Fausse mort de Steve Jobs : à qui la faute ?
La fausse information de la mort de Steve Jobs diffusée par un site participatif américain créé par CNN a incité certains journalistes professionnels à mettre en cause aussitôt le « journalisme citoyen ».
C’est aller vite en besogne, car les médias « professionnels » ne sont pas les derniers à propager des fausses nouvelles, comme on l’a vu récemment encore.
Dans ce cas précis, on peut se demander aussi si cette fausse information n’a pas été reprise car elle venait d’un site de CNN. Certains soulignent aussi qu’elle ne s’est propagée que lorsqu’elle a été reprise par de gros blogs américains « mainstream ».
Scott Karp, enfin, en vient à l’essentiel : ce n’est pas la question du journalisme citoyen qui est en cause, c’est celle de l’absence totale de normes rédactionnelles de vérification dans des sites totalement ouverts.
Mais puisque le web dans sa globalité est un système ouvert, la vérification est-elle seulement possible ? Ne devrons-nous pas nous contenter à l’avenir de systèmes de vérification « relative », où la réputation de vérité tiendra lieu de « vérité faible » ?
L’annonce - fausse - de la mort de Steve Jobs, le patron d’Apple, le 3 octobre dernier sur le site participatif iReport (appartenant à CNN) fait couler de l’encre, après avoir provoqué un dévissage en bourse (passager) de l’action Apple, ce qui entraîne une enquête des autorités de surveillance des marchés.
Michael Arrington, sur TechCrunch (version française), se défend de vouloir « démolir cette forme de journalisme à cause d’un tel incident forcément inévitable », mais c’est tout de même un peu ce qu’il fait sous le titre « Du “Journalisme” citoyen qui fait trembler l’action d’Apple »...
La question semble mieux posée quand il s’interroge :
Cette nouvelle sur iReport a eu finalement plus de poids qu’une info lancée sur Twitter ou sur un blog traditionnel, justement parce que le service appartient à CNN. Les gens auraient tendance à faire aveuglement confiance à tout ce qui provient de CNN.
Comme quoi, ce ne serait déjà plus autant la « faute » du journalisme citoyen que ça...
Isabelle Hontebeyrie, sur LeBuzz.info, fait l’historique détaillé du déroulement de l’affaire et relève un beau florilège du lynchage immédiat du « journalisme citoyen » par la presse « installée » : « Le journalisme citoyen pourrait tenter de vous tuer », sur ZDnet, « Les dangers du journalisme citoyen ont été clairement étalés aujourd’hui », sur le blog d’un journaliste de la BBC, où l’agence Reuters qui souligne « les risques » pour les médias de puiser à la source du journalisme citoyen.
Rappelons les errements de la presse...
Isabelle Hontebeyrie rappelle - fort à propos -, qu’il y a peu, c’est l’agence Bloomberg qui publiait - par anticipation - la nécrologie du même Steve Jobs, qui n’attend plus dans ses fichiers qu’on y place qu’une date.
On rappellera, juste pour mémoire, que ce sont aussi des médias « traditionnels » qui annonçaient à tort récemment la mort de pascal Sevran (Europe1) ou d’un petit garçon bien vivant (TF1) et quelques autres « regrettables erreurs » de genre. Cf. sur novövision : « un festival de fausses nouvelles ».
Je ne me souviens pas avoir entendu chanter aussitôt « les risques » et « les dangers » de la presse professionnelle... dans la presse professionnelle. Il serait peut-être utile qu’elle s’interroge sur sa propension naturelle dans ce domaine à faire... deux poids deux mesures.
Le statut ambigu des blogs « mainstream »
Plus intéressant, Isabelle Hontebeyrie relève aussi la remarque d’Arnold Kim, de MacRumors.com, sur son blog : « La véritable raison pour laquelle ce billet est devenu une information est sa mention sur des blogs établis » (en l’occurrence le blog Silicon Alley Insider). Ce qui déplace la question partiellement du journalisme citoyen vers le statut, parfois ambigu, des gros blogs « mainstream », qui tendent à devenir pleinement des médias (sans en avoir toujours ni les pratiques ni les moyens...)
