La presse à sensation : un succès déroutant
Dés les prémices de la presse au début du XVIIe siècle, « La Gazette » de Théophraste Renaudot regorgeait déjà de faits divers croustillants et d’histoires extraordinaires, bien souvent inventés dans le seul but d’attirer des lecteurs. Le sensationnel, le sexe, le scandale... sont des phénomènes de masse qui plaisent à la foule depuis la nuit des temps. Racolage, interviews choc, sujets graveleux, articles provocateurs, la presse à sensation ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui. Les lecteurs en redemandent et l’univers de la presse est totalement dépassé par cet engouement.
Alors, dérive fatale ou tendance du moment ?
Le spectacle de l’anormalité est sécurisant pour le public
angoissé par ce qui échappe à son appréhension.
Le monstrueux, l’excessif, l’horrible rentrent par là dans l’ordre reconnu du
monde. Autant de champs ouverts à l’interprétation qui font fonctionner les
imaginations et suscitent des émotions.
Selon Georges Auclair, le fait divers exerce sur le lecteur
une puissante fascination, en lui permettant de vivre, par procuration, une
autre expérience, dans la zone de l’interdit, de la transgression de l’ordre
social, de l’irrationnel, exorcisant ses peurs, ses turpitudes, ses passions
coupables. Faire du sensationnel donne toujours l’illusion d’exister.
Gloria Awad dans Du sensationnel, place de l’événementiel dans le journalisme de
masse, explique que le journal hiérarchise et structure son
attente d’événement, conditionné tant par son contexte et son histoire que par
le contrat de lecture qu’il établit avec son destinataire, le lecteur. Le
journal donne une connotation, un coefficient dramatisant à l’évènement et le
« spectacularise ». Le sensationnalisme assume donc un rôle de rituel
régulateur dans les sociétés industrielles modernes. A partir d’un aperçu
historique de la presse à sensation, par opposition avec les journaux
d’opinion, l’exploitation du sensationnel est perçue comme un principe
fondateur du journalisme de masse. La rupture de la normalité est sa composante
de base en tant que porte ouverte sur l’extraordinaire, le caché et l’anomique.
Quand un journal choisit des images
« choc » en une ou qu’un magazine titre « A 70 ans,
j’ai eu mon premier enfant », il vend du spectacle, du rêve. Et
c’est ce rêve qui va être réutilisé par le magazine afin de combler les
lecteurs et de faire fantasmer les Français. Ce commerce de l’ « évasion » est
exploité par les éditeurs et capté par le marketing. Et ce n’est pas le seul credo utilisé par le magazine. Le sensationnel, le hors norme, suscite
énormément l’intérêt des lecteurs. Si les gens sont prêts à payer pour ce
produit et si les magazines en font l’un de leurs sujets de prédilection, c’est
en partie grâce à cet aspect.
En 1973, des chercheurs, Katz, Gurevilch et Hass, se sont
interrogés sur les besoins des lecteurs et les fonctions remplies par les
médias, presse écrite comprise, auprès de leur public. Apparemment, ces besoins
se diviseraient en cinq catégories : cognitifs, affectifs, d’intégration,
de contact et enfin d’évasion. Le lecteur aurait des attentes, des besoins, des
utilisations et des gratifications auxquels le magazine doit répondre. Sang,
scandale, sexe, les « 3 S » seraient la recette miracle pour attirer
l’attention. Au Moyen Age, on tuait sur la place publique ; à l’époque de Louis XVI, on regardait le roi aux cabinets ou pendant ses relations sexuelles.
Le voyeurisme et aussi l’exhibitionnisme sont les clés du succès.
Le sensationnel, les titres accrocheurs, marquent la
naissance de la presse moderne, dans le sens qu’elle vise un plus grand nombre
de « consommateurs ». L’objectif n’est plus d’instruire en
priorité mais d’attiser la curiosité d’un maximum de lecteurs. Ainsi, sexe,
argent, pouvoir, violence sont des thèmes qui « fonctionnent », qui
font vendre.
Le « marketing de la peur »
Gloria Awad propose quatre catégories pour le
sensationnalisme, basées sur la rupture, le conflit, la violence et la mort.
Culture de la peur et apologie de la sécurité alimentent les représentations de
la violence. Renforcement des craintes, poussées de paranoïa, histoires de
viols, de meurtres, de contaminations sont détaillées, amplifiées, et cette
redondance médiatique semble exercer une sorte de culture de l’effroi et de
la perversité sur notre société.
Les « people » déballent tour à tour leurs histoires
« loufoques », leurs vies privées dans les médias ou à travers des
autobiographies. De plus en plus d’hommes et de femmes font les gros titres
grâce à ce type de témoignages sensationnalistes. Le plus souvent au-delà
de la sphère publique, ils permettent aux lecteurs de rentrer au plus profond
de leur intimité. Contraints ou non de franchir certaines limites, ces
nouvelles « stars », racontent, expliquent, défendent leurs comportements,
leurs pensées, leurs envies...
De la télé-réalité au courrier des lecteurs, en passant par les dossiers
consacrés aux témoignages personnels, l’impudique se montre et ces personnes
nourrissent la presse, au sens propre et au sens figuré.
Dominique Melh, chercheuse au Centre d’étude des
mouvements sociaux (EHESS/ CNRS), distingue quatre catégories d’individus :
ceux qui profitent des médias dans le but de faire passer un message, ceux pour
qui l’exposition médiatique tient lieu de « thérapie cathartique », ceux qui
sont le porte-parole d’une communauté, d’une association (...) et enfin ceux qui
désirent livrer leur propre expérience et défendre leur point de vue. Ces
nouveaux adeptes des médias n’ont ni les mêmes buts, ni les mêmes besoins. Et
pourtant, ils apparaissent sur des magazines similaires, racontent des
anecdotes semblables, et exhibent leur intimité de manière identique.
