Le livre numérique va-t-il faire disparaître le papier ?
Pendant que les géants de l’électronique, du web, de l’informatique et de l’imprimerie tentent de se tailler les parts déterminantes du marché du livre électronique, en France comme ailleurs, la question qui hante les esprits est : le livre va-t-il disparaître comme ont disparus avant lui les disques ou le cheval comme moyen de transport ?
Alors pourquoi ce conflit entre le livre papier et le livre électronique ? Si ce n’est pas le support dont il est question, alors les enjeux du conflit reposent certainement sur le contenu. Car le livre existe en tant qu’objet singulier, vierge, sans contenu autre que celui que l’auteur(e) va y consigner. Ce qui rend le livre précieux, c’est ce qu’il y a dedans. Et ce contenu, numérisé systématiquement depuis plus de 20 ans, est l’enjeu principal de la guerre du livre numérique. Car il faut se remettre en tête que tous les contenus littéraires produits depuis l’introduction de l’informatique dans l’imprimerie et l’édition sont issus de technologies numériques avant d’être imprimé sur papier.
Ceux qui contrôlent, en amont, les sources numériques sont les véritables maîtres de l’édition et donc de la diffusion du savoir, des idées, des récits, de l’histoire avec ou sans majuscule. C’est pour détenir ce pouvoir que les géants se livrent une guerre commerciale et industrielle totale. Il n’est pas besoin de sortir d’une grande école pour comprendre ce que signifie un monopole sur la connaissance, fût-elle de la fiction. Si autrefois, les auteurs craignaient le plagiat ou le pillage en remettant leurs manuscrits aux éditeurs, cette fois, c’est aux éditeurs de craindre le pire en laissant des marchands de composants électroniques, des vendeurs de papier et des négociants de bande passante décider de la diffusion des livres qu’ils produisent dans leurs maisons.
Il est clair que les puissants Amazon, Google, Barnes & Noble, Microsoft, Sony et d’autres ne cherchent pas à défendre la diffusion du savoir et des idées. Jean-Noël Jeannenay, ancien directeur de la BNF, en faisait état récemment dans Le Figaro, répétant le message qu’il avait déjà développé dans son livre sur la question du numérique [Quand Google défie l’Europe : plaidoyer pour un sursaut, Mille et une Nuits, Paris, 2005]. Et c’est cette libre diffusion de la connaissance qu’il s’agit de protéger et non de savoir si les lecteurs numériques vont fleurir au Printemps prochain. Il ne s’agit pas non plus de rester bêtement assis sur son fauteuil et croire que tout ça va se tasser et tout reprendra comme avant après l’averse. Les corporations en marche à l’heure actuelle, dont aucune n’est française, n’ont pas besoin de savoir quel lecteur électronique est le meilleur, ni même d’un lecteur électronique, pour parvenir à leurs fins.
En contrôlant les fichiers numériques des livres, elles contrôlent l’édition, la publication et la disponibilité de ces mêmes ouvrages. Ni plus ni moins. En contrôlant le patrimoine littéraire public ou privé, elles contrôleront aussi les futures publications, l’avenir des genres littéraires, les potentiel(le)s auteur(e)s et le type de savoir(s) qui seront diffusés. La guerre actuelle est territoriale (comme toutes les guerres). Elle détermine qui contrôle quoi dans le monde numérique de demain et cela à l’insu de la volonté populaire, contre les acteurs historiques de la diffusion du savoir et sans se soucier des conséquences réelles sur les générations à venir. C’est une guerre transversale, qui s’inscrit dans la globalisation au sens où l’entendent des sociologues comme Saskia Sassen. Et c’est une guerre menée par des champions du marketing et des techniques de maximisation des profits commerciaux contre les artisans de l’édition et des métiers de valorisation des singularités esthétiques et intellectuelles.
Non, le numérique ne tuera pas le livre, ni le papier. Mais il risque bien de tuer le contenu. Car il se propose non seulement de numériser le monde de la pensée et de l’imaginaire, mais aussi de le mettre en coupe réglée afin d’en tirer le plus gros paquet de fric. Ceux et celles qui n’accepterons pas, n’auront qu’à retourner donner des cours à la fac ou au lycée. Et pour les éditeurs, la note sera salée. Faute d’avoir réussi, ces dernières décennies, à marchandiser le livre, les groupes d’édition doivent maintenant faire face aux colosses du web et de l’informatique grand public qui tentent de marchandiser ce qui est dans nos têtes. Hier, Patrice Lelay, ex-P-D.G. de TF1, prétendait vendre à Coca-Cola du temps de cerveau disponible. Demain, ce sera peut-être Eric Schmidt (actuel CEO de Google) qui proposera à Coca-Cola d’entrer directement dans nos cerveaux sans avoir besoin de les divertir, et sans faire le moindre mal...
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