No-lita, no limites ?
Ou comment une marque de vêtements italienne quasi inconnue crée le meilleur buzz de l’année en dévoilant sur des immenses affiches une jeune femme anorexique dans toute sa nudité. De nombreuses voix se sont élevées dans les médias dénonçant la perversité, la complaisance, ou la manipulation de cette campagne. Pour ma part, j’évoquerai la manière dont No-lita s’introduit dans un espace encore peu investi par les marques, celui de la maladie psychique.
Depuis les années 90, la marque envahit de plus en plus l’espace publique, désormais elle s’empare aussi du champ de l’intime. Comme le montre Naomie Klein, dans son ouvrage No Logo, le but de toute marque est d’occuper le maximum d’espace. Ainsi, éducation, philosophie, art, idéologie... sont récupérés par une marque pour se créer une image identifiable. Par exemple, Nike joue au philosophe avec son célèbre slogan « Just do it » et Coca-Cola éduque les enfants en sponsorisant des écoles américaines...
Cette fois la marque No-lita tape fort en récupérant une maladie, l’anorexie, sous prétexte de la dénoncer. La marque se place en institution de santé publique (elle a d’ailleurs obtenu le soutien du ministère de la Santé en Italie) et s’immisce ainsi dans l’intimité de l’être humain dans ce qu’elle a de plus « sacré ».
Le photographe Oliviero Toscani avait déjà utilisé pour Benetton la maladie du sida, provoquant alors déjà un scandale... Aujourd’hui pour No-lita, il va plus loin en exploitant l’anorexie. Contrairement au sida, qui est certes une terrible maladie, l’anorexie n’est pas un virus touchant seulement le corps, mais l’expression de la souffrance et de la névrose d’un sujet. C’est en cela que la marque pousse encore plus loin les limites de l’intrusion dans l’intimité de l’être humain ; l’anorexie est plus qu’une maladie classique, elle est une maladie mentale. Et l’on est en droit de se poser la question de l’utilité de « dénoncer » une telle maladie. Imaginez-vous pertinent une campagne contre la schizophrénie ou la dépression ?
Et cette affiche nous met de force en position de voyeur et même (certes, le mot est fort) de violeur. Car on impose à notre regard le mise à nu totale d’un sujet. La maigreur inhabituelle de la jeune femme la dénude davantage. Son corps semble transparent, sans limite entre l’extérieur et l’intérieur. On voit littéralement le squelette de la jeune femme, elle n’a plus la chair nécessaire pour la protéger.
Le malaise est d’autant plus important que ce corps vulnérable et sans protection n’est que le reflet du désordre intérieur dans lequel se trouve la jeune femme. No-lita s’introduit de force dans le psychisme de la jeune femme, l’affiche nous donne à voir toute la souffrance morale qu’elle peut éprouver. Car ce corps décharné est le reflet de la souffrance et de la maladie mentale de la jeune femme. Cette mise à nu ressemble bien à une mise à mort.
On pourrait objecter qu’exposer son intimité dans ce qu’elle a de plus trash existe déjà : téléréalité, blogs, livres « confessions » sont autant de symptômes d’une société du spectacle vouée à la transparence. Ce qui est nouveau, c’est l’exploitation de cette tendance par une marque et son intrusion sans complexe dans l’âme d’une personne en souffrance.
Depuis qu’Isabelle Carot a posé pour, dit-elle « dénoncer cette terrible maladie », son blog a explosé et la jeune femme ne cesse de courir les plateaux de télévision. A la fois victime et complice, il semble que la jeune femme se soit donnée « corps et âme » au bûcher médiatique en échange d’une fulgurante célébrité... Participant de plain-pied à un formidable plan médiatique entièrement gratuit : blogs, marketing viral, promotion télévision... la marque No-lita doit savourer son succès. Car dans ce jeu, ni la marque, ni Isabelle ne sont dupes. En revanche public et médias se font mener en bateau... Jamais campagne médiatique n’aura été autant manipulatrice, quant à l’anorexie, jamais celle-ci n’aura été autant célébrée...
Sonia Gozlan
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