La TF1isation des esprits
Retour sur une information qui a provoqué un certain bruit mais finalement assez peu de commentaires de fond : TF1 a annoncé avoir réalisé 98 des 100 meilleures audiences télévisées de 2006 (*). Avec notamment de la "fiction française" (47 fois), du football (20 fois), des séries américaines (14 fois) et du cinéma (12 fois).
Un exercice de communication : on présente ce qui nous arrange
D’abord, le battage fait par TF1 autour de cette info montre une très grande habileté à communiquer. Le
chiffre qui va rester est
celui de 98 alors que bien entendu, TF1 ne réalise (et heureusement)
pas 98% de part d’audience. C’est même une façon de masquer la réalité
des parts d’audience des chaînes, communiquées par Médiamétrie (PDF à
télécharger ici) et que l’on peut apercevoir sur le camembert suivant :
(Cliquez sur l’image pour l’agrandir)
TF1 réalise donc 31,6% de part d’audience
- c’est un peu moins que la part d’audience cumulée de France 2 et de
France 3 (19,2 + 14,7 = 33,9%). Et surtout, c’est également moins que sa propre part d’audience 2005, qui s’élevait à 32,3%.
Il faut donc d’abord relever que l’exercice de communication sur les "98" cache d’autres résultats, moins bons, pour TF1.
"On a tous TF1 en commun"
Malgré cette baisse de part d’audience, ce chiffre de 98 est impressionnant.
98 sur 100. Sur 100, 98. Quatre-vingt-dix-huit. Un, deux, trois, quatre... Vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre... Cinquante-six, cinquante-sept... Soixante et onze, soixante-douze... quatre-vingt seize, quatre-vingt dix-sept, quatre-vingt dix-huit. Ouf. Nonante-huit. 98%.
Autrement dit, sur les cent plus fortes audiences de télévision en 2006 (**), deux (1+1 ; un, deux, point barre) sont réalisées par l’une ou l’autre de la totalité des autres chaînes qui émettent sur le sol français. La part d’audience de TF1 a beau baisser, en prime, les positions de TF1 se renforcent :
- ce score de
98% dépasse celui de 2005 (97%) et est le meilleur de la chaîne depuis quinze ans.
- l’audience des prime qui a augmenté en
moyenne de 300 000 téléspectateurs, s’établissant à 7,6 millions
(meilleur score depuis douze ans). C’est une augmentation de 4%.
Et ces indicateurs sont certainement très favorables aux rentrées publicitaires.
Pour
TF1, c’est la démonstration d’une réussite économique et une
opportunité de communication. « On a tous TF1 en commun », disent les spots diffusés
en boucle sur la chaîne et à la radio. Et ça me donne envie de
hurler, mais je dois bien avouer que l’utilisation d’un tel slogan par
TF1 a une certaine légitimité : quelles entreprises peuvent se vanter
de réunir tous les soirs presque 15% de la population française ? (Et
si l’on en croit le rapport annuel 2005 de la chaîne : trois Français sur quatre
regardent TF1 tous les jours...)
Le vainqueur prend tout
L’archidomination de TF1 dans le paysage audiovisuel français n’est certes pas
une nouveauté. Mais TF1 réussit donc à réunir la quasi-totalité des
plus grosses audiences, alors
que les Français, dans l’ensemble, regardent moins la télévision (3 heures et
24 minutes contre 3 heures et 26 minutes en 2005, soit un recul de 1% du
temps passé devant la télévision),
qu’ils ont le choix entre plus de chaînes, et que des aoptions différentes, comme Internet, progressent.
Il y a peut-être un facteur conjoncturel « Coupe du monde » pour expliquer le renforcement de ces positions en prime : le foot
occupe les neuf premières places du palmarès et, donc, vingt places dans le
top 100.
Mais il me semble qu’on est en fait dans une situation de type « the winner takes it all » que connaissent bien les webologues. Sur le Web, ça veut dire que plus on parle de moi, plus je suis visible, plus je ramasse de l’audience, plus on parle de moi et ainsi de suite.
En télévision, ça voudrait dire que le plus gros est indéboulonnable et que les petits se font de la concurrence entre eux. Pourquoi, je ne sais pas bien, mais c’est comme ça, et je suis frappé par un double décalage :
1. entre le triomphe que font les Français à TF1 et la réputation désastreuse de la chaîne dans les milieux « intellectuels » ou qui se veulent « intelligents ».
Question : l’image de TF1 dans les milieux et médias « autorisés » a-t-elle une quelconque importance, étant donné le triomphe que lui font les téléspectateurs ? Télérama, Le Monde, Les Inrocks, les Guignols, vous, moi, pouvons taper sur TF1 autant que nous voulons : ça n’a aucune espèce de conséquence. Finalement, est-ce que ça sert à quelque chose, la gestion de la réputation ?
2. Entre la qualité relative de l’offre télévisuelle de TF1 et son score d’audience. Je ne veux pas dire par là que TF1 soit "de la merde" - ce serait enfoncer une porte ouverte si je peux engager mon avis -, mais que je ne vois absolument pas quelle différence entre l’offre de TF1 et celle de France 2 ou M6 expliquerait ce monopole de facto.
On est donc dans une question de réflexe. On regarde TF1 par réflexe - c’est la TF1isation des esprits (prononcer « téhèfunisation »). Elle s’accentue sur les fortes audiences (les prime), elle diminue sur les parts d’audience, mais elle est là et bien là.
Donc la gestion de
la réputation, ça sert bien à quelque chose, mais peu importe l’avis
des prétendus leaders d’opinion, seul compte l’avis du consommateur
final.
La réussite de TF1, emblème de la fracture sociale
On peut même se demander si la TF1isation des esprits n’est pas un nouveau signe de la défiance des « vraies gens » vis-à-vis des élites bien-pensanto-parisiennes, après le 21 avril 2002, le 29 mai 2005 et dans une certaine mesure, le 16 novembre 2006. Dans l’esprit : « Ne me dites pas ce que je dois penser, pour qui je dois voter ou quelles émissions je dois regarder »...
Finalement, le succès de TF1 est symptomatique de la véritable fracture sociale française : les couches supérieures ne communiquent pas avec les couches inférieures de la population. Dans chaque catégorie socioprofessionnelle, on reste entre soi, on s’influence certes, mais entre soi. De façon horizontale, mais pas verticale. Les CSP + parlent aux CSP +. Les classes moyennes parlent aux classes moyennes. Les classes populaires parlent aux classes populaires.
Comment dès lors un communiquant, quel qu’il soit (politique ou non), peut-il faire pour parler aux vraies gens ? On a le choix : le 13 heures, le 20 heures ou les écrans publicitaires... mais dans tous les cas, sur TF1.
Tout en
se méfiant : le cerveau des téléspectateurs de TF1 n’est pas si
disponible que cela. Edouard Balladur en sait quelque chose.
(*) Toutes sources du billet : Médiamétrie
(**) Impossible de mettre la main sur la liste complète. Tuyaux bienvenus.
13 janvier 2007
That is the question
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