« La faillite des systèmes ouverts »
Plus pertinent encore, à mon sens, le journaliste blogueur Scott Karp, sur Publishing 2.0, voit dans cette affaire, plutôt qu’un défaut du journalisme citoyen en général, « une faillite des systèmes ouverts », en rappelant que Google ou Digg connaissent eux aussi des problèmes [1] :
Le problème avec le journalisme citoyen n’est pas de savoir qui est qualifié ou assez intelligent pour être journaliste. Il s’agit de confiance et de transparence. (...) Il y a une raison pour laquelle le journalisme a élaboré des normes pour le reportage, les sources, la vérification et la précision.
C’est parce que ces normes protègent les gens.
La devise promotionnelle du site en cause, iReport, est précisément : « Unedited. Unfiltered. News. » Une information « non éditée, non filtrée ».
De nouvelles organisations comme CNN qui ont déployé des systèmes totalement ouverts devraient réfléchir au préjudice potentiel qui peut découler d’avoir rejeté les normes rédactionnelles au nom de la participation ouverte. (...) Dire que tout le monde peut participer au journalisme ne signifie pas qu’il ne devrait pas y avoir de normes.
Scott Karp estime pour sa part qu’un travail de validation par des journalistes reste nécessaire. Mais on peut signaler tout de même qu’un site de journalisme citoyen comme Agoravox, pour sa part, a mis en place des procédures internes de validation. Ces procédures fonctionnent, puisqu’il arrive tout de même moins souvent à Agoravox d’annoncer des fausses morts que TF1 ou Europe1.
L’enjeu de la vérification de l’information est donc bien crucial, mais c’est un faux débat que de pointer du doigt le journalisme citoyen. La question est celle des normes rédactionnelles, des procédures de vérification et la manière dont on les applique. Et ça concerne au même titre le journalisme citoyen... et le journalisme professionnel.
Un monde incertain de vérité « faible »
Deux directions sont mises en avant pour développer ces pratiques de validation de l’information qui circule en ligne : la validation a priori et celle a posteriori. Mais elles pourraient se révéler impraticables, ou insuffisantes...
La validation a priori, c’est celle du journalisme professionnel, dont les normes exigent une vérification avant la diffusion, et c’est celle aussi d’Agoravox, dont les articles sont validés par une équipe de modérateurs. Mais ces systèmes sont lourds et lents et, à moins de mettre en place un contrôle préalable sur le net, comme il en existe dans certaines dictatures, ils ne peuvent être généralisés à l’ensemble du net.
La validation a posteriori, c’est la logique de l’agrégation éditorialisée : des tiers (journalistes ou pas) effectuent un filtrage de l’information et proposent des liens vers une information validée (en appliquant des normes rédactionnelles affichées, auxquelles on peut se référer). Libre choix au lecteur ensuite d’utiliser ces filtres pour accéder aux contenus, ou de se jeter sur le net « sans filets »...
Mais les deux méthodes ne sauraient en réalité suffire, comme le souligne la philosophe Gloria Origgi :
Dans un environnement à forte densité informationnelle (...) la vérification directe de l’information n’est tout simplement pas possible à des coûts raisonnables.
La philosophe nous annonce un monde où « le contenu de l’information est incertain », car la vérification exhaustive et complète est désormais matériellement hors de portée. Notre seul recours est d’établir des systèmes de réputation :
Ma modeste prévision épistémologique est que l’Âge de l’information est en train d’être remplacé par un Âge de la réputation dans lequel la réputation de quelque chose – c’est-à-dire la manière dont les autres l’évaluent et la classent — est la seule manière dont nous pouvons tirer une information à son sujet.
Cela revient à dire que c’est à chaque internaute de contribuer à l’évaluation en ligne, à cette « vérification faible » de l’information en donnant une bonne ou une mauvaise réputation aux contenus qu’il consulte et aux sources dont ils proviennent... En sachant d’avance qu’un système de ce genre restera relatif et ne sera jamais parfaitement efficace.
C’est la voie que suggère Michael Arrington, sur TechCrunch, finalement :
Mais peut-être un site comme iReport devrait penser à filtrer davantage ce genre d’infos, tout simplement. Ils devraient aussi encourager les auteurs à utiliser leurs vrais noms ou mettre en place un système de réputation.
On n’en a pas fini avec la question de la vérification...
Lire aussi sur novövision :
[1] Récemment, la ré-indexation intempestive d’un article de presse ancien sur GoogleNews à propos d’une société cotée a provoqué une panique boursière.
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