Internet face aux défis de la censure
Une conférence internationale organisée par Ron Deibert a donné lieu à un débat outre-Atlantique. Soulignant le rôle grandissant du filtrage des informations, des spécialistes craignent une généralisation de cet étouffement de la pensée. Internet, qui se voyait en espace de liberté, a été rattrapé par des procédés de censure qui varient en fonction des pays. Mais qu’en sera-t-il demain si nous ne sommes pas nous-mêmes vigilants ?
Dans un article daté sur 18 may 2007, Dorreen Carjaval, une des meilleures plumes du Herald Tribune, interroge Ron Deibert, professeur de sciences politiques à l’université de Toronto, fondateur d’un « Citizen Lab » et enfin organisateur d’une conférence sur la censure d’internet. Au cours de ce rassemblement récent, chercheurs, professeurs d’université, étudiants, informaticiens et internautes-activistes ont conjugué leurs savoirs pour combattre les nouvelles censures. A cet effet, l’Open Net Initiative, sorte d’observatoire, publie des rapports d’enquête sur les pays censeurs, tandis que les techniciens de Citizen Lab conçoivent des outils pour déjouer les « stratagèmes assourdissants » de plus en plus courants. Ron Deibert « déplore un accroissement inquiétant » du phénomène de censure. Il ajoute que pendant très longtemps « on a cru au mythe qu’Internet ne pourrait être régulé » et aujourd’hui on peut considérer que c’est totalement le contraire. Les universités d’Harvard, Cambridge et d’Oxford se sont déplacées en nombre pour réfléchir à cette nouvelle montée des filtrages de la Toile. Et 100 chercheurs ont pointé 200 000 sites filtrés ou « inaccessibles ». Ron Deibert avance que la censure n’est plus à un seul niveau mais a évolué pour toucher des larges distributeurs d’informations. Les Etats se focalisent sur des « blocs » comme Yahoo, Google, YouTube... En parallèle, on continue à bloquer les sites dissidents ou les plumes voltairiennes qui pourraient se déchaîner sur le WWW, mais les Léviathan ont choisi de museler en grand et sans discrimination.
Le sujet est sérieux. Les pionniers dans le domaine sont évidemment la Chine mais également l’Arabie saoudite, l’Iran et vingt-six autres nations qui bloquent avec sévérités des informations (OpenNet Initiative Report). Ainsi, pour reprendre les mots d’Anne de Malleray sur son blog : « De l’autre côté de la frontière chinoise, Wikipédia est filtrée. Certains jours la BBC ne répond pas et Google.cn est un moteur de recherche étrangement sélectif ». Evidemment, les photos de l’insurrection de Tian An Men sont effacées sans scrupule. Ceci illustre bien la forme que peu prendre l’idéologie de l’information particulièrement insidieuse d’un pays qui ne pense qu’en terme de croissance et rarement en terme de libertés individuelles. Outre ce fait, on peut noter des variantes dans les censures. L’Arabie saoudite bâillonne les sites pornographiques, les pages de pari d’argent et ce qui touche à un ordre moral très « austérisé ». Cerise sur le gâteau, des sites non sunnites ont tendance à ne pas être visibles à partir des ordinateurs saoudiens ce qui est logique étant donné la montée des salafismes de toutes sortes. Plus proche de nous, la Tunisie pousse les dissidents vers d’autres contrées reculées et quasi inaccessibles pour le citoyen lambda... Ainsi, pour la petite histoire, certains droit-de-l’hommistes tunisiens par exemple m’écrivent en ce moment pour m’abonner à des groupes de discussions très « exotiques » pour pouvoir faire part de leur rêves de démocratie et discuter librement... désormais impossible de communiquer sans crainte sur un yahoogroupe. Il faut savoir également que les Tunisiens trop démocrates aboutissent souvent sur des « pages d’erreurs » d’Internet explorer qui masquent la main du pouvoir... Ceci rappelle les années 60 et les publicités qui souvent permettaient de masquer les censures journalistiques. Plus sporadiquement les deux Corées se « transparisent » l’une l’autre dans une forme de même élan solidairement virtuel... En Orient, l’armée américaine a également bloqué un réseau de 5 millions d’ordinateurs sensibles afin de les détacher de Myspace, de YouTube, de Pandora.com ou de Live365.com... Histoire d’éviter d’avoir une image un peu plus délabrée auprès de ses concitoyens et surtout de laisser visionner la mort en direct d’un soldat US et d’entendre les cris de joie de la population irakienne, voire du sniper. Même si l’Europe n’etait pas le sujet d’étude de ces spécialistes de la Toile, il est noté que la censure a tendance à y être commerciale et accentue son effort par rapport à des notions très opaques de copyright élargies à l’infini. Mais l’Europe et les pays industrialisés sont néanmoins mis en accusation dans les censures internationales. En effet, la plupart des logiciels comme « Smartfilter » (Secure Computer, San Jose, Californie) sont conçus par nos vieilles démocraties... ce qui est un tant soit peu ironique sur le fond. Par ailleurs, les grands providers d’Internet n’ont pas été vraiment très combatifs lorsqu’il a fallu négocier leur entrée dans l’empire du Milieu par exemple... trop d’enjeux financiers...
