L’incroyable histoire du film de Paul Moreira que l’ambassade d’Ukraine a voulu censurer
Lundi dernier, le 1er février, Canal+ a diffusé dans Spécial Investigation le documentaire de Paul Moreira "Ukraine : les masques de la révolution" (à voir sur AgoraVox TV). Une vive polémique a précédé et suivi dans la presse la diffusion de ce film, que l'ambassade d'Ukraine avait demandé à Canal+ de censurer. Retour sur une semaine de tourmente médiatique, sur fond d'un conflit tragique.
La levée d'un tabou ?
Quel est le propos du film ? Paul Moreira prétend révéler au grand jour ce que ses confrères auraient passé sous silence : le rôle de l’extrême droite dans la révolution de Maïdan et son emprise sur l’Ukraine post-Maïdan. Plus précisément, Moreira affirme l'implication décisive des mouvements Svoboda, Pravy Sektor et du régiment Azov, qui auaient constitué le fer de lance de l'insurrection.
Rappelons que Svoboda est un parti ukrainien nationaliste d'extrême droite, parfois qualifié de néo-nazi, ayant tenu des propos russophobes, polonophobes, racistes, antisémites et homophobes. Pravy Sektor (ou le Secteur droit) est un parti politique ultranationaliste ukrainien, essentiellement anti-Russe, qui a été fondé en tant que confédération paramilitaire. Quant au régiment Azov, il s'agit dune unité paramilitaire spéciale formée de volontaires ukrainiens intégrée à la garde nationale ukrainienne.
Les déclarations de ces groupes sont sans ambigüité : hostiles à la démocratie, au libéralisme, russophobes, antisémites. Leurs membres aiment à s'immortaliser en photo faisant le salut nazi et arborant des emblèmes nazis. On est loin des sympathiques combattants de la liberté pro-européens luttant pour la démocratie qu'on nous a vendus... D'après Moreira, ces démocrates existaient, bien entendu, mais sans l'action des groupes paramilitaires, ils n'auraient pas pu arriver à leurs fins.
Ces groupes paramilitaires sont par ailleurs responsables d'un crime de guerre : le massacre de 42 manifestants pro-russes brûlés vifs à Odessa le 2 mai 2014.
Aujourd'hui, ces groupes sont armés jusqu'aux dents et combattent les séparatistes du Donbass, pratiquant vis-à-vis de ceux qui tentent de s'opposer à eux une politique de terreur, que ce soit à Kiev ou en province, le tout en toute impunité, les autorités ukrainiennes semblant impuissantes à résister à leur pression, comme le montre encore Paul Moreira dans son documentaire. On assiste à la mise en coupe réglée d'une partie de l'administration locale par ces néo-nazis.
En France, rapporter ces faits vaut de se faire traiter d'agent du Kremlin par toute la meute du politiquement correct, des journalistes aux experts du quai d'Orsay, unis pour affirmer que les "méchants" sont du côté russe, ou séparatiste, et les "gentils" du côté ukrainien. Pour que cette propagande tienne, il faut minimiser la dangerosité des pires combattants ukrainiens. Souvenons-nous que Laurent Fabius, qui n'est pas à une bourde près ("le Front al-Nosra fait du bon boulot"...), avait osé déclarer : "Le parti Svoboda est un parti plus à droite que les autres, [mais il n'est pas] d'extrême droite". Quant à Bernard-Henri Lévy, il estimait que Svoboda n'était pas pire que le Front national :
Acte I : l'ambassade d'Ukraine demande la censure
Le documentaire de Paul Moreira aurait pu ne jamais être diffusé, si Canal+ avait cédé à la demande de l’ambassade d'Ukraine en France. Dans un communiqué officiel, diffusé en partie sur Facebook le 29 janvier, ainsi que sur le site Causeur, elle s’en prend violemment au réalisateur qui, nous dit-on, « donne au spectateur une représentation travestie et mensongère de la situation en Ukraine. »
En vertu de quoi :
« la version de M. Moreira des événements en Ukraine, y compris l’annexion illégale de la Crimée, est une douce musique aux oreilles des partisans des théories du complot et des propagandistes pro-russes. Cela fait de ce reportage un pamphlet à la hauteur des pires traditions de désinformation. »
L’ambassade finit par demander à la chaîne cryptée la censure pure et simple du film :
« Ce n’est pas du pluralisme dans les médias, mais de la tromperie, et Canal+ serait bien avisé de reconsidérer la diffusion du film. Vous le savez, sans doute, ce genre de journalisme déloyal est une arme très puissante qui peut en effet être utilisé au détriment de vos téléspectateurs… »
Le journaliste Marc Cohen, dans son coup de gueule publié sur Causeur, note que "dans cette campagne, le lobbying de l’ambassade a été efficacement relayé par certains de nos confrères, notamment Benoît Vitkine, le très engagé spécialiste de l’Ukraine au Monde".
