Mange ta bouillie ! L’effet 20 heures
En matière d’informations, il n’est rien qui ne nous aveugle plus que l’illusion de la clarté. Ceci peut expliquer en quoi, bien loin de remédier au manque de transparence dans les médias, la multiplication des chaînes n’aura fait que l’exaspérer. On connaît deux moyens de bloquer une information : la censurer ou la noyer. Or, nos institutions sont des passoires et la cryptographie bat de l’aile ; si bien qu’aucune donnée n’est à l’abri d’une fuite, d’un piratage ou d’une tractation coupable : elle se retrouve dans les trente jours sur la Grand-Place du Web, à la disposition de tous. On peut dès lors considérer que non, le vrai problème en ce début de XXIe siècle n’est pas la censure de l’information ; le vrai problème en est le foisonnement qui ne nous permet plus de la hiérarchiser. Ce foisonnement, cette anarchie, cette pluie d’informations, c’est l’utopie des télécrates. La transparence devient l'obstacle. Ceci pourra paraître extravagant – quoi qu’il suffise parfois, pour se rallier des gens d’esprit, de présenter son opinion sous les auspices d’un formidable paradoxe. Ils allèguent la pluralité ? Dont acte. On souscrit sans réserve à de telles intentions. Si telles sont bien les intentions. Mais il est plus d'un monde qui sépare l'intention de l'acte. La transparence est délusoire. Quand on ne sait plus ce que l’on a, c’est que l’on n’a plus rien...
...Pareille affirmation pourrait sembler contraire à la logique si elle ne se vérifiait chaque jour à horaire fixe. Chaque fois qu'une famille ordinaire, pour s'épargner l'embarras d'une conversation, pour tromper le silence qui dure ou pour tuer le temps (certains le préfèrent mort), le cède aux sollicitations du poste de télévision. 13 heures, 20 heures : l’heure du manger, l'heure du JT...

Il y a longtemps que l'objectivité de ce JT n'est plus remise en cause, tant sont visibles les tendances que dictent l'audimat, les convictions des journalistes, ou bien encore la famille politique de leurs patrons, de ceux qui les financent : régies, lobbys, partis et industries. Tout cela n’est pas nouveau. Il mérite en revanche d’attirer toute notre attention quant aux répercussions qu’il occasionne quotidiennement sur la psyché critique de spectateurs particulièrement passifs et réceptifs. Le cinq-à-sept, l’heure du dîner, la fin de journée sont des instants de « détente »… Et de relâche. Fatigue du corps, fatigue du sens, on neutralise ses protections mentales. On déconnecte. On ouvre grand « les portes de la perception ». Les courants d’air circulent sans rencontrer d’obstacles le long des plexus de neurones et de cellules gliales. « Tout passe », pas de barrage sur le fleuve d’Héraclite, tout se disperse, l’anecdotique et le crucial, l’informatif et le fictif. Pour reprendre Debord, le vrai devient un moment dans le faux. Tout se mélange, se parcellise. Corrélatives au développement du Web communautaire, les mutations du sabir d'Internet sont tout aussi révélatrices. On parlait jusqu'alors de « base d'information ». Il sera désormais question de « clouds », « nuages ». On passe structurel au vaporeux. Pas sûr qu'on est gagné au change. En déchargeant dans nos cerveaux cette émulsion de sens et de non-sens, le JT participe de la croyance en laquelle tout se vaut, par quoi il est jugé que rien n’a d’importance.
Structurellement, ne serait-ce que pour lutter contre l’effet zapping, aucun JT ne saurait s’exempter de délivrer un flot constant mais saccadé d'images fluentes et disparates : un reportage sur la guerre civile dans tel pays d'Afrique précède l'annonce des résultats sportifs du jour ; l'interview d'un leader politique important succède à celle d'un acteur insipide venu gérer la promotion de sa dernière tambouille cinématographique. Bref, les images se suivent presque indistinctement, nivelant tous les énoncés, égalisant de fait toutes les informations. C’est en cela que la télé fascine. Elle vaporise l’individu dans le Grand Rien. Elle agit comme une drogue, comme une méditation bouddhiste : si la pensée est une souffrance, elle empêche la pensée ; si le monde pourrit dans le mal, elle s’en fait un mirage (Mirage, l’ancien nom de Satan). Atomisé, l’individu savoure pleinement son répit cérébral. Il s’est acquis, par ce nouvel opium qu’est la télévision, un moyen sans égal pour accéder aux arrières-mondes, citadelles édifiées par le ressentiment dont la contemplation rend l’essentiel diaphane, et tout le reste absurde. C'est l'idéal du consentement tel que préconisé par les éthiques de la soumission : l’adiafora, l’indifférence hyperbolique.