Face à ces insidieuses stratégies, le logiciel Psiphon est une arme très efficace et très téléchargée. Elle permet à des internautes d’accéder à des sites « interdits » grâce à un ordinateur situé « en zone libre ». Le tout sans rien télécharger ni laisser de traces. « Souvent il faut être un « geek » pour maîtriser les logiciels contre la censure. Nous avons voulu créer un outil à la fois simple et très difficile à bloquer », précise Ron Deibert. Selon Ron Deibert, le système est « indétectable » car les échanges sont cryptés grâce au port sécurisé 443, le tuyau Internet des transactions financières. « Pour pouvoir censurer, il faudrait que l’Etat en question accepte de se passer de ces transactions », or « business is business »...
Mais il est temps d’élargir le débat de la censure virtuelle. Face à la montée de systèmes sécuritaires qui sont parfois séduisants pour des partis politiques tendant vers des populismes émotionnels, sommes-nous à l’abri d’une dérive de la Toile ? Il est évident que non. Il suffit de voir la peur des journalistes actuels quand il s’agit de faire jouer la liberté d’expression pour comprendre qu’il suffit d’un renforcement des « Patriot Act » ou des lois de sécurité intérieures pour transformer la Toile en une entité politiquement et intellectuellement correcte. Il est donc urgent de comptabiliser les dérives observables pour pouvoir les contrer dans les prochaines décennies. L’enjeu est donc la bataille de la liberté sur Internet. Evidemment, nous aurons tous compris que chaque point de la Toile est à défendre, où qu’il soit. Sinon les perspectives seront faciles à imaginer... y compris dans notre beau pays. Il faut aussi remarquer qu’Internet doit se méfier d’une forme de retour à l’ordre moral qui pourrait être poussé justement par des scandales bien échafaudés. Rappelons par exemple que des informations sur le patrimoine de Ségolene Royal avaient circulé à partir d’une rumeur reprise par le député Jacques Godfrain qui fut également à l’origine de la loi sur la fraude informatique de 1988... Sans une certaine vigilance, sans faire de procès d’intention, les politiques sont sûrement prêts à créer l’incident afin d’imposer une chape de plomb à toute la Toile...
Si des chiens de gardes virtuels ne viennent pas défendre la liberté de la Toile, l’avenir proche sera prédictible : cette fiction sera plus parlante... 2 avril 2012... Noe, un internaute citoyen, est à son ordinateur. Il doit joindre les militants parisiens pour mener une action de type « flash-mob » s’inspirant d’ailleurs de la créativité de « générationprécaire » groupe insolent des années 2000. Noe a veillé toute une partie de la nuit et a reporté l’envoi de l’appel à l’action pour le lendemain... toujours à la dernière minute... Noé est donc là à attendre sa connexion... Mais, impossible de se connecter... L’opérateur lui bidouillera des excuses pour le faire patienter... Un mois plus tard, Noe est toujours « débranché » de la Toile... impossible de jouer son rôle de militant et d’activiste... Il était en fait la cible d’un comité politique instillé chez l’opérateur et veillant à ce que tout élément subversif soit hors de capacité de mobiliser jusqu’à l’élection qui se prépare dans une ambiance quasi insurrectionnelle. La déconnection est l’arme nouvelle d’un parti majoritaire...
6 avril 2012. Marina perd l’usage de son site web qui a été hacké par un intrus avec l’aval du gestionnaire de la « blogosphère unifiée »... Le provider traîne pour lui redonner la main... même raison, une militante sur la Toile peut ouvrir les yeux du plus grand nombre et peut s’avérer très embarrassante sur une période très sensible.
12 avril, Malcomm, un jeune philosophe porté sur le débat d’idées est débranché par un virus qui aura détérioré l’ensemble de son interface web... ses lecteurs, eux, verront une « page en construction » anodine... Un hacker qui détient l’ensemble des fiches de renseignements portant sur les activistes, voire les « éléments subversifs » potentiellement influents, vient de « fusiller » virtuellement et durablement ce gêneur...
22 avril 2012, deux hommes de taille moyenne pénètrent dans l’ambassade de Belgique à Paris. Leur but est de transgresser un « tabou républicain ». Donner avant l’heure ce que tout le microcosme parisien sait depuis le début de l’après-midi... donner le résultat du premier tour des présidentielles... Au moment de se connecter sur son blog, M. Birenbaum, à l’instar M. Karl Zero, ne peuvent accéder à leur page respective et faire le post qui effarouchera les « bigots de la République » à savoir ceux qui savent l’info et jouent de la rumeur avec délectation... tout en n’acceptant pas que tout un chacun fasse comme eux. « Sites en dérangement, non accessibilités due à un trop grand flux d’internautes » diront les experts... La censure virtuelle aurait frappé la France avec des méthodes militaires de brouillage électronique... Oui, faute de vigilance citoyenne... En 2012 : la Toile est quadrillée, nul ne peut lancer ou laisser échapper une information quelconque surtout si elle déplait à un parti majoritaire... Verrouillage digne des lettres de cachets d’une certaine époque et qui planait sur la tête de tout journaliste quelque peu téméraire. Mais avant cet avènement d’une censure virtuelle généralisée qui pourrait arriver, posons-nous les questions de la légitimité de ces filtres qui bâillonnent certains Etats, de pratiques politiciennes qui pourraient germer. Une censure électronique et des brouillages ciblés pour conforter l’autocensure citoyenne, c’est l’idéal pour des régimes démocratiques déliquescents... 2012, une année qui pourrait ressembler à cela si nous n’y prenons pas garde...
http://deibert.citizenlab.org/
http://cyber.law.harvard.edu/oniconference07/Main_Page
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