JDD : Geoffroy Lejeune et la bollorisation des esprits
« Sous nos yeux, s'assemble, cohérente, efficace, ouvertement militante, une presse de la haine, qui se donne pour but de fédérer tous les combats réactionnaires, de la xénophobie jusqu'au climato-scepticisme décomplexé (…). Rien ne semble arrêter Vincent Bolloré sur ce chemin-là. À l'observer depuis des années conquérir, terroriser, virer, asseoir sa domination sur les médias français, au risque de saboter les marques auxquelles il passe la muselière et dont il fait fuir les talents, il est permis de se demander : mais qu'est-ce qui motive, carrière faite, fortune consolidée, ce septuagénaire, qui avait promis de passer la main à ses enfants pour son 70e anniversaire ? » (Daniel Schneidermann, le 27 juin 2023).
Ce mardi 1er août 2023, le journaliste Geoffroy Lejeune, qui va avoir 35 ans dans un mois (le 8 septembre), a pris ses fonctions de nouveau directeur de la rédaction du "Journal du dimanche". Il vient avec sa collègue Charlotte d'Ornellas. Et un accord a été trouvé entre les journalistes quasi-unanimes de la rédaction, en grève permanente depuis le 22 juin 2023, et la direction. La grève s'est donc terminée après 40 jours (soit la plus longue depuis 1975) et 1,5 million d'euros de pertes en CA.
La veille dans le site "The Conversation", l'historien Alexis Lévrier, maître de conférences de l'Université de Reims et spécialiste de la presse, expliquait : « Quelle que soit l’issue de cette grève, on aurait tort de penser qu’il s’agit d’un conflit isolé et sans implication pour le reste des médias : dans ce combat si dissymétrique se joue sans doute une partie de l’avenir de la presse française. (…) Geoffroy Lejeune incarne en effet mieux qu’aucun autre la tentation réactionnaire à laquelle une partie des médias français ont cédé depuis une dizaine d’années. », tout en pronostiquant un échec des grévistes comme ce fut le cas pour iTélé en 2016 et Europe 1 en 2021.
Et effectivement, les journalistes en grève se sont avoués vaincus ce 1er août 2023 : « Aujourd'hui, nous avons perdu une bataille, mais notre lutte ne s'éteint pas. À l'issue de cette grève historique, nous dressons ce constat : face au pouvoir des actionnaires, les journalistes ne peuvent s'en remettre qu'à la loi. Notre rédaction disparaît, mais un collectif puissant s'est formé. ».
Entré en 2012 à "Valeurs actuelles", rédacteur en chef du service politique en 2015, directeur de la rédaction en 2016 (le plus jeune des directeurs de rédaction de France, à 27 ans), Geoffroy Lejeune a transformé ce magazine en un prospectus à la gloire d'une supposée extrême droite réactionnaire et xénophobe.
Le 19 juin 2023, il a été viré de l'hebdomadaire par l'actionnaire principal à cause de sa trop grande zemmourophilie, à la suite d'une altercation personnelle, mais aussi parce que les résultats commerciaux n'étaient pas au rendez-vous (se souvenir qu'une entreprise, pour être viable et continuer à employer des salariés, doit faire des profits). "Le Monde" a fait, le 24 juin 2023, un bilan désastreux de la période Geoffroy Lejeune : « Entre 2021 et 2022, il a perdu 10% de ses quelque 100 000 abonnés, la moitié de ses visiteurs en ligne, passant de quatre millions à deux millions, vu la publicité fondre et le recul de la vente en kiosque. ». Geoffroy Lejeune a été remplacé par Tugdual Denis.
Quasiment tous les journalistes du JDD avaient fait grève dès l'annonce du remplaçant de Jérôme Béglé (parti pour "Paris Match") à la tête de la rédaction par Arnaud Lagardère qui est propriétaire du JDD. Une sorte de zèle auprès de Vincent Bolloré qui, par l'intermédiaire de Vivendi, a absorbé Lagardère. Les journalistes exprimaient ainsi leur « refus d'être dirigés par un homme dont les idées sont en contradiction totale avec les valeurs du journal » (j'y reviens plus loin).
Jamais une grève entre journalistes et direction n'a été aussi longue, et cela dans un contexte difficile de restructuration de la presse écrite, notamment en raison des nouveaux comportements avec l'Internet. La rédaction y a vu un sorte de coup d'État pour imposer une ligne éditoriale autoritaire et d'extrême droite comme cela s'est déjà passé avec d'autres médias Bolloré, en particulier CNews (ex-iTélé), Europe 1 et aussi "Paris Match". Une longue grève de journalistes s'était produite en 2016 à iTélé pour protester contre le recrutement de Jean-Marc Morandini et cela s'est terminé par la démission ou la soumission des journalistes ainsi que par la victoire de Vincent Bolloré.