Ces articles répondent au sens premier du terme « racoleur
» : ils rapportent de l’argent. Le sensationnel plaît, la recette n’est pas
nouvelle. Ce qui l’est un peu plus, c’est cette façon sans pudeur dont les gens
alimentent cette économie en devenant des acteurs importants du marché. Ce
marché de l’offre (impudeur-exhibitionnisme) et de la demande
(impudeur-voyeurisme) est particulièrement dynamique. C’est un cercle vicieux,
car « si l’exhibitionniste existe, c’est bien parce que le voyeur
regarde ». Les numéros à sensation peuvent faire augmenter les tirages ; ceux qui parlent de leurs expériences personnelles avec images
« choc » à l’appui doublent presque automatiquement les ventes.
Banalisé, fonctionnalisé, parcellisé, le sensationnel dans les magazines est
devenu un véritable produit de consommation. Ce nouveau phénomène arrange bien
les rédactions. Il leur permet d’élargir leur cible et d’augmenter les
revenus du journal. Ainsi, pour ne pas se laisser totalement engloutir par la
télévision, les magazines jouent la carte du sensationnel et de la provocation.
Selon Michel Maffesoli, dans Le Temps des tribus, nous
revenons au phénomène ancien, où il n’y avait pas de frontière entre l’individu
et la société, où tout est désormais sur la place publique. Il y a perte de soi
dans l’autre. « Le propre du tribalisme actuel, c’est : je suis pensé par les
autres ». L’autre m’intéresse parce qu’il est mon miroir. En effet, ces
articles qui fleurissent dans les magazines sont à la mode parce que, dans une
société en quête d’idéologies et de repères, ils tendent un miroir au
téléspectateur ou au lecteur, qui s’identifie fatalement à l’un ou l’autre des
protagonistes. Débarrassé de sa connotation péjorative, le voyeurisme permet,
dans certains cas, de mieux affronter la réalité.
Notre société tente de faire reculer les limites de toutes
ces barrières. D’après Freud, l’humain, « ce pervers polymorphe », serait
par essence voyeuriste et sadique. Les personnes qui racontent leurs viols,
leurs problèmes, leurs malformations... pratiquent l’introspection tout en
permettant aux lecteurs de vivre leurs expériences, un peu comme une thérapie
collective. Nous serions tous un peu exhibitionnistes. Selon Gérard
Bonnet, « nous voudrions tous révéler des choses sur nous et aimerions que le
monde entier nous écoute. L’exhibitionnisme est une condition humaine. Et seule
la pudeur détermine où chacun place ses barrières. »
Michel Bozon, directeur de
l’Institut national des études démographiques et sociologue, explique : « On ne
sait plus ce qui est bien ou mal. Voilà pourquoi on s’intéresse de plus en plus
à ce que les autres font. On essaie de comprendre comment ils se débrouillent
et de se fonder sur eux ».
Florant Olivier, sexologue, explique que chaque société s’autorégule et que le média, lui aussi, s’autocensure : « Les sociétés ont une capacité de régulation qui dépasse les agissements individuels ». La perte de la « notion de limite » est à craindre tant du côté des médias que du côté des citoyens, car cette surexposition dans la presse, ne montre pas qu’une simple perversité, mais une déviation du système qui semble tomber dans « les pièges du sensationnel » et du « business du voyeurisme » qui font recettes. Il faut toujours se donner et donner aux gens une ligne jaune à ne pas dépasser.
En effet, que penser de la publication de la photo du crâne calciné d’un
homme dans un magazine dit "sérieux" pour un reportage
sur les incendies dans le Var ? Ou du célèbre cliché dévoilant une femme
meurtrie et dévêtue lors de l’attentat à Paris en 1995 ? Pour les proches
et de nombreux lecteurs, les médias feraient perdre aux victimes toute dignité.
Les journalistes ne seraient pas les seuls fautifs mais subiraient l’une des
perversions de l’Homme : le voyeurisme. Les médias, qui contribuent largement à
former l’opinion et ses réactions, doivent d’autant plus respecter le principe
de précaution qui suppose d’éviter la recherche du sensationnel au prix de
conclusions parfois hâtives voire infondées.
La contrainte financière et l’aspect commercial de l’information sont
indéniables. L’information est devenue un produit et se consomme. La presse à
sensations illustre parfaitement le côté mercantile des médias. Des procédés
journalistiques paraissent en effet plus proches du cancan que de la véritable
information. Parfois, le profit passe avant l’éthique. Ainsi, de multiples
exemples nous montrent l’influence qu’exerce la société de consommation sur les
médias. Les journalistes ont le pouvoir de se taire sur des sujets et le
pouvoir d’en maltraiter d’autres. Le corps médiatique subit les contraintes de
la société de consommation qui l’amène à développer une presse mercantile.
Omniprésent, le sensationnel est un produit de consommation, qui fonctionne, qui se donne à voir, se vend et se fait vendre. Ce besoin d’évasion, de sensations fortes et de voyeurisme latent, fait partie intégrante de l’homme et les médias se servent de ce créneau porteur, bien souvent à des fins mercantiles. Cependant il y a un risque fort d’érosion de la crédibilité car, si le sensationnel semble être le thème vendeur par excellence, il conserve également une image racoleuse, peu crédible et négative pour les magazines. L’autre danger semble être l’abandon de toutes limites quant à ce commerce du scandale et du sensationnel. L’élément clé du succès « déroutant » de cette presse à sensation pourrait bien la conduire à sa propre perte.
Par Justine Andanson et Nelly Giordano
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