Objectifs coupables
C’est un goût de déjà vu, de déjà lu, qui se dépose aujourd’hui dans les gazettes, les journaux et internet. Cette sensation amère qui avait fait son apparition durant l’affaire Grégory, lorsque la culpabilité maternelle était agitée comme étendard en une, puis au cours d’Outreau où les délits de sale gueule et la force du jugement populaire avait triomphé de la rationnelle justice, tous coupables d’être cités dans une affaire de mœurs où la raison n’a pas sa place, hélas.
Aujourd’hui, un enfant, Antoine, est annoncé disparu. Plus de nouvelles, juste un sac et des gâteaux en moins, mais rien d’autre. Ni petit mot de ras le bol ni traces de défense, rien, le vide. Les médias en ont horreur. Il faut parler, alimenter et donner de la matière à la foule assoiffée du fait-divers qui occupe idéalement les repas et les après-midi devenus salle d’attente de la diffusion des Experts du soir, au chaud dans le canapé. Quand la réalité de l’enquête se fait lente, que le croustillant tarde à venir se glisser sous la dent, les caméras et les micros draguent les terres de la disparition, à la recherche de quelques langues pendues en quête, elles, de ce quart d’heure vanté par Andy Warhol.
Oui, quand l’actualité ne fait rien, il faut la forcer à se faire. Collecter des témoignages, pousser la populace locale à décrire les bizarreries récentes de la famille du disparu, de l’attitude d’un petit enfant, puis monter en épingle les commérages en se gardant d’exprimer ouvertement le sous-entendu contenu par ces déclarations, faites sur le bord d’un trottoir ou d’un comptoir. Dans l’affaire du petit Antoine, c’est France Bleue Pays d’Auvergne qui a apporté les témoignages aux yeux - et oreilles - du monde. Recueillies de la voix d’habitantes émettant suppositions et autres hypothèses, sans trop de retenue, ni même de gêne. Une première rejette immédiatement la thèse de l’enfant fugueur car "il serait allé chez quelqu’un qu’il connaît". La porte ouverte, les analystes d’un instant passent le seuil, sans trop d’hésitation, puis racontent leurs derniers souvenirs au sujet d’Antoine et de sa famille. Un récit où le sous-entendu règne, mais ne reste que caressé lorsque ce bavardage explique "[qu’elles ont] aperçu la maman plusieurs fois, mais souvent seule. Avec les deux chiens de son compagnon, mais jamais Antoine avec. C’est comme si Antoine s’était évaporé avant qu’on parle de sa disparition."
"C’est comme si" disent-elles. Ce label de la suspicion venu sournoisement se déposer sur cette mère qui promenait les chiens, sans enfant. "C’est comme si" cette expression pernicieuse venait sans embarras signer des aveux désirés au bas du procès verbal de la presse, qui attendait le rebondissement salvateur. Le doute désormais affiché par les paroles de ces citoyennes communicantes, il ne reste plus qu’une petite phrase pour que le couperet s’aiguise et que les tribunaux populaires dressent leurs décors et affûtent leurs sentences. Cette phrase ne se fera pas attendre. En effet, en guise de conclusion à ces confidences à vif, les interrogées assurent que lorsqu’on demandait à la mère des nouvelles de la petite famille, celle-ci répondait « Ben Antoine, il est malade, il est à la maison. » Oui, quand le doute est entré dans la machine intellectuelle, tous les actes anodins deviennent des pièces à convictions pour elles, pour nous, enquêteurs amateurs nourris par Navarro ou NCIS.
Exprimées dans un dîner familial, autour d’un verre un matin, les supputations n’ont rien de graves et ne touchent que peu de personnes. Elles nourrissent, certes, l’imaginaire de quelques interlocuteurs, mais restent dans un milieu intime où la réflexion est personnelle. Affichées dans un espace médiatique à grande écoute, aux yeux et au su de l’ensemble des citoyens, des amis de la famille ou des parents incriminés, les suspicions deviennent très rapidement des faits officieux, les rumeurs se parent de vérité et les moteurs de l’imaginaire prennent une dimension que rien ne saurait arrêter, pas même un témoignage inverse. Non, le coupable désigné, la présomption d’innocence est foulée au pied par les enquêteurs d’un jour rassurés de tenir - enfin - le dénouement de ce polar version télé-réalité. Les quelques sons recueillis par un journaliste, bien intentionné ou bien jeté dans ce carnage par une rédaction en besoin de sensations, deviennent alors les rouages de la passion populaire à laquelle la justice devra répondre et se justifier.
Dans cet épisode de la page faits-divers, des têtes sont montées sur le billot, des amateurs se sont imaginés en investigateurs professionnels, des papiers et des reportages auront commencé à écrire l’épilogue avant même que la justice n’ait pu établir les faits. Le scénario s’écrit à vue, les histoires personnelles se racontent par des témoins dont on ignore la légitimité, les presses tournent et le scandale avance paisiblement rassurant le tribunal des bonnes mœurs qui va pouvoir sur la toile, comme chez leurs voisins, exprimer son indignation puis son jugement sur cette mère et son compagnon coupables car « vus à la télé ».
Oui, Les Experts peuvent s’inviter de temps en temps dans nos pages d’actualité. L’histoire est mise en évidence avant que la page ne se tourne, laissant la place à d’autres acteurs, d’autres contes promettant toujours au spectateur de pouvoir, à un moment ou un autre, participer à l’évolution des faits. Ces histoires s’enchaînent, s’oublient et même s’annulent pour l’ensemble des "montreurs du doigt". Hélas, à l’extrémité de ce doigt se trouvent ces hommes ou femmes jugés coupables par les objectifs quand la justice, elle, demeurait simple spectatrice. L’innocence, réelle ou pas, fut volontairement oubliée des récits parce qu’elle ne garantit pas au lectorat des manchettes suffisamment ensanglantées et pétries de suspense ou de rebondissement tant souhaités... comme à la télé. Cependant, le jour où ils appuieront sur la télécommande pour éteindre ce flot incessant d’images, les acteurs, eux, ne pourront pas sortir de ce jeu de rôles que le spectateur aura construit, innocemment.
Elbe
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