Dans cette polémique, toutes les rancœurs mais aussi toutes les contradictions de la presse sont concentrées. Je ne pense pas que Geoffroy Lejeune, ami d'enfance de Marion Maréchal et fervent soutien de son collègue devenu polémiste puis candidat à l'élection présidentielle Éric Zemmour, imaginait créer autant le scandale, ce qui lui permet la notoriété mais aussi l'étiquetage probablement justifié d'extrême droite.
J'ai "connu" Geoffroy Lejeune il y a cinq ans dans ses débats sur LCI quand la chaîne confrontait deux éditorialistes opposés. À l'époque, il avait les cheveux longs, il m'apparaissait sympathique, avec des idées claires, simples, pour ne pas dire synthétiques, intelligent, et, somme toute, redoutable. On dit que le diable ne se présente jamais avec sa face de bouc, son odeur pestilentielle, sa queue crochue et son regard à faire peur les plus endurcis. Ce serait trop facile. Au contraire, il se présente plutôt sous la forme d'une innocente et charmante sirène prête à endormir toute vigilance.
Le psychanalyste de la bande à Ruquier et de la maison des insoumis, Gérard Miller, qui a eu 75 ans il y a un mois (le 3 juillet), soit plus du double, ou quarante de plus que le jeune Lejeune, a été longtemps son contradicteur sur le plateau de LCI. Sa description comme un "patte-pelu" était celle-ci, dans "20 Minutes" le 27 juin 2023 : « Ce sont des gens dont la manière d’agir est douce et flatteuse et ils s’en servent à des fins terribles. J’ai débattu avec Lejeune pendant deux ans, c’est un jeune homme aimable, bien élevé à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Il est capable de dire les pires horreurs avec l’apparence de quelqu’un de mesuré (…). J’ai rencontré tous les ténors de l’extrême droite, il est un peu à part. Il fait partie d’une génération de jeunes gens d’extrême droite qui se veulent au second degré, raison pour laquelle il est proche de Gaspard Proust. Ils ne veulent pas se présenter comme ce qu’ils sont, ce sont des militants d’un nouveau look. ».
Le principe d'un débat hebdomadaire pendant deux ans entre Gérard Miller et Geoffroy Lejeune était en lui-même contestable car cela laisserait entendre qu'en dehors d'Éric Zemmour et de Jean-Luc Mélenchon, point de salut. Heureusement que si ! Geoffroy Lejeune a finalement été remercié (et exclu) de LCI en août 2020, quand "Valeurs actuelles" a présenté la députée FI Danièle Obono sous les traits dégradants d'une esclave, ce qui a condamné le journal en appel le 17 novembre 2022 pour injure à caractère raciste. Le journaliste Louis de Raguenel, également redoutable débatteur à la télévision, qui travaillait pour "Valeurs actuelles", en a profité pour quitter le magazine le 4 septembre 2020 et rejoindre la maison Bolloré à la radio Europe 1 (pressenti comme chef du service politique et vivement contesté par les journalistes, il a été nommé adjoint de Michaël Darmon).
Les contradictions, il y en a plein, évidemment, dans cette polémique.
La principale est sans doute que tous les journalistes de gauche sont venus soutenir les journalistes du JDD, et pourtant, le "Journal du dimanche" est loin d'être un journal de gauche, plutôt un journal de droite libéral, prêt à aider un pouvoir qui cherche à sonder la réaction à certaines mesures. L'interview au milieu du week-end permettait ainsi de communiquer doucement et attendre le retour en début de semaine. Si la gauche défend aujourd'hui la rédaction du JDD, c'est parce que, selon elle, la liberté et surtout l'indépendance des journalistes seraient en cause. Après tout, beaucoup ont manifesté en proclamant "Je suis Charlie" alors que "Charlie Hebdo" ne cesse de vouloir être transgressif et choquer tout le monde. Et cela toujours au nom de la liberté de la presse (qui, à mon sens, n'était pas vraiment en cause avec l'attentat du 7 janvier 2015, les autres attentats l'ont prouvé).
La contradiction existe aussi dans l'autre camp. Après tout, ceux qui soutiennent CNews, ou Geoffroy Lejeune, ce sont aussi ceux qui fustigent la presse aux mains de milliardaires qui feraient la pluie et le beau temps et imposeraient une "doxa", voire une "pensée unique". Or, justement, Vincent Bolloré est un milliardaire qui veut imposer sa propre rhétorique idéologique aux médias qu'il a achetés. Du reste, il y a des connexions entre Vincent Bolloré et le parti LR, entre autres avec Nicolas Sarkozy.
