Didier Beauvais et l’affaire d’Outreau : indignations fabriquées et manipulations médiatiques
Il y a de cela quelques années, une jeune fille s’était plainte à la presse et à tous les médias possibles. Elle avait été agressée dans le RER par une bande de brutes qui lui avaient, entre autres joyeusetés, tracé au couteau une croix gammée sur le ventre. Jacques Chirac, notre président de l’époque, s’était indigné. La classe politique avait hurlé à la mort. La presse s’était soulevée. La population avait trépigné.
Mais ils avaient tous oublié une chose : la vérification des faits. Et comme de juste, tout était faux.
Alors… on avait glissé l’affaire sous le tapis, et comme les Français ont la mémoire courte, nul n’était mort du ridicule insondable dans lequel il s’était fourré.
Le 6 février dernier, la Voix du Nord dénonçait les propos indignes, outrageants, immondes, affreux, du méchant juge Didier Beauvais (le juge ne pouvant être que “petit”, ou “méchant”). Car ce sinistre individu avait prétendumment déclaré lors d’une séance du conseil de discipline chargé de juger le cas Burgaud que :
Nous connaissions ces soirées habituelles, à Boulogne ou à Avesnes-sur-Helpe. Des soirées-bières où on invite les voisins, on boit beaucoup, on joue aux cartes ou au jeu de l’oie, et où le gagnant peut choisir une petite fille, avec l’accord des parents.
Les propos étaient rapportés par Éric Dussart, envoyé spécial du journal.
Comme plus personne ne parle correctement le Français, l’adjectif “habituel” a été compris non comme désignant un “événement récurrent dans un même cercle criminel”, mais “pratiqué par tout le monde”. Quand un pays élit un Président ennemi des lettres, on ne peut évidemment pas avoir des exigences trop élevées…
Et aussitôt, comme de juste, l’indignation éclata. Jack Lang dénonça, avec le courage échevelé qu’on lui connaît,
des paroles indignes et blessantes (…) à l’encontre des habitants du Nord et du Pas-de-Calais.
Et appela, avec le même courage, aux sempiternelles sanctions qui doivent évidemment frapper tous ces juges déviants.
Puis, ce fut le tour de Mauroy, l’appel à la sanction en moins :
C’est inacceptable de s’exprimer de cette façon-là, surtout venant de la part d’un magistrat” et de porter “atteinte comme ça au Nord-Pas-de-Calais qui ne le mérite pas.
Puis celui de Françoise Hostalier, député UMP du Nord, selon le même schéma, dans une missive directement adressée à Nicolas Sarkozy. D’abord, les pleurs, les cris, la douleur, l’indignation :
elle se déclare “blessée, humiliée, révoltée. Aussi, je vous demande d’exiger de monsieur Didier Beauvais des excuses publiques par l’intermédiaire de la presse locale et nationale”.
Puis l’inévitable demande de sanction pour laver l’affront :
Je souhaite également que des mesures disciplinaires soient prises à son égard car à travers de tels propos, non seulement il insulte les habitants de toute une région, mais il discrédite le corps des magistrats et l’ensemble des professions de la Justice.
Bref, une belle unanimité pour demander la tête de ce juge immonde. Vite, ressortons l’affaire de la banderole du PSG ! Vite, faisons l’amalgame entre des supporters avinés et un conseiller à la Cour de cassation ! C’est pareil, tous des salauds qui disent du mal des ch’tis qu’on a vus dans le film !
Remarquons néanmoins que cette unanimité, bizarrement, se fait plus à gauche qu’à droite… Quelle aubaine ! Alors même que l’audition du juge Burgaud, orchestrée par le Ministère de la justice, est en train de voler en éclat, et que l’on commence à comprendre que le problème, à Outreau, était peut-être moins le juge lui-même que la procédure pénale et la détention provisoire, c’est un beau soulagement de remplacer un juge Burgaud difficile à plomber par un juge Beauvais facile à brûler en place de Grève… Alors si messieurs les socialistes, avides de soigner leur image d’amis du Nord et, surtout, de son énorme fédération PS, sont prêts à faire eux-mêmes diversion, pourquoi les contrarier… D’autant qu’il vaut mieux leur laisser prendre les risques, ce genre d’affaire et de lynchage médiatique risquant toujours de revenir proprement dans les dents de ceux qui les ont lancés.
Et c’est bien ce qui risque d’arriver.
Car Didier Beauvais nie formellement avoir tenu ces propos. Et déclare, dans un communiqué envoyé à l’AFP le 9 février, mais dont la version complète est introuvable sur le web (bizarrement), qu’ils ont été déformés :
Je ne peux que m’élever contre la reproduction inexacte des propos que j’ai tenus et qui, livrés de manière erronée, ont pu effectivement indigner les habitants du Nord-Pas-de-Calais, dont je fais d’ailleurs moi-même partie, et qu’à aucun moment je n’ai insultés.
Parole de magistrat contre parole de journal. Et quel journal ! Celui qui a balancé en pâture à la population le nom des prévenus d’Outreau et les a traînés dans la boue avant de se rétracter et d’en faire des martyrs. Celui qui a fait ses choux gras de l’affaire d’Outreau à coup de pathos et de sordide. Celui qui a transformé le juge Burgaud en chevalier blanc du Nord, avant de le vomir et de le piétiner. Du solide, donc. Du 100% vérifié, 200% assuré. Du professionnel en somme.
Reprenons l’article qui a lancé la polémique. Il s’interroge finement sur les déclarations du juge Beauvais et met en doute leur exactitude :
Restons calmes. Et, plutôt que de verser dans le pathos habituel sur l’honneur bafoué des valeureux et courageux gens du Nord et patati et patata, soyons concrets. Monsieur Didier Beauvais, haut magistrat donc, cite des lieux et des faits précis : Boulogne, Avesnes, des jeux de cartes, de l’oie, des petites filles livrées par leurs propres parents.
Tout cela pour conclure qu’il s’agit d’un pur fantasme et d’une pure calomnie. Pas de chance. Les déclarations sur les soirées bière et jeu de l’oie n’étaient pas des paroles en l’air, mais des références précises à des affaires criminelles jugées, et où les prévenus avaient été condamnés :
A titre d’exemples, j’ai cité deux affaires, aujourd’hui définitivement jugées, dont l’une se situait dans le ressort du tribunal de grande instance d’Avesnes-sur-Helpe (jugement du 23 juin 2004, confirmé en appel le 9 février 2005, ndlr [ie Le Figaro]) et qui faisait apparaître que des enfants avaient été agressés sexuellement par plusieurs adultes au cours de jeux initiés par ces derniers, les scènes ayant été filmées.
De là à dire que la Voix du Nord a déformé les propos de Didier Beauvais… De là à dire que Lang et consorts ont chevauché le vieux bourricot de l’indignation un peu trop tôt…
Enfin, comprenons nos politiques et la presse qui se couche devant eux par un simple réflexe de servilité innée : il faut, pour vider l’abcès d’Outreau, offrir à la population la peau d’un juge. Et si ce n’est pas celle de Burgaud, ce sera celle d’un autre…
Mon Dieu, comme la concurrence va être rude pour le Prix Albert Londres cette année…
À lire sur la toile : l’article, consacré au même sujet, de Pensées d’Outre-politique.
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