Ce délayage abrutissant du superflu dans le fondamental dont la télévision est le percolateur et le JT le paradigme n’est pas toutefois sans présenter une dimension de civilisation. L’augmentation constante au cours des dernières décennies du temps d’exposition à la télévision n’a pas que des effets sur l’« expérience sociale » ou sur nos représentations ; elle exerce également – si l’on en croit les derniers résultats d’études pluridisciplinaires – une influence profondément néfaste sur le développement intellectuel, les résultats scolaires, le langage, l'attention, l'imagination, la créativité, la violence, le sommeil, le tabagisme, l'alcoolisme, la sexualité, l'image du corps, l'obésité et l'espérance de vie. Mais plus encore, elle contribue, en dégueulant ces giboulées de couleurs et de bruits, à cette dévaluation générale des valeurs, typique de la « modernité ». Le risque, c’est l’atrophie d’une fonction cognitive taillée sur le long terme : l’abstraction. C’est l’incapacité de catégoriser, d’extraire et de classer, de porter des jugements, de procéder au séquençage critique de la réalité. L’enjeu c’est l’an-archie, l’absence de ligne de commandement, l’absence d’échelle et de principe pour ordonner le donné disloqué de nos champs perceptifs. La « médialyse » tue l’analyse.
Cette faculté de « distinguer » résulte d’une éducation ; c’est elle qui nous permet de « dé-finir », de « ré-fléchir », de tresser des « concepts » et d’opérer, entre autres, des « intellections » ; c’est elle encore qui permet l’avènement du Logos grec, matrice de la pensée Occidentale. Une Pensée du ciseau qui s’oppose terme à terme à la Pensée d’Orient, laquelle s’emploie à la fusion de l’être dans le Tout, du sujet dans l’objet. Depuis la théorie du genre jusqu’au mépris des sélections, en passant par la world-culture et le mainstream, tout, aujourd’hui, conspire à nous ôter cette faculté de distinguer. La critique est en crise. Critique vient de krinein, trier, discriminer. Critique est un mot vide – flatus voci – à l'heure du métissage mental. A ce grand lessivage (ou lavage de cerveau), le JT participe, régulièrement entrecoupé de plages publicitaires évoquant les bienfaits des crèmes orthopédiques ou des lingettes prophylactiques contre les mycoses vaginales. Tant et si bien qu’à l’heure actuelle, distinguer la réclame d’une plage d’information n’est plus une chose aisée, à fortiori sur TF1 (mais gardons à l’esprit que nos JT, à l’instar de n’importe quelle entreprise, vivent des faveurs de leurs investisseurs : Bouygues, Arnault, Dassault et Lagardère pour n’en citer que quelques-uns). Passées au crible du JT, toutes les images se valent, toutes les infos finissent au fond par retomber dans un oubli crépusculaire après avoir étés, éventuellement, pour trois minutes de gloires, l'objet du scoop fugace de l'avant-veille. « La grand-messe du Vingt heures », comme il est d'usage l’appeler, célèbre effectivement un singulier mystère : celui du relativisme mou qui a remplacé le scepticisme par l'indifférence.
Les chaînes publiques ne sortent pas grandies de cette généralisation de la culture tittyainement. La France n'est pas (encore) américaine. Les spectateurs désertent en masse. Pour le meilleur. Pour autre chose. La réforme du PAF ne fera pas recette. Nous ajouterons : comme tout ce qui part d’un bon sentiment sans rencontrer la réflexion. Catégorie très englobante dans l'horizon du sarko-médiatisme…
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