Radioscopie d’une série de commentaires : du cas Buisson au tractopelle
Cela fait maintenant un certain temps que je m’amuse à traquer, dans les commentaires qui suivent les articles publiés sur le net, l’évolution de la langue française. Je me suis ainsi constitué un catalogue de la dérive qui écarte peu à peu le français standard (pour peu que cet anglicisme veuille dire quelque chose…) de ses usages actuels. La façon dont sont traitées l’orthographe et la grammaire sont parfois réjouissantes, parfois très attristantes. Ce fait n’est d’ailleurs pas propre aux commentateurs du net, mais apparaît également de plus en plus souvent sous la plume de journalistes professionnels. A cela il n’y a pas grand-chose à faire, les crocheteurs, comme disait Malherbe, auront sans doute toujours raison. Aujourd’hui, c’est un autre problème qui m’occupe. Dans un article, en général, il y a une ou plusieurs idées, qui valent ce qu’elles valent, mais qui, en principe existent. Or, force est de constater que, dans beaucoup de cas, lorsqu’un article est commenté, il arrive quasiment toujours que les commentaires s’écartent du sujet pour ne plus avoir avec lui qu’un rapport lointain, voire nul.
Il ne s’agit pas dans le cas que je vais étudier, de la fameuse loi de Godwin. Je me contente de citer Wikipedia qui la présente clairement : « La loi de Godwin est une règle empirique provenant d'un énoncé fait en 1990 par Mike Godwin relatif au réseau Usenet, et popularisée depuis sur Internet : « Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d'y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1. » Dans un débat, atteindre le point Godwin revient à signifier à son interlocuteur qu'il vient de se discréditer en vérifiant la loi de Godwin. Au départ relative aux discussions sur des forums virtuels, la loi de Godwin peut s'appliquer à tout type de conversation ou débat ; l'un des interlocuteurs atteint le point Godwin lorsqu'il fait référence à un fait en lien avec l'holocauste ou le nazisme alors que le sujet de départ ne s'y prêtait pas.
Godwin distingue la loi de Godwin de l'erreur logique désignée par la pseudo-locution latine reductio ad Hitlerum, attestée depuis les années 1950, qui est une spécialisation de l’argumentum ad hominem et surtout de l’argumentum ad personam, déjà décrits et attestés depuis plus longtemps encore. La loi de Godwin introduit l'idée selon laquelle un tel argument est inévitable dans un débat qui s'éternise1.C'est d’ailleurs des forums Usenet qu’est tirée la fameuse loi, énoncée initialement (en anglais) par le contributeur Usenet qui l’a signée ainsi avec son titre original :
« Godwin's Rule of Nazi Analogies : As a Usenet discussion grows longer, the probability of a comparison involving Nazis or Hitler approaches one. »Traduction libre : « Loi de Godwin des analogies nazies : plus une discussion Usenet dure longtemps, plus la probabilité d’une comparaison impliquant les nazis ou Hitler s'approche de un. »[1] Il s’agit d’autre chose.
L’article en question est une chronique de Xavier de La Porte, et intitulée : Ce qui trahit le pouvoir, ce n’est pas la technologie, ce sont les gens, [2]publiée le 6 mars 2014 dans Rue89. La thèse est facile à comprendre, elle est d’ailleurs toute dans le titre. Elle s’apparente à la thèse qui dit que ce ne sont pas les armes qui tuent, mais ceux qui s’en servent.
Suivent une vingtaine de commentaires sur lesquels je voudrais m’attarder.
Le premier commentaire : Alors là, penser que la technologie n’influence pas le comportement des gens ! ! ! Constitue une première dérive. Son auteur, sur le seul mode exclamatoire et vide, aborde un autre problème que celui posé, et donne un lien vers une sorte de comité dont le moins qu’on puisse dire est que le rapport avec la thèse du texte est tenu [3] Mais soit, nous restons, dans le lien, dans le champ de la politique.
La discussion ayant démarré sur le rapport entre technologie et comportement, le deuxième commentaire ne fait que gloser sur le premier. Il est d’ailleurs frappant de constater que presque toujours, c’est le (ou les) premier commentaire qui oriente la discussion, quelle que soit sa valeur.
Le troisième commentaire procède à la fois par rétrécissement et élargissement[4]t. Il commence par fustiger Sarkozy, sur le mode « asinus asinum fricat » , puis cite Alain, qui dénonce la perte de liberté des peuples par une sentence digne de La Rochefoucauld, dont je sais, malgré l’admiration que je lui porte, qu’on peut lui faire dire tout et son contraire ! La suite est plus confuse, puisqu’il est question de ploutocratie, qui fait les loges (sic) du pouvoir via des medias serviles… Sommes-nous encore dans le sujet ? Je passe sur le commentaire suivant qui se contente de faire remarquer l’orthographe défaillante de son prédécesseur, et j’en viens à la remarque suivante, qui s’appuie sur une phrase du texte de de La Porte : Je vous ai parlé des robots qui menacent de nous remplacer dans un nombre croissant de nos activités – jusqu’à la conduite des voitures. L’auteur rappelle les sujets de ses précédentes chroniques. Et là, le débat devient passionnant : il passe des machines-outils aux codes-barres qui vont faire disparaître les caissières, puis aux tractopelles, et finit par un conseil pour réduire le chômage ![5] Le commentateur suivant renchérit et explique que : « C’est devenu une réalité grâce à cette merveille que sont les « drives » et autres « autoscans » à la dispositions des cons sommateurs hybridés au bovidé ». Le commentaire suivant coupe définitivement ses amarres avec le sujet et discute des mérites comparés des auto-scans et des caisses automatiques….
Je fais une pause. Comment en est-on arrivé là ? Il ne s’agit plus de grammaire mais d’orthographe, mais de quelque chose de plus profond, et de plus inquiétant. Les professeurs déclarent à qui veut les entendre que la capacité d'attention d’un élève est aujourd’hui presque nulle. Nous sommes entrés dans une ère où chacun peut délirer à sa guise sans se préoccuper de ce qu’a dit son interlocuteur, et surtout croire que sa pensée est autosuffisante.. Est-ce qu’une telle situation peut se produire quand les interlocuteurs sont en présence les uns des autres ? Certes, les débats journalistiques dont nous abreuve la télé montrent que la dérive est possible, mais sans doute pas à ce point. Il semblerait (c’est mon hypothèse) que l’anonymat et la non-présence physique de ou des interlocuteurs favorise une évaporation rapide de toute logique et de toute rationalité. Nous sommes dans la sphère du monologue, de la logomachie, d’un discours centré sur son délire et non sur celle de la confrontation d’opinions à l’aide d’arguments. Cette dérive me parait bien plus inquiétante que celle de la grammaire ou de l’orthographe, car elle a des conséquences directes sur la capacité, dans une démocratie, de justifier ses opinions. Il est certain que le spectacle donné par la classe politique (toutes options confondues) et par la presse sur ce plan peut laisser rêveur. Quiconque s’intéresse aux débats parlementaires ne peut que constater qu’ils sont le temps de logorrhées aussi creuses que pesantes.
Le commentateur suivant s’inquiète du nombre d’emplois supprimés à cause de ces auto-scan, ce à quoi le suivant répond qu’il y aura certes des suppressions, mais qu’elles seront compensées par des postes d’ingénieurs…Je suis sûr qu’Alfred Jarry aurait adoré….je passe sur les commentaires suivants que chacun pourra savourer à sa guise. Le drive, c’est bien, remarque le suivant, mais il n’a plus de voiture depuis qu’il est à Paris. Le suivant le rassure en lui disant que « Tu n’es pas le seul à détester faire les courses, je t’assure ! »
Un autre virage est pris, qui semble faire revenir le train sur ses rails. Il y est question de la trahison des puissants, du Canard enchaîné, et de Ben Laden, à qui nous devons tout cela.
Je crains que certains lecteurs ne me croient sur parole. Aussi, je vous invite à lire les commentaires en entier…Vous pourrez ainsi juger sur pièces.
De Ben Laden, nous passons à Twitter, puis à un jeu de mots sur Sarkozy et Hollande, et pour finir à Pasqua, et Chirac ! Le dernier commentaire est sans doute le plus proche du texte qui lui sert de support.[6] Le lecteur s’interroge sur les motivations de la conservation de documents devant en principe être détruits. Il ramène le débat sur le terrain de l’auteur, mais comme personne ne prend le relais, le débat est clos.
Que penser de ce salmigondis, comme le dirait le regretté Barre ? Est-ce un cas isolé ? Non, et c’est bien là que le bât blesse. Sommes-nous devenus incapables de suivre le fil d’une idée à ce point ? On parle trop souvent de la faillite de l’école pour de mauvaises raisons. Il me semble qu’il y en a ici une bonne. J’espère que vos commentaires éclaireront un peu ma lanterne….
[4] Si j’avais du bosser avec Sarkozy j’aurais fait pareil, il a une réputation particulièrement fidèle de traître, comment n’a t’il pas vu que ses subordonnés, la pathologie mentale largement atteinte pour certains, procédaient exactement comme lui quand il était subordonné ? Je la remet : « L’acclamation a fait tous les maux de tous les peuples. Le citoyen se trouve porté au-delà de son propre jugement, le pouvoir acclamé se croit aimé et infaillible ; toute liberté est perdue. » Alain à se demander même si en fait la ploutocratie ne tarissait pas des loges sur lui, via leurs médias bien entendu, afin simplement de mieux le manipuler.Une chose est certaine c’est que plus le niveau de nos représentants politique est bas et plus le peuple est en danger.(Je cite tel quel…)
[5] Dès l’apparition des premières machines-outils, on a craint pour le travail des gens- On pensait même que les « code-barre » allaient faire disparaître les caissières.Vous pensez qu’on devrait supprimer les Tracto-pelles et donner à chacun des ouvriers travaillant sur la voie publique, une pelle et une pioche pour creuser ? Remarquez, si on faisait ça, on réduirait le chômage de façon drastique. ( nous manquerions même peut-être de main d’œuvre, à importer donc )
[6] Ce qui est extraordinaire, ce n’est pas l’enregistrement, lié à une technologie, c’est la conservation par devers soi. Les gens qui travaillent avec un certain niveau de confidentialité ou de secret le savent bien : on ne peut pas tout retenir, on a parfois besoin de prendre des notes informelles (et interdites) mais personne n’aurait l’idée de les conserver, ça brûle les mains, ces choses-là. Je ne vois que deux possibilités : n’avoir vraiment aucune culture, aucune éducation dans le domaine de la confidentialité, ou commencer à se dire que ça pourra être utile un jour. Les deux sont effrayantes, la première est peu plausible, un conseiller important du pouvoir est forcément initié.
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