Milan Kundera, ses accusations et son œuvre
Devant le torrent de critiques auquel Kundera et son œuvre font face, quelques rappels élémentaires. C’est que les attaques se multiplient depuis lundi.
Car je suis partagé entre deux sentiments contradictoires : la défense irraisonnée et déraisonnable d’un intellectuel, un mentor que j’admire, et le simple j’m’en-foutisme.
Je voudrais bien le défendre, simplement parce qu’il m’a fait beaucoup évoluer, mais, en vérité, je ne sais pas de quoi il en retourne. En effet, quelle foi accorder à des archives de la police secrète tchèque ? Pourquoi ne l’a-t-on pas sali, alors qu’une telle attaque aurait trouvé parfaitement sa place dans le contexte de la guerre froide, lorsque l’Ouest brandissait ce type d’intellectuel en héraut de la démocratie pour dénoncer la barbarie du régime communiste ? A la suspicion, je réponds par la suspicion.
Par ailleurs, je m’interroge sur le traitement de cette information : en raison de la stature de Kundera, il devrait être coupable jusqu’à preuve du contraire, n’importe quelle accusation devrait être acceptée ? Il a le droit, en cas de procès, de se défendre. A demander que des preuves tangibles soient produites, autres que des noms et des dates sur un papier émanant des services de police d’un pays qui cultivaient le mensonge et la trahison à son plus haut niveau. Si, demain, je déclare posséder des documents prouvant l’implication de, au hasard, Jacques Attali dans une, au hasard toujours, vente d’armes en Afrique, il me fera un procès en diffamation. Et je serai sommé de prouver sa culpabilité, le fardeau de la preuve m’incombant. C’est ainsi que notre système fonctionne, et c’est tant mieux. Sous prétexte qu’il s’agit de Milan Kundera, il serait justifié de lui appliquer un traitement digne d’une époque qu’il n’a cessé de dénoncer à travers ses écrits ? Très peu pour moi.
Mais, d’autre part, il faut avouer que je me fous royalement de ses erreurs, si erreur il y a. Kundera est un romancier et un philosophe ; à ce titre, au titre d’artiste, ce qu’il construit n’est pas dépendant de sa personne. Son être et son vécu teintent évidemment ses œuvres ; mais quels que soient ses crimes, peuvent-ils remettre en question la qualité de ses livres et la solidité des arguments développés dans ceux-ci ? Assurément pas, sa production littéraire ne lui appartient pas plus que les romans de Céline ou de Günter Grass et la philosophie d’Heideiger n’appartiennent à leurs auteurs. Il s’agit de séparer l’œuvre de l’artiste ; personne ne se préoccupe de savoir si les statues trouvées en Grèce, les monuments de Mésopotamie antique ou les pyramides incas ont été le fait d’individus respectables. Les œuvres sont, s’imposent et nous parlent, en dehors de tout lien avec leurs concepteurs. On se fout de savoir qui les a réalisées, on admire par contre l’effet qu’elles produisent en nous. Une œuvre d’art n’est pas responsable des mains qui l’ont façonnée. Le contexte peut cependant éclairer sur sa conception, sa difficulté à sortir du néant, et ainsi augmenter le plaisir qu’elle peut procurer. Le Journal d’Anne Frank prend de la grandeur, à l’aune des conditions propres à sa rédaction ; mais le contexte su, le verbe utilisé par une adolescente se trouve-t-il grandi ? Certes pas, cela reste une littérature secondaire, bien que sur le plan historique ce témoignage soit fondamental. En somme, la philosophie de Kundera n’est pas tributaire d’une éventuelle incartade ; elle est plus haute que les vicissitudes humaines, raison pour laquelle elle nous élève.
Pire encore, dans mon approche, un tel crime (supposé) rend l’homme plus intéressant encore. Voilà un individu qui a commis l’impardonnable, parce qu’il vivait l’horreur. Il est faible. Il est odieux. Il est lâche. Putain, qu’est-ce qu’il est… humain ! Un salaud qui, avant de tenter l’évasion, poignarde et blesse pour 17 ans un compagnon de cellule. Puis il se fait la belle et, trop lâche (encore !) pour reconnaître et avouer ses fautes, enfouit dans son inconscient son acte inavouable. Et après quelques pérégrinations en Europe, il échoue en France, tombe amoureux (du pays) et cesse d’écrire dans une langue capable de faire resurgir les démons du passé. On peut - doit - dans ce cas, réprouver ses décisions. Mais quelle leçon merveilleuse, à même de nous rappeler que les hommes, ce sont nous-même qui les installons sur un piédestal. Ce qui n’est en rien justifié ; la condition humaine s’applique au fort comme au faible, à celui qui passera à la postérité comme à l’oublié de tous. Croire que l’homme peut être d’un blanc immaculé tient de la comptine pour enfants. Grandissons et acceptons que les super-héros vivent dans un univers qui ne s’ouvre que dans nos rêves. Les hommes, tous les hommes, dispensent le bien ET le mal. Certains d’entre nous penchent d’un côté plus que de l’autre, soit, mais tous nous appartenons aux deux règnes.
Le côté révoltant de l’affaire, c’est que malgré les dénégations de Kundera, le doute s’est installé. Il pourra nier autant qu’il le voudra, un insidieux doute s’est logé quelque part dans notre cerveau, compagnon de mauvais conseil dont on ne saurait se débarrasser. A moins d’avoir des aveux en bonne et due forme et, dans ce cas, le doute serait alors éjecté, mais pour être aussitôt remplacé par un camarade plus perfide encore, nommé déception… Doute ou déception, voilà le résultat de cette saillie. Quoi que Kundera fasse, quoi que Kundera ait fait, notre regard en sera à jamais changé. Dans les livres d’histoire, on évoquera la polémique surgie en 2008, on peindra un personnage au passé trouble, faisant le lien avec Günter Grass ou Benoît XVI, jamais totalement résolue. Pour le pire comme pour le pire, la salissure sera associée à Kundera.
Qu’il est difficile de gravir les échelons de la conscience, qu’il est aisé de chuter dans le mépris par inconscience.
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