« Doublespeak » ou l’harmonisation de l’info par les journalistes
Il y a 20 ans, les médias occidentaux abrutissaient les peuples du monde entier avec des images très esthétiques de la guerre du Golfe. Couplés à ces vidéos soigneusement montées, les commentaires des journalistes illustraient parfaitement le principe du « double-langage » (doublespeak) formulé dans l’incontournable 1984 de George Orwell. Les « bombes intelligentes » dont nous parlait Michel Chevalet n’étaient pas simplement des abus de langage, mais symbolisaient une nouvelle étape dans la conquête de nos médias d’information par les spécialistes de la communication. Cette « guerre propre » que nous a vendue le Pentagone a ainsi donné lieu en France à des moments télévisuels mémorables. Depuis cet épisode, ce lexique est toujours plus ou moins présent dans le discours des médias dominants. L’objectif étant de faire passer les guerres menées par les armées occidentales comme acceptables auprès de « l’opinion publique » grâce à un vocabulaire euphémisé, élaboré par les experts en relations publiques.

Ce modèle de propagande est emprunté au « Département de la Défense » américain – branche du gouvernement dont l’appellation constitue déjà un non-sens. A la suite de la guerre du Vietnam et de la contestation populaire qu’elle a engendrée, l’armée américaine a voulu moderniser son image pour le « front médiatique ». Elle a fait appel à des agences de relations publiques pour tenter de reconquérir le « grand public » avec non-plus des guerres, mais des campagnes de communication. Avec l'aide des grands médias privés, on a assisté à la transformation d'invasions (Grenade, Panama) et de guerre (dans le Golfe) en opérations de sauvetage « humanitaires » ou « pour la paix ». On a donc eu droit aux opérations Juste Cause, Tempête du Désert ou encore Justice Infinie, qui rappellent des titres de bouses cinématographiques pour cultiver l’aspect fictif des conflits modernes. Ces techniques sont tout de suite moins crédibles en français ; mais qu’importe, les journalistes n'utiliseront pas les noms en anglais, ils se contenteront du même jargon virtuel.
Ca me rappelle quelquechose... Ah oui ! La guerre actuelle en Libye… pardon, « l'Opération Aube de l'Odyssée » - c’est quand même plus joli que « guerre » !
On a donc le méchant dictateur, ennemi de la démocratie d'un côté, qui était y a encore quelques mois un copain qui venait souvent dormir à la maison ; il n'était pas vraiment dictateur à ce moment-là, mais depuis on a préféré enlever les photos de cette amitié sur le site de l'Elysée, ça faisait un peu tâche !
Et de l'autre côté, on a les gentils : les alliés qui prennent des décisions parfois difficiles, mais qui profitent... pardon, qui libèrent les peuples, tout ça, « pour la paix » ! (Tiens !? mais c’est un scénario très semblable à celui de la guerre du Golfe)
Si ça marche bien, on aura le droit à une compilation des « meilleurs moments » dans les éditions de tous les grands médias quand l'opération sera finie, peut-être même un docu-fiction comme Human Bomb. Sinon, tant pis, on bâchera un peu dessus vite fait, puis on passera à autre chose, pour ne pas trop montrer que dans les rédactions on avait suivi le mouvement.
En attendant tous ces grands moments médiatiques, il est quand-même intéressant d’observer comment l'information est régulièrement remplacée par la communication (pour ne pas dire autre chose).
D’abord, toute la population est impliquée, ce n'est pas le gouvernement ou l'armée française qui est en Libye, c'est « nous », c'est « la France » ! Même les journaux régionaux y mettent du leur(re), « tous derrière nos troupes ».
Dans le camp ennemi, la population est une fois de plus inexistante, car attention « on » ne s'attaque pas aux Libyens, mais uniquement au dictateur.
Ensuite, il y a l’étape obligatoire de la diabolisation du régime de Khadafi : « l’infâme utilise la propagande pour désinformer le peuple libyen ». A ce sujet, on trouve toujours une anecdote ou un fait divers monté en épingle pour les besoins du discours de diabolisation (Michel Collon en a donné quelques exemples). Je ne mets pas en doute la parole de la femme violée, en revanche l’exploitation de cette histoire par les médias est pour le moins cynique. Quel était l’intérêt pour nos grands médias, par exemple, de traiter des affaires de viols et séquestrations d’employées d’Halliburton par leurs collègues en Irak et comment les dirigeants de l’entreprise ont tenter d'étouffer ces affaires ? Qui doit-on diaboliser ici ? Halliburton ? Dick Cheney ? George W. Bush ? Les Américains ?
Dans les grands médias, tous les journalistes ou presque sont d’accord : il n’y a que deux camps, alors si vous n’allez pas dans le même sens que les autres, c’est que vous êtes forcément pro-Khadafi (l’argument ultime qui montre qu’on n’en a pas).
On donne ainsi beaucoup (trop) la parole aux experts ou intellectuels de supermarché « pro-démocratie » qui soutiennent l’intervention en Libye (BHL dans un journal TV à une heure de grande écoute). A l’inverse, on donne très peu la parole à ceux qui connaissent tous ces rouages, et qui sont opposés à la guerre (Michel Collon à une heure tardive face à deux va-t-en guerre Nicole Bacharan et Antoine Witkine), pour donner l’impression qu’ils sont minoritaires. Il n’est pas nécessaire dès lors de censurer, puisque la majeure partie des médias tient le même discours, c’est-à-dire soutient l’effort de guerre.
On remarque par ailleurs que les intérêts économiques et stratégiques des gouvernements occidentaux sont rarement évoqués, « puisqu’on vous dit qu’on intervient pour la paix ! ».
Des situations similaires qui ont lieu dans d’autres pays (en Arabie Saoudite, à Bahreïn, en Syrie et au Yémen) sont occultées, car les dirigeants de ces pays sont encore des copains, et nos dirigeants n’ont pas encore demandé aux médias serviles de les diaboliser.
On constate enfin à quel point les journalistes des médias dominants prennent toujours autant les citoyens pour des buses, lorsqu’on cherche les enseignements tirés des campagnes de communication de la guerre du Golfe ou des invasions de l’Irak. Grâce aux journalistes, la représentation de la guerre reste harmonisée, et leur vocabulaire toujours stérilisé pour ne pas dire mensonger. L’usage de ce lexique donne l’illusion de la neutralité, et le danger pour chacun est l’accoutumance au discours des officiels briefés par leurs conseillers en communication. A travers ce florilège d’expressions absurdes, nombreux sont les journalistes qui prennent position pour la guerre (peut-être même sans le savoir), et qui banalisent le principe du « double-langage ».
Certains journalistes dénonçaient ces méthodes après l'invasion de l'Irak en 2003, Edward S. Herman avait quant à lui rédigé un dictionnaire du « doublespeak » à la suite de la guerre du Golfe dans son ouvrage Beyond Hypocrisy : decoding the News in an Age of Propaganda. De nos jours, on peut trouver un « kit de survie » sur le site d’Acrimed, toujours utile en ces temps de matraquage.
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