Autre contradiction sur la liberté de la presse : liberté des journalistes à ne pas suivre un directeur à l'idéologie éditoriale refusée... mais aussi liberté de ce directeur à exprimer et développer des idées même repoussantes. Au nom de quoi, à part la loi (qui considère comme un délit l'incitation à la haine, par exemple), certaines idées ne devraient pas être plus exprimées publiquement que d'autres ? La liberté, c'est aussi de rendre libres ceux qui refusent la liberté. C'est le talon d'Achille des démocraties.
La contradiction économique aussi : dès lors qu'un journal est une entreprise privée, il est normal que ce soient les actionnaires qui prennent les décisions et fassent les choix stratégiques, quitte à se tromper et à perdre des parts de marché. Depuis quand un salarié déciderait-il de la stratégie d'une entreprise privé s'il n'est pas lui-même actionnaire ? Ce serait un peu comme si la personne qui assure la peinture de la maison de son client décidait lui-même de la couleur, etc. C'est le le principe même de la propriété qui serait remise en cause.
Mais justement, c'est ce côté-là qui sera en débat, probablement au cœur des états-généraux de la presse qui seront lancés par le gouvernement en septembre 2023, avec une attention particulière portée aux ingérences et aux concentrations des médias. En considérant que l'activité d'un journaliste est particulière (mais on pourrait le dire de chaque profession), faut-il entourer les journalistes de garanties le protégeant dans son autonomie éditoriale. Là encore, on nage en pleine contradiction, car il y a l'indépendance d'un journaliste et l'indépendance d'un journal, et un journal ne peut être vraiment un journal sans cohérence éditoriale.
Il y a des journaux "rassembleurs", c'est-à-dire qui essaient (tant bien que mal) à rester neutres (selon le contexte du moment), c'est le cas généralement de la presse quotidienne régionale (pas toujours), et il y a aussi des journaux qui affichent clairement leur parti pris éditorial. "L'Humanité", "Libération", "L'Obs", "Le Figaro", "Les Échos", etc. sont clairement marqués politiquement. "Marianne" est un peu plus compliqué à définir. Il est donc normal qu'il y ait une ligne directrice, et une charte des valeurs. Et il ne semble pas inconvenant qu'il existe aussi une presse dite d'extrême droite (c'est d'ailleurs dans la grande tradition de l'extrême droite française depuis le début de la Troisième République).
Ce qui se passe dans la presse écrite depuis une dizaine d'années, c'est comme si des communistes avaient rachetés "Le Figaro" (ou l'inverse). C'est l'utilisation volontaire de la marque d'un journal et de la transformer complètement. Le pire exemple est bien sûr "France-Soir" qui avait une signification dans le passé mais qui n'est plus qu'un torchon complotiste et populiste sans journaliste.
En changeant le nom de la chaîne iTélé, le groupe Bolloré avait ainsi élégamment transformé la chaîne sans en reprendre la marque originelle, donc, sans tromperie : CNews a toujours été de la même ligne éditoriale que depuis ses débuts. En revanche, "Valeurs actuelles" (qui n'est pas la propriété du groupe Bolloré) a clairement radicalisé ses positions conservatrices en positions extrémistes.
Certains internautes, favorables à Geoffroy Lejeune, se demandent pourquoi les journalistes de la rédaction du JDD qui ont fait grève ne quitteraient pas le journal pour créer le leur ? C'est sûr que c'est ce qui s'est passé dans les années 1950, 1960, 1970 et même 1980, avec de belles créations (dont "L'Express", "Le Nouvel Observateur", "Le Quotidien de Paris", "Le Point", "L'Événement du jeudi", "Marianne", etc.). Mais aujourd'hui, à l'heure du numérique, ce n'est pas réaliste du tout car il faut un modèle économique qui tienne la route et si les journalistes veulent être indépendants d'éventuels actionnaires, ils ne doivent pas non plus se retrouver en dépendance avec leurs éventuels annonceurs.
Finalement, la question pourrait se retourner : si c'est pour faire un journal d'extrême droite, pourquoi le groupe Bolloré ne créerait-il pas son propre journal ? Comme le milliardaire a les moyens de créer une entreprise non rentable, pourquoi vouloir à tout prix reprendre un titre déjà existant, avec sa marque, son histoire, ses valeurs et ses lecteurs, et les trahir par la transformation au service d'une idéologie très marquée et très clivante ?
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (01er août 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Geoffroy Lejeune.
Alexandre Adler.
Antone Sfeir.
Anne Sinclair.
Jean-François Kahn.
Victoria Amelina.
Éric Zemmour.
Denise Bombardier.
Pierre Loti.
Laurent Ruquier.
François Cavanna.
La santé à la radio.
Philippe Tesson.
Daniel Schneidermann.
Catherine Nay.
Serge July.
La BBC fête son centenaire.
Philippe Alexandre.
Alain Duhamel.
44 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON