Quand le fait-divers s’invite en classe
En direct de ma Segpa
Une leçon de français.
Un banal fait-divers, une affaire sordide et une vie qui bascule. Rien de bien neuf sous le soleil, pourtant dans la classe, il y a un môme qui ne va pas bien. Il est plus mauvais encore qu'à l'accoutumée. Les nerfs à vif, le regard haineux. Il ne veut rien entendre, ne supporte aucune remarque. La veille, il a quitté l'établissement en enjambant la grille. Quelque chose se passe, mais quoi ?
Il finit par dire la vérité. Le fait-divers qui est évoqué ici le concerne directement. C'est sa famille qui a été frappée. Un de ses oncles est mort, l'autre est en prison. Que faire de cette révélation ? Comment lui redonner une place dans la classe ? Peut-on aborder l'information avec le recul qu'il convient ?
• Les querelles de voisinage ont existé de tout temps. Elles ont toujours suscité des drames aussi loin que remontent les chroniques judiciaires. Mais à chaque fois, c’est le choc, l’incompréhension. Comment peut-on en arriver à ôter la vie d’un homme à la suite d’une simple querelle ? À Saran, vendredi matin, c’est M, un jeune père de famille de 32 ans, qui a payé de sa vie une escalade de violence. Si l’on en croit le résultat des premières auditions, après l’interpellation sur les lieux du drame du présumé tireur, S les deux familles avaient déjà des mots régulièrement. Et ce serait une histoire de ballon qui aurait mis le feu aux poudres. Selon l’auteur présumé du coup de feu mortel, la victime aurait agressé quelques minutes auparavant la femme de S avec un flashball. La réaction allait s’opérer en représailles mais avec cette fois une arme létale, en l’occurrence un fusil de calibre 12. À 8 h 30, alors que la victime venait de déposer ses enfants à l’école, c’est au pied de leur immeuble commun que l’auteur présumé attendait pour se faire justice. Un coup de feu claque, M atteint en pleine tête s’écroule. Il décèdera dans la nuit à la suite de ses blessures. Mis en examen pour assassinat et écroué samedi soir, la préméditation a été retenue contre le tireur. Le frère de la victime a également été placé en détention et mis en examen pour « modification de scène de crime ».Dans le quartier en revanche, la tension était palpable. Le quartier X à Saran est donc resté sous surveillance tout le week-end sous le regard vigilant des CRS. •
Il se trouve que j'avais récupéré des exemplaires d'un hebdomadaire gratuit qui évoque cette histoire. « J » accepte que nous lisions le compte rendu en classe. Je lui demande de ne pas réagir pendant la lecture puis, de prendre ensuite la parole. Il donnera alors sa version, celle de son clan (une famille où les liens sont si forts et souvent si exacerbés). Avant que l'un de ses camarades lise à haute-voix l'encadré ci-dessus, je précise à tous le contexte.
La lecture se fait dans un silence rare. Le lecteur ne commet aucune erreur. Il faut expliquer le terme « létale » qui n'entre pas dans leur vocabulaire habituel ainsi que « querelle » eux qui en abusent si souvent. Par contre, ils savent tous ce qu'est une audition, la préméditation, calibre, flasball ou une mise en examen. Nous n'évoluions pas dans les mêmes lexiques.
Je me retourne vers « J » et lui demande s'il est d'accord avec les faits tels qu'ils sont évoqués dans ce petit article. Le garçon conserve son air renfrogné. Il dit « Non, ce n'est pas du tout comme ça que ça s'est passé ! » Je lui demande alors de présenter sa version, celle de sa famille. Il s'exprime calmement, posément même. Cela semble lui faire du bien de pouvoir ainsi dire à ses camarades sa vérité.
Après lui avoir demandé quelques explications, nous en arrivons à comprendre que c'est bien pour une histoire de ballon que la querelle a éclaté. Il réfute l'agression préalable de la femme du tireur à coup de flasball. Il nie véhémentement la responsabilité du frère de la victime qui pour lui n'a rien touché après le meurtre.
Nous reprenons alors le billet du journaliste pour en examiner la forme. A-t-il menti ? A-t-il volontairement présenté une version qui n'est pas celle de la famille de la victime ? Je devine « J » très attentif. Il a besoin de comprendre. Son clan a si souvent été montré du doigt, si souvent stigmatisé ! (Nous avons un autre membre qui porte ce nom de famille si connu. Il s'est vu refuser un stage par un magasin ayant pignon sur rue après un accord préalable quand le patron a découvert ce fameux nom ...)
Ses camarades jouent le jeu de la lecture critique de l'article. Ils trouvent bien vite les précautions oratoires du journaliste. « S'il l'on en croit … » et « Selon l'auteur présumé … » sont mis en évidence. Il apparaît clairement que ce sont des versions qui sont présentées ici, celle de la police puis de l'auteur du coup de feu. Chacun comprend qu'il n'est pas question de prendre partie mais de donner les différentes versions. « J » desserre les dents …
Puis nous poussons notre investigation en observant le mode utilisé. Ils se rendent compte une fois encore que l'auteur a pris des précautions. Il n'écrit pas des faits avérés, il évoque des hypothèses. Je leur explique alors qu'il s'agit du « mode conditionnel ». Ils n'ont jamais aussi bien compris la nuance qu'il apporte. « J » est incroyablement attentif pour cette rapide leçon de conjugaison.
Nous expliquons encore l'usage des guillemets qui rendent compte de la seule qualification retenue par le juge concernant le frère de la victime. « J » comprend que cette accusation n'est pas portée par le journaliste. Il ne fait que rendre compte scrupuleusement des faits tels que les autorités ont pu les lui rapporter. « J » termine ce cours avec un comportement inhabituel pour lui. Il demande un exemplaire du journal. Il ne l'a pas mis en boule comme il le fait à l'ordinaire. Il m'en a fait la demande très poliment, une nouveauté dans des rapports qui sont souvent conflictuels.
Oh, rien ne sera réglé complètement dans son mal-être viscéral, dans son rejet d'une institution qui n'est pas reconnue dans son environnement familial. Mais il a parlé de ce drame, il a été écouté, il a été accompagné par ses camarades dans le décryptage de cet article. Ce n'est ni une leçon modèle, ni une exploitation qui doit se faire à chaque fois. Ce fut une intuition qui a fonctionné, une main tendue qui a été acceptée, un moment de grâce dont je voulais simplement vous rendre compte.
Humblement vôtre.
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