La notion médiatique de « bon client »
Le phénomène s’amplifie : le « bon client » des médias impose-t-il sa parole singulière ou entre-t-il dans un système qui le domine ?
Depuis plus d’une dizaine d’années, les animateurs et commentateurs de la sphère médiatique utilisent de manière récurrente une expression troublante pour désigner un homme ou une femme qui apporte une valeur ajoutée quantifiable à un programme télé ou radio, celle de bon client. Passons sur le clientélisme que cet usage linguistique promet. A l’intérieur ou hors du service public d’information et de divertissement, le programme, l’œil sur l’audience, a besoin de fidéliser, donc de séduire. Quand l’offre multiple génère un comportement récepteur de zapping, que ne faut-il faire pour produire du spectacle ! Ainsi, au fil des émissions, ce concept s’est installé, ces hommes de tempérament se sont imposés comme capables de créer de l’inattendu. Paradoxalement, et cela dans le même temps, les émissions de télévision ont considérablement réduit la part d’aventure liée au direct du plateau. On assiste donc aujourd’hui, du côté des producteurs et animateurs, à un désir d’offre qui laisse éclater les propos singuliers et les personnalités dérangeantes en même temps que celui-ci réduit la liberté de diffusion : au cas où le « bon client » dérape, on peut couper ! Ce qui signifie que chez le bon client sommeille un mauvais client qui s’ignore ! Le rapport dominé/dominant participe de ce rapport d’offre et de demande. Mais comment appréhender ce rapport ?
Pour savoir de quoi on parle, examinons ce phénomène à l’aide d’une typologie simple : elle dit beaucoup, à mon sens, sur l’état de nos attentes de spectateur. Empiriquement, je vois quatre types de « bons clients » donc quatre postures langagières :
- le discours surjoué, bavard et inventif, type Michel Serrault-Fabrice Luchini : on l’aime parce que les décalages qu’il promet sont de l’ordre d’une bouffonnerie tranquille et en partie formatée. On ne s’ennuie jamais, on est dans la cour de récréation... Serrault peut montrer son derrière au journal de 20 heures, c’est le derrière du comédien. Ces hommes-là ne se mettent jamais à nu, ils jouent avec folie une nudité qui passe essentiellement par une rhétorique du cache.
- Le discours sincère, constant et brut, type Sœur Emmanuelle-Arlette Laguiller : on l’apprécie parce que le sillon qui l’anime est antisocial et casse le moule de la puissance invitante. Certes, on sait ce qu’on va entendre, mais on est dans la cour des comptes... Sœur Emmanuelle tutoie la planète et ce tutoiement s’impose comme un projet de vie qui interroge le nôtre. Ces êtres hallucinés laissent entrevoir la simplicité d’une certitude et c’est souvent le téléspectateur qui se retrouve nu devant l’évidence d’une rhétorique étrangère.
- Le discours revanchard, populiste et catégorique, type Jean-Marie Le Pen-Marielle Goitschel : on l’utilise pour chauffer un plateau, pour traquer la surchauffe. On sait qu’ils sont là pour casser notre bien-être, on est dans la cour de cassation... Le Pen dérape avec ou sans brio, et le dérapage garantit l’écho. Ces individus du malaise foncent sans prendre de gants. Boxeurs invétérés, ils donnent à voir le corps blessé de l’écorché, ils nous coupent la langue par une rhétorique au couteau.
- Le discours élégant, averti et complice type Jean d’Ormesson-Édouard Baer : il sert à montrer du désenchantement la face la plus rieuse et la plus pétillante. Les mots sont choisis, les formules heureuses. Cet esprit français nous propulse dans une ancestrale cour des grands. D’Ormesson peut frétiller en susurrant une histoire salace qu’on raconte à l’Académie, il est encore plein de délicatesse. Ces esprits-là nous habillent pour l’hiver (un smoking, sinon rien !) d’une rhétorique mondaine.
Il se peut qu’il existe d’autres catégories. Les balbutiements de Modiano et les chapeaux de Geneviève de Fontenay doivent trouver leur entrée quelque part... Le mode anglosaxon d’interview cantonne l’invité à se saisir du show de l’invitant pour exister. C’est l’invitant qui est le dominant, l’invité qui est le dominé, même si ce dernier, pour plaire, fait toutes les pirouettes attendues. En France, on le voit, c’est l’invité qui sert sa verve ou sa singularité rhétorique sur un plateau. Nous sommes dans un pays, heureusement, où la puissance du langage trouble encore. Et parce que ces clients ne vendent que du langage, ils arrivent à dominer le tout-puissant espace médiatique qui les met en images...
Ah, vertu des bravitudes oratoires ! Non, vraiment, on ne m’ôtera pas de l’idée que la France est un grand pays !
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