L’internet, talon d’achille du gouvernment des pensées
L’une des plus belles chansons de la chanteuse et poète brésilienne Adriana Calcanhoto contient ces mots : eu vejo tudo enquadrado / remoto controle ([je vois tout encadré / télécommande]. C’est comme ça que certains gouvernements aiment leurs citoyens : à vision encadrable (mais sans la conscience poétique qu’elle l’est). Ils ont à travers le temps développé un ensemble de moyens et de savoirs-faire auxquels beaucoup ne sont pas outillés pour résister. Le cœur de ces moyens est la capacité à concentrer l’attention pendant des périodes brèves mais intenses et répétées sur des événements, des images ou des mots chargés d’émotion de façon à frapper la pensée de stupeur, tout en laissant l’adhésion ou le rejet diriger les comportements et les opinions.
L’espace public moderne qui se construit sur internet est un antidote précieux dans cette situation. Après divers discours présidentiels récents, il était extraordinaire d’y observer la déconstruction des mensonges, arguments fallacieux, présentations tronquées et facilités émotionnelles. Internet n’est pas toujours le lieu d’origine de ces déconstructions, mais il est le lieu où elles s’amplifient, se perfectionnent et s’échangent. Ceux qui visent à gouverner la pensée par la stupeur l’ont compris, et ils ont engagé une guerre à plusieurs fronts contre le nouvel espace public. Le premier de ces fronts est la pollution, et le second le contrôle et la police.
La pollution consiste à installer dans internet une discrimination en faveur des flux des médias qui propagent la fascination et la stupeur. C’est une stratégie malaisée car internet a été conçu précisément pour être agnostique et équitable par rapport à ce qu’il transporte. Il faudra donc multiplier des stratégies techniques et légales pour parvenir à y installer la discrimination qui règne naturellement au pays de la télévision. Techniquement, on essayera de détruire la neutralité de l’internet en autorisant les opérateurs de télécommunication et les fournisseurs d’accès à des pratiques discriminant entre les types de sources, de contenus ou de protocoles. Fiscalement, on favorisera les sites bientôt labellisés des médias qui ne laissent parler la critique que lorsqu’elle est convenablement encadrée. Judiciairement on créera pour les internautes un régime de responsabilité de diffamation ou autre plus défavorable que celui qui s’applique aux sites de médias “officiels”.
Le contrôle et la police s’institueront par des canaux dérivés : en invoquant la protection des enfants, la lutte contre le terrorisme et last but not least, la défense de la “propriété intellectuelle”.
Chez nos amis italiens, qui ont un gouvernement également mal-intentionné à l’égard de l’espace public démocratique mais nettement moins astucieux, on fait tout ça d’un coup, dans de grandes lois sécuritaires. Chez nous on multiplie les petites touches, chacune liberticide et contraire aux droits, mais pas assez massivement pour mettre dans la rue. Le risque est sans doute plus grand chez nous. Il faudra que ceux qui défendent les libertés ou l’autonomie de la pensée dans d’autres champs, du traitement des étrangers qui est l’étalon des droits à l’indépendance universitaire et de recherche comprennent que leur capacité à gagner sur ses fronts dépend d’une ressource critique, l’espace public informationnel. Il faudra aussi que ceux qui font vivre cet espace public reconnaissent les valeurs communes qu’ils partagent avec d’autres acteurs.
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