Acte II : Benoît Vitkine, la nuance à deux vitesses
En effet, dès le le 31 janvier dans Le Monde, Benoît Vitkine minimise le rôle de Pravy Sektor, Azov et Svoboda, qui n'auraient pas été "les artisans de la révolution", mais seulement "l’un des bras armés". Depuis, ils ne constitueraient pas "une force politique majeure" en Ukraine, car "leurs scores électoraux sont dérisoires". Moreira ne dit pourtant pas autre chose... Les groupes paramilitaires ont constitué l'un des bras armés - déterminant - de la révolution, et depuis ils exercent une pression constante sur les autorités, par la violence de rue, sans qu'ils aient besoin de faire de gros scores aux élections.
Mais citons Paul Moreira lui-même, qui a répondu à Vitkine sur son blog dès le 30 janvier :
"Je n’ai jamais dit que le fascisme s’était installé en Ukraine. La phrase clé de mon doc est : “La révolution ukrainienne a engendré un monstre qui va bientôt se retourner contre son créateur.” Puis je raconte comment des groupes d’extrême droite ont attaqué le Parlement et tué trois policiers en août 2015. Jamais je n’ai laissé entendre qu’ils étaient au pouvoir. Même si le pouvoir a pu se servir d’eux."
Le plus piquant dans la critique de Vitkine réside sans doute dans ce passage :
"Le documentaire élude aussi toute analyse nuancée du nationalisme ukrainien et de ses ressorts, amalgamant nationalisme, extrême droite et néonazisme. Au sein même des groupes que Moreira étudie, les néonazis constituent une minorité."
La nuance est ici à deux vitesses, car on a rarement vu Le Monde la pratiquer à ce point pour faire le tri entre les bons et les mauvais nationalistes en France... Ici, on l'a compris, les mauvais (les nazis purs et durs) ne sont qu'une minorité. On croirait lire du BHL. "Aurait-il la même retenue vis-à-vis de manifestants français qui arboreraient une croix celtique ?", demande ainsi Marc Cohen au sujet de son confrère du Monde ?
Benoît Vitkine n'apprécie pas non plus certaines allusions que d'aucuns (l'ambassade d'Ukraine par exemple) qualifieraient volontiers de "complotistes" :
"des allusions mystérieuses aux petits pains distribués sur Maïdan par la sous-secrétaire d’Etat américaine, Victoria Nuland, ou à la présence à Kiev, à l’occasion d’une conférence organisée depuis de longues années, de responsables de la CIA ou de militaires américains. Le propos se fait elliptique, mais le tableau prend forme. Pour Moreira, si Washington a fermé les yeux sur l’installation d’un nouveau fascisme en Ukraine, c’est au nom de la lutte contre la Russie de Vladimir Poutine, et pour installer au pouvoir « des ministres “pro-business” »."
Admettons que cette vision - que dénonce Vitkine - ne semble pas dénuée de toute pertinence... et que nous serions même tentés de faire un parallèle entre cette situation (laisser faire des néo-nazis pour faire tomber un régime ennemi et mettre en place un régime ami, afin de contenir la Russie) et celle que nous avons connu en Afghanistan, où les Etats-Unis ont là carrément aidé des islamistes pour vaincre les Soviétiques dans les années 1980, et, plus récemment, ont contribué fortement à la création de Daech, peut-être dans le cadre du projet de remodelage du Moyen-Orient (ce n'est qu'une hypothèse), comme l'expliquait au sénat le général Vincent Desportes le 17 décembre 2014 :
"Quel est le docteur Frankenstein qui a créé ce monstre ? Affirmons-le clairement, parce que cela a des conséquences : ce sont les États-Unis. Par intérêt politique à court terme, d’autres acteurs – dont certains s’affichent en amis de l’Occident – d’autres acteurs donc, par complaisance ou par volonté délibérée, ont contribué à cette construction et à son renforcement. Mais les premiers responsables sont les États-Unis."
Si Benoît s'appelait Antoine, on comprendrait sa propension - en tant que membre du Cercle de l'Oratoire - à défendre la politique des États-Unis et à lutter contre l'antiaméricanisme... Mais là, on ne comprend pas. En tout cas, si l'on se fie à l'avis de Frédéric Dedieu sur le site dedefensa.org, Benoît Vitkine aurait l'habitude de pratiquer le Poutine bashing, faisant "la guerre à Poutine et à tous ceux non alignés sur ses positions vertueuses".
Affamé de nuance pour distinguer entre néo-nazis, ultra-nationalistes et extrême-droite en Ukraine, Benoît Vitkine se montre moins soucieux de la nuance lorsqu'il condamne le travail du documentariste de Canal+ :
« Le rôle de chevalier blanc que s’arroge Paul Moreira, en prétendant dévoiler des vérités passées sous silence, ne tient pas. L’expérimenté documentariste s’est attaqué à un sujet réel. Il a choisi de “regarder par lui-même”, nous dit-il. Mais n’a vu que ce qu’il voulait voir, remplaçant les masques par des œillères. »
On peut se demander si, à la vérité, chacun ne porte pas des oeillères, Vitkine compris, et ne voit pas que ce qu'il veut voir... Les pro-Russes d'un côté, les pro-Ukrainiens, pro-USA, pro-UE de l'autre. Tel semble bien être notre commun et trop humain défaut.
A ce propos, Marc Cohen, dans Causeur, pose une bonne question à Benoît Vitkine, au sujet d'une curieuse omission dans son article :
"Il est un argument dont Moreira n’use pas, sans doute par timidité confraternelle. Il a tort. A mes yeux, il aurait du mettre en demeure Vitkine d’expliquer pourquoi il ne parle à aucun moment de la volonté de censure de l’ambassade d’Ukraine alors que son papier a été publié 48 heures après le communiqué de l’ambassade, et republié 72 heures après. La censure, c’est peanuts, au Monde en 2016 ?
Ce silence regrettable de mon confrère du Monde appelle un dernier commentaire de ma part. On n’a pas le droit de rester neutre face à une tentative honteuse de censure. Ici, c’est la France, pas le Qatar ou la Corée du Nord."
Le gros de l'attaque contre Moreira est cependant venu un peu plus tard, le 3 février, lorsque 18 journalistes, tous connaisseurs du dossier ukrainien pour avoir travaillé sur place (deux avaient déjà publié sur leurs sites une tribune en anglais : Sébastien Gobert et Gulliver Cragg), ont adressé une une lettre ouverte au réalisateur, publiée dans l'Obs. Ils y dénoncent, pêle-mêle, un manque de mise en perspective pour aborder une question aussi complexe, une "présentation binaire de l’annexion de la Crimée", le fait que la guerre du Donbass ait été "évacuée comme un fait secondaire au milieu du film", ou encore "une série d’erreurs factuelles, des informations non recoupées, mais aussi des raccourcis et des manipulations de montage". Voici sans doute leur principal grief :
Le grand tour de passe-passe de ce film est de faire de groupes extrémistes paramilitaires le vecteur principal de la révolution ukrainienne. Ils ont été le bras armé d’une mobilisation populaire qui avait sa propre justification citoyenne. Ils se sont renforcés et développés a posteriori, en réaction à l’invasion de la Crimée par la Russie, et à l’apparition de phénomènes séparatistes dans l’est du pays.
(...) nous rejetons vivement la théorie d’un renversement du pouvoir en février 2014 par des groupes paramilitaires d’extrême-droite...
Enfin, contestant le caractère inédit des informations du film, ils prétendent que "tous ces événements ont été reportés, étudiés, documentés, par les médias français et le reste de la presse internationale". Les signataires concluent en dénonçant chez Moreira une "dangereuse paresse intellectuelle". Le documentariste leur a répondu, point par point, sur son blog le 5 février.
Paul Moreira n'a pas vraiment apprécié l'accusation de paresse intellectuelle, et il a eu l'occasion de le faire savoir à l'instigateur de cette lettre ouverte : Stéphane Siohan. En effet, notre documentariste est tombé sur un article du journaliste suisse, Jean-Christophe Emmenegger, paru sur Sept le 5 février. Il allait y trouver une aide inattendue...
Après avoir dénoncé d'entrée "l'absurdité de la polémique" contre Moreira, Emmenegger nous apprend que l'un des signataires de la lettre ouverte, Stéphane Siohan, avait publié le 14 novembre 2014 dans le magazine Elle un article faisant l’apologie des « Ukrainiennes » qui combattent « les séparatistes russes », et qu'il avait donné la parole à une jeune néo-nazie qui avait eu droit à une magnifique photo pleine page. L'histoire avait fait scandale à l'époque, lorsque, en décembre, l'identité de la jeune femme avait été révélée sur les réseaux sociaux.
Les journalistes mis en cause s'étaient alors défendus en racontant qu'ils avaient rencontré « cette combattante du bataillon Aïdar le 2 octobre dernier, sur la ligne de front près de la ville de Lougansk, aucun élément, aucun signe extérieur distinctif, aucune parole dans l’interview, ne laissait comprendre ce jour-là que cette jeune femme était néo-nazie. » Pourtant, rétorque Emmenegger, le bataillon Aïdar avait fait l’objet, un mois plus tôt, d’un rapport par Amnesty International. Le 8 septembre 2014, l’ONG le reconnaissait coupable de crimes de guerre dans la région de Lougansk. Et longtemps auparavant, des soupçons d’exactions, appuyés par de nombreux exemples, ont circulé sur Internet. "Cela aurait dû inciter ces journalistes « connectés » à s’interroger sur le bataillon Aïdar", lance Emmenegger. "Si moi je les ai vus, ces exemples, pourquoi pas eux ?" La réponse - caustique - coule de source : "Etait-ce de la paresse intellectuelle ?"
S'en est suivi ce petit échange sympathique sur Facebook entre Moreira et Siohan, le premier cherchant - en vain - à arracher des excuses au second :
Acte IV : Charlie et l'idiot utile
La cerise sur le gâteau, c'est cette pique ultime de Charlie Hebdo contre Paul Moreira, publiée le 5 février sur Facebook :
Le documentariste est qualifié d'idiot utile, reprenant à son compte les grosses ficelles de la propagande poutinienne en laissant entendre que la révolution de Maïdan a été le fait des milices d’extrême droite ukrainiennes, elles-mêmes soutenues ou protégées par la CIA. L'entrefilet est signé Iegor Gran, fils d'un dissident soviétique qui a manifestement gardé une dent contre Moscou.
Le 6 août 2015, il s'en était déjà pris avec une grande vigueur à Nicolas Sarkozy, qui ne s'était pas opposé à l'annexion russe de la Crimée, ce qui lui avait valu d'être comparé à... Alain Soral !
"Jamais, de ma mémoire de Français, jamais je n'ai eu aussi honte qu'en écoutant M. Sarkozy justifier aussi platement l'agression russe en Ukraine et s'aligner aussi servilement sur Vladimir Poutine lors de son discours au Conseil national de l'UMP. (...)
Honte d'entendre, dans la bouche d'un ex-chef de l'Etat, la justification de l'annexion de la Crimée, en violation totale des accords internationaux, après une intervention armée et un référendum de mascarade, comparable, tant en organisation qu'en résultat, à l'Anschluss de l'Autriche. (...)
Honte de voir que l'anti-américanisme primaire, je dis bien primaire, se fait applaudir par vos clercs, M. Sarkozy, quand vous sortez de votre chapeau la rhétorique poutinienne consistant à clamer que l'Amérique est le grand fautif - comme toujours -, et que c'est elle qui profite de la brouille entre la Russie et l'Europe en versant sournoisement de l'huile sur le feu. Sur son site néo-fascisant, Alain Soral ne dit pas autre chose, et je n'ose imaginer que vous ignorez avec quels bas-fonds vous flirtez en reprenant à votre compte ce populisme qui ne date pas d'hier. "
Si, pour Moreira, Maïdan = Nazis = CIA, selon Iego Gran, pour celui-ci Poutine = Hitler et Sarkozy = Soral... On se demande qui est le plus caricatural.
Des oeillères et des hommes
Si l'on résume cette affaire médiatique, Paul Moreira prétend que les groupes d'extrême droite ont été déterminants dans la réussite de l'insurrection de Maïdan, tandis que tous ses opposants affirment qu'il n'en est rien, que la révolte était populaire, et que les groupes extrémistes n'ont pris de l'importance que par la suite, en particulier à cause de l'invasion russe en Crimée. Je ne saurai départager factuellement ces deux camps. Ce qui est sûr, c'est que dans le premier cas la révolution paraît légitime, alors que dans l'autre elle ne le paraît pas. Chacun, selon sa sensibilité (pro- ou anti-russe), a donc l'irrepressible tentation de tordre la réalité pour la voir comme elle l'arrange. Oeillères, vous avez dit oeillères ?
Pour finir, je vous renvoie aux photographies de Capucine Granier Deferre, signataire de la lettre ouverte contre Moreira, qui a par la suite longuement échangé sur Facebook avec Jean-Christophe Emmenegger... un échange qui nous montre à quel point il est difficile de se faire un avis sur qui a raison et qui a tort, chacun semblant de bonne foi en tout cas.
Son travail sensible et courageux, sur le conflit en Ukraine notamment, vaut le détour : http://capucinegranier-deferre.fr/
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