1)
Depuis
la "Bible de Gutenberg"
tirée à quelques dizaines d’exemplaires en 1455, on
estime, 50 ans plus tard entre quinze à vingt millions le
nombre de livres imprimés dans toute l’Europe. Plus d’infos
sur : http://www.herodote.net/14680203.htm.
Ce premier livre imprimé à quelques dizaines d’exemplaires
recueille un succès immédiat. Il est suivi de beaucoup
d’autres ouvrages et le procédé de Gutenberg se diffuse
à très grande vitesse dans toute l’Europe (on ne peut
s’empêcher de comparer ce succès à celui de
l’internet)
(2)
Blog ou " web-log " : site web permettant à
d’autres personnes de se connecter (" log "). Tous les
abonnés à un blog sont reliés entre eux par
le logiciel RSS-Fi
(Real Simple Syndication). Ce système collectif permet d’avertir
les abonnés en temps réel dès qu’une mise à
jour est effectuée
(3) Vlog ou " video blog "
(4) Discussions " en ligne
(5) En France, le Conseil de l’emploi, des Revenus et
de la Cohésion sociale estime à un million le nombre
d’enfants vivant au-dessous du seuil de la pauvreté
(6) Ces pouvoirs qui s’affrontent sont très parfaitement
décrits par Philippe
Aigrain dans son livre " Cause commune " et Valérie
Peugeot dans ses articles pour l’association VECAM.
Lire aussi : " Brevets,
industrie et recherche du point de vue du développement
" (P. Aigrain) et " La
coopération, levier de la création individuelle à
l’ère du numérique " (V. Peugeot)
(7) Wiki, " Vite ! Vite ! " en Hawaïen
: site Web dont tout visiteur peut modifier les pages à volonté
(8) En beta test jusqu’au 15 mai 2005
(9) Podcasting : composé des mots iPod , webcasting
, et broadcasting. Visiter le site Arte-Radio.com
(10) RSS-Fi
: système collectif permettant d’avertir les abonnés
en temps réel dès qu’une mise à jour est effectuée
(11) Wi-Fi
permet de créer des réseaux locaux sans fils à
haut débit et de relier des PC, PDA ou tout périphérique
à une liaison haut débit dans un rayon de vingt à
cinquante mètres. WiMax élargit la zone de
diffusion des réseaux Wi-Fi à plusieurs dizaines de
kilomètres. Plus d’infos sur : http://www.01net.com/article/219958.html
(12) Howard Rheingold vient de publier " Smart
Mobs. The Next Social Revolution " (" Les foules intelligentes.
La prochaine révolution sociale "). Il est également
l’auteur de plusieurs livres sur les communautés virtuelles
: " Virtual
Community ", " Virtual
Reality ", " Tools
for Thought ".
Interview réalisée par Véronique Anger de [Carpe Diem Communication->http://www.carpediemcommunication.com/]
5 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON