La fin des complots
L’histoire de la gouvernance est celle du mensonge. Le mensonge qui n’est au départ qu’un accessoire de la force, mais s’y substitue dès que personne ne peut plus avoir seul l’avantage contre tous et doit donc s’en remettre à des alliances. Alliance veut dire loyauté, mais aussi, surtout, intérêt. On peut bâtir des alliances sur la crainte, bien sûr, mais elles sont fragiles. Il suffit de baisser sa garde.
Les alliances bâties sur des promesses et des récompenses permettent, au contraire, d’aller dormir tranquille. La promesse veille, vivante dans l’esprit de celui à qui l’on a promis. Naturellement, si l’on promet beaucoup, remplir ses promesses devient plus ardu et ne pas les remplir de plus en plus avantageux.
Le mensonge, en gouvernance, a commencé sa longue carrière au temps béni des mimiques, précédant celui des onomatopées, dès qu’on a pu réussir à faire croire que montrer ses dents n’était pas une menace de mordre, mais un sourire. Les meilleurs jours du mensonge, toutefois, sont venus avec l’intelligence, avec l’astuce, avec le raffinement. Il est tellement plus facile de tromper quelqu’un qui fait déjà la moitié du chemin en s’inventant sa propre histoire ! Le mensonge étant un jeu qui se joue à deux, toutefois, on en arrive au point où personne ne croit plus rien ni personne et c’est la force qui reprend ses droits, jusqu’au jour où...
Jusqu’au jour où l’on pense « démocratie ». La démocratie à cet avantage que le mensonge est à sens unique. La promesse va de celui qui veut gouverner vers celui qui va le lui permettre, jamais dans l’autre sens. Voilà qui permet de jouer sur du velours et de mettre, chacun dans son propre écrin, tous les petits bijoux de mensonges qu’un politicien peut inventer. Ce sont, littéralement, les joyaux de la couronne.
A beau mentir qui a seul accès au micro. Mensonges pour être élu, mais ce sont des péchés véniels. Mensonges, surtout, sur ce que l’on fait et sur ce qu’on en retire. Qui sait vraiment ce qui se trame dans les officines de l’État ? Qui sait les canaux occultes qui vont de ces officines vers les banques et les paradis fiscaux ? Qui sait qui dîne avec qui, dans ces délicieux petits salons décorés Régence, avec vue sur la place Vendôme ? Quelles sont les affaires qui s’y négocient ? La gouvernance et la richesse, qui n’en est que le reflet sur l’écran pour les badauds, se déplace bien discrètement.
Les médias traditionnels sont comme ces glaces sans tain qui permettent de voir sans être vu. Le pouvoir voit ce que pensent ses sujets, mais pas ceux-ci ce que font leurs maîtres. Tout est très bien ainsi. Relations politiques et économiques, relations nationales et internationales, il n’en transparaît qu’une image d’Épinal qui a la couleur rose pour rasséréner le bon peuple et le pouvoir magique de susciter en lui des ambitions motivantes, mais modérées. Travaillez plus...
C’est dans ce monde parfaitement organisé que sont arrivés internet et les blogs. Chaque joueur de poker, au casino du pouvoir et des affaires, sent tout à coup grouiller derrière lui plein de gens qui pourraient voir ses cartes. Or, un signal discret à l’adversaire est si vite arrivé. Il n’est plus nécessaire que le planton, le chauffeur ou la fille du vestiaire ait un pote journaliste, pour que les choses entendues à mi-voix se sachent. Chacun peut faire que le lendemain l’information soit accessible sur 100 millions d’écrans, de Ouagadougou à Varanasi.
Indiscret, mais il y a pire. Comment jouir de la crédibilité que donne la richesse - et mettre fin aux qu’en dira-t-on et aux rumeurs que véhiculent les moins-que-rien, en opposant la hauteur à la vérité et la parole du duc à celle de son valet - si chacun a dans sa poche la petite caméra vidéo qui lui permet de transformer sa parole en vérité et de démontrer que c’est Sa Grâce qui a menti ? Comment défendre la raison d’État, quand tous les complots sont éventés ?
De tout temps, c’est uniquement par des « complots » qu’on a mené le monde. Un complot, ce n’est rien de plus que quelque chose que l’on sait, que d’autres ne savent pas et qu’on ne veut pas qu’ils sachent. Votre vie est une suite de complots. La société est un agrégat de complots et la gouvernance de la société par ceux qui la gouvernent est simplement le plus sérieux de ces complots. Si le mot « complot » vous choque, vous pouvez remplacer par discrétion, secret, confidentialité, mais la réalité demeure que le monde fonctionne sur ce que certains savent et ne disent pas.
La transparence qui nous arrive par internet et les blogs est la révolution la plus lourde de conséquences pour la gouvernance depuis qu’il existe une gouvernance. On ne semble pas en voir encore toutes les conséquences. Rien ne se fera plus qui ne sera pas su. Inutile d’espérer passer inaperçu. On n’ignorera aucun de vos gestes. Si Katia vous quitte et que vous vous mettez noir avec le premier Russe venu, ça se saura. S’il y a des jours où vous n’aimez pas la marine ou les marins, ça se saura aussi.
Et si vous mettiez la tour Eiffel par terre pour construire une autre tour Montparnasse, en croyant que personne ne croira à un tel forfait. N’en soyez pas si sûr. Un éboueur, doctorant à ses heures, pourrait prendre à la sauvette une photo où l’on verrait que le clochard qui a mis le sac près du pilier portait les mêmes bottes que les CRS. C’est comme ça qu’on vient de coincer des agents provocateurs au Canada, il n’y a pas trois semaines.
Toute cette histoire du 911 aurait été acceptée à sa face même et serait passée à l’oubli, comme Pearl Harbour si, par une ironie tragique du destin saluant le chef le doigt bien dressé, l’événement n’avait coïncidé avec une multiplication par dix du nombre des internautes dans les années qui ont suivi et une logorrhée comme l’Histoire n’en avait jamais connue. Une Némésis facétieuse est venu arracher la couverture, au moment précis où ont été posés les gestes honteux. On en a beaucoup parlé... Ne comptez donc plus désormais sur le mensonge : c’est la fin des complots. On saura.
Sachant, on sera pour ou contre vous et ceux qui s’opposent à vos gestes tenteront de vous empêcher de les poser. Il va falloir maintenant que tout le monde devienne complice. Il va falloir une nouvelle façon de gouverner. Est-ce à dire que tout le monde saura toute la vérité ? Oui... et non. Oui, dans la mesure où la vérité sera là et sera nue. Non, dans la mesure où tout le monde ne regarde pas nécessairement au bon endroit et au bon moment. Si on ne regarde pas où il faut regarder, on ne voit pas ce qu’il y a à voir. La nouvelle façon de dissimuler et donc de gouverner passe ainsi maintenant pas deux démarches complémentaires.
La première, déjà bien rodée, c’est de ne plus cacher, mais de distraire. Parler de tout et donc de rien. En dire beaucoup. Ne pas remplacer les textes censurés par des « blancs », mais par des annonces, ou mieux, par des images pornos. Tarzan est heureux. La deuxième est l’effet Milgram. Le jiu-jitsu qui permet de saisir solidement lambda par la manche de sa veulerie, de s’appuyer sur son ignorance, de le faire pirouetter dans sa complaisance et de le projeter loin dans la soumission. On passe de l’approche « sombres mystères » - voir naguère l’affaire Ben Barka - à celle de l’insolente admission aujourd’hui de la torture par le gouvernement Bush.
On ne tente plus de cacher les faits, ils seraient de toute façon découverts. On passe à un niveau supérieur de manipulation. La manipulation avancée, quand on passe de Bernays à Milgram, c’est quand on ne nie plus rien. Pour les cas qui ne défient que le bon sens, un haussement d’épaule est une parade suffisante. « La Tour # 7 du WTC est tombée sans qu’un avion la frappe ? Et alors ? De quoi j’me mêle ? Vous croyez aux complots ? Monsieur est un « conspirationniste » ? M’énervez pas avec la Tour # 7 ! » Question réglée.
Quand les faits défient la bonne conscience, cependant, il faut faire mieux. La torture ? Quelle torture ? Ce que vous croyez voir n’est pas ce que vous voyez. Souvenez-vous de cette scène merveilleuse de 1984, où la victime voit vraiment les six doigts de l’interrogateur... Ce que vous voyez, d’ailleurs, n’a pas du tout le sens que vous lui prêtez. Pensez à Sylla, expliquant au Sénat romain qu’il ne se passe rien à Rome... seulement quelques mauvais sujets qu’on égorge... On ne ment plus, on ne peut plus. C’est sur le sens, maintenant, que le pouvoir doit jouer.
Le pouvoir bushiste ne cache pas qu’il fait des choses déplaisantes. Il dit simplement, avec assurance, qu’elles ne sont pas si déplaisantes. Si vous avez vécu dix fois l’angoisse d’une noyade et que vous ayez révélé ce que vous ne vouliez pas révéler, ce n’est pas qu’on vous a torturé ; c’est simplement que vous avez subi une légère contrainte... M’énervez pas avec la torture ! Vous, là-bas, vous êtes bien d’accord ? Soyez d’accord. Évitez-vous une légère contrainte. Frappez le sol, quand vous atterrirez dans la soumission, ça vous évitera de vous rompre les os.
La nouvelle façon de gouverner, c’est cartes sur table. L’hypothèse de départ est que, si on gratte l’hypocrisie, il suffit d’avoir la garde prétorienne à portée de voix pour que ce ne soit pas l’indignation qu’on trouve dessous, mais le cynisme. On prend pour acquis que chaque majorité effective bien renseignée va s’avouer froidement qu’elle n’a pas d’autre but que de tirer tout ce qu’elle peut de ceux qui ne font pas partie de la majorité effective. Au lieu de gouvernements de salauds qui manipulent des populations innocentes, nous aurons donc, puisqu’il n’y a rien qu’on puisse cacher au peuple et que la transparence oblige à la complicité, des gouvernements de salauds qui transformeront leurs citoyens en salauds eux aussi.
On a ici l’occasion d’atteindre un nouveau niveau d’objection dans la manipulation de l’âme humaine. La transparence force les peuples à devenir complices de leurs gouvernants. Préparons-nous donc à une gouvernance transparente, plus franche, infiniment plus démocratique. Ce sera la réalisation involontaire de toutes les promesses qu’ont faites ceux qui n’y croyaient pas à ceux qui voulaient croire n’importe quoi. On en parlait, maintenant, on y est.
La transparence arrive et avec elle la vraie démocratie. La nécessité croissante d’aller vers le consensus. Avec elle vient cependant la responsabilité, aussi, pour tous et chacun, de choisir s’il veut plus de justice ou va simplement exiger, pour lui et seulement pour lui, une plus large part du butin. Est-ce qu’on arrivera à l’honnêteté et à la décence, ou seulement à une plus grande complaisance ? Dans la transparence, les choix sont plus clairs. Les conséquences aussi, car les justiciers autoproclamés ont encore moins de scrupules, quand il ne reste plus de Justes dans Gomorrhe.
Pierre JC Allard
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