Libération : remède de cheval
Un journal qui tangue, c’est un peu de la démocratie qui vacille. Personne ne peut se réjouir des difficultés rencontrées par Libération. C’est vrai, la presse quotidienne en France connaît une crise structurelle, et l’économie du secteur est mal en point.
Libé fait
d’autant moins exception qu’il n’a jamais été habité, dès son origine,
par le culte de l’économie financière. Créé en 1973, sous l’égide de Jean-Paul Sartre, Libération affichait une détestation ostentatoire
de l’argent en général et des banques en particulier. Se voulant un journal sans publicité, en laquelle il voyait une spoliation de son indépendance, il comptait vivre avec le seul produit de ses ventes. Du moins, était-ce le principe affirmé qui, comme tel, dut comporter nombre d’exceptions. Ainsi, ses lecteurs ont été, les premières années de son existence, dûment sollicités par une équipe aux abois devant le gouffre abyssal des déficits récurrents. Ils ne se dérobèrent jamais à ces appels de fonds, auxquels ils répondirent avec constance et générosité, car il existait un rapport quasi fusionnel entre Libé et son public, pour beaucoup issu de la mouvance post soixante-huitarde.
Mais les dépenses étaient conséquentes, et l’argent du peuple ne pouvait suffire. Aussi le journal dut-il sa survie à de généreux héritiers venus jeter leurs gourmes sur les rives du maoïsme, à de miséricordieux mécènes et à l’extraordinaire bienveillance de son banquier d’alors, pour qui « faire crédit à M. Sartre » allait de soi. A cette époque-là, on avait encore de la déférence pour les intellectuels reconnus.
Pertes, appels de fonds et réorganisations ont toujours scandé la vie de Libé. Mais il a toujours su trouver donateurs et investisseurs sans pour autant compromettre sa ligne éditoriale. Il est vrai que Libération
a toujours véhiculé un capital de sympathie, notamment auprès d’un establishment nostalgique d’une jeunesse passée sur les barricades de mai 68. Beaucoup ont aussi salué dans Libé l’apport de renouveaux et de fraîcheurs dans le traitement d’une information longtemps enferrée dans un style compassé. Il a été le seul journal à faire preuve d’innovations et de créations. Il est, également, l’unique quotidien publié bien après la libération qui continue de paraître.
Mais au fil du temps, Libé, qui se voulait contre-pouvoir, va s’institutionnaliser, s’embourgeoiser et subir le contrecoup d’une société en perpétuel mouvement, dont il n’a pas été à même de décrypter les mutations. La diminution générale du lectorat des journaux et l’évolution de l’offre éditoriale de ses concurrents achevèrent d’accentuer la dégradation de son chiffre d’affaires.
L’argent n’a pas d’idées L’imagination
n’est peut-être plus au pouvoir rue Béranger, et les diverses formules n’ont pas rencontré le succès escompté. Les pertes se
chronicisent. Après moult réaménagements, Serge July rappelle auprès de lui, pour diriger la rédaction, Antoine de Gaudemar, qui avait claqué la porte de Libé en 1974.
Accumulant 20 millions de pertes, en cinq années consécutives, et enregistrant une érosion de ses ventes de 9,8 %, la plus forte des trois grands quotidiens nationaux, Libé se trouvait, de nouveau, au bord du dépôt de bilan. Il lui fallait non seulement éponger ses dettes, mais également trouver les capitaux indispensables pour envisager un avenir à long terme. Bref, un remède de cheval.
Ironie du sort, c’est l’année où l’on commémore le centenaire de Sartre, son prestigieux fondateur, que Libé trouve en Edouard de Rothschild son salut. Rothschild, dont le nom quelques trente ans plus tôt aurait donné de l’urticaire à toute l’équipe, y compris à July et à Gaudemar eux-mêmes.
Mon propos n’est pas de porter un jugement d’attribution sur la mainmise, à moindre coût, (car il faut appeler les choses par leur nom) du président de France Galop sur Libération, mais de relever qu’une époque vient définitivement de se refermer.
Avec l’introduction, dans son capital, d’un financier entendant construire un pôle industriel à partir de lui, Libé
n’est plus le quotidien « sympa » qu’on achetait et avec lequel toute une génération se sentait en phase. Il est en voie de devenir une entreprise de presse, comme n’importe quelle autre, avec ses exigences de rationalité. Toutefois, il ne pourra faire l’impasse sur la nécessité d’innover et d’anticiper le monde qui nous entoure, sans laquelle aucune publication ne peut avoir quelque avenir. De nos jours, il ne s’agit plus seulement d’informer ou de rendre compte d’évènements. Il convient, en portant un regard sur notre société, de donner du sens au travers de ce qui est écrit afin que chaque lecteur puisse inventer son chemin. C’est ce travail, et cette contrainte, auxquels doit s’atteler toute l’équipe de Libération.
Mais Edouard de Rothschild
doit savoir que la presse est un métier difficile, exigeant et
particulier. Un quotidien d’informations n’est pas un commerce comme un
autre. On ne vient pas y rechercher des dividendes confortables, on y
gagne essentiellement du pouvoir et de la considération. Comme la
guérison en psychanalyse, la rentabilité vient de surcroît. Encore
faut-il s’appuyer sur une rédaction indépendante et qualifiée, gage
indispensable de sa crédibilité, impliquant que les moyens nécessaires
lui soient donnés.
Cela dit, les finances du journal imposent une restructuration et des sacrifices. Je connais Serge, et je devine qu’il s’y résout en dernière limite, et certainement pas de gaîté de cœur. Et je ne pense pas qu’il ait réellement de choix. Malgré nos désaccords, j’ai toujours gardé pour lui une grande affection. Mais toute recherche d’équilibre financier suppose, nécessairement, que la direction soit en capacité d’élaborer un projet cohérent et novateur car, à lui seul, « l’argent n’a pas d’idées » comme le rappelait Sartre. Mais il avait aussi écrit que « tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces. » Nul doute que Serge July, pour sauver Libé, avait pensé à cette réplique des Mains sales, en rencontrant son nouvel actionnaire. Il n’est pas interdit de considérer qu’Edouard de Rothschild y ait également songé, en peaufinant son investissement.
Sur la création de Libération : Libé, l’œuvre impossible de Sartre, Albin Michel
Site des salariés de Libération : Libé en lutte
Photos : AFP
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