Rumeurs, amalgames et simplifications
Deux vérités trop évidentes égalent bien souvent deux mensonges.
Internet nous a récemment servi l’histoire de l’ophtalmo d’Aix-en-Provence et son cortège d’anathèmes et de cris d’orfraie. Peu importe que ce non-événement soit une légende urbaine ou ait un minimum de véracité, ce genre de pseudo fait divers traduit un état d’esprit malsain qui tend à se généraliser avec l’aide si ce n’est la complicité de certains médias. Auparavant, la presse écrite, la télévision puis Internet, nous avaient intoxiqués jusqu’au plus haut niveau avec les affabulations de la passagère du RER victime d’une agression antisémite toute aussi fictive que les malheurs de la joggeuse de 18 ans soi-disant victime d’un enlèvement. Mais le phénomène n’est pas nouveau, les plus âgés se souviennent de « la rumeur d’Orléans ». Dans cette petite ville de province, en 1969, de paisibles commerçants de confession israélite avaient été accusés sans preuve de faire disparaitre des jeunes filles (chrétiennes ?) lors d’essayage de vêtements et de lingerie dans leurs arrière-boutiques. Il n’y avait pas beaucoup de jeunes filles arabes à cette époque dans l’Orléanais, sinon nous aurions eu droit dans la presse à une kabbale sioniste ou au contraire à une résurgence « naturelle » du conflit israélo-palestinien. Ces enlèvements bien évidemment alimentaient un réseau de traite des blanches et les organisateurs du réseau évacuaient leurs proies en sous-marin par la Loire (vous avez bien lu, pas même un tunnel, mais un sous-marin). Plus c’est gros et plus on y croit. Edgar Morin en avait fait d’ailleurs une étude circonstanciée à l’époque.
Au temps du communisme triomphant à Moscou, deux écoles de pensée s’affrontaient en Occident concernant les hôpitaux psychiatriques. Pour les tenants purs et durs de l’idéologie marxiste, dont Georges Marchais, il n’y avait que des fous internés en Union Soviétique et rien que des fous. Pour les anticommunistes primaires, tout interné était obligatoirement un dissident persécuté par le régime pour ses opinions. La vérité était ailleurs, car le communisme n’a jamais protégé quiconque de la maladie mentale, on s’en serait aperçu. Par contre, le régime a abusé de l’internement pour se débarrasser de certains de ses dissidents et les mater. Et puis, il devait aussi exister des cas intermédiaires de véritables extravagants russes complètement hallucinés déblatérant sur un thème politique, la Russie soviétique ayant obligatoirement ses délires de persécution comme tout autre pays.
Dans le monde arabe des délirants avérés scandent des versets du Coran en errant dans les rues l’air hagard et en Afrique subsaharienne il n’est pas rare de croiser des fous furieux entièrement nus qui chantent des cantiques en se masturbant et d’autres qui vocifèrent une bible à la main. Tous les croyants ne sont pas des aliénés, même s’il est fréquent de tomber sur des exaltés, mais la religion développe indubitablement des névroses et dans certains cas des psychoses hallucinatoires et des délires mystiques de filiation divine. Il est donc fort probable que des malades mentaux bien réels aient développé leur délire sur un thème politique dans l’ex Union Soviétique. Et en parallèle il faut garder en tête que le Christ de nos jours aurait été mis sous neuroleptiques ou en placement d’office. Dieu a donc eu le bon goût dans Sa sagesse d’envoyer Son fils parmi les hommes il y a 2.000 ans. Une erreur de timing, et son divin rejeton aurait atterri en hôpital psychiatrique. Les israélites, qui ne croient pas à ce Messie et espèrent toujours le leur peuvent attendre longtemps. Car on voit mal le fils d’un dieu quelconque s’adresser aux croyants sur un blog ou par SMS ! Moïse, Abraham ou le Prophète de l’islam, nés au XXème siècle auraient eux aussi gouté aux neuroleptiques, à la camisole de force ou aux électrochocs.
Plus près de chez nous, en France, on se souvient encore de la sinistre affaire de Bruay-en-Artois, où en 1972 et les deux années qui suivirent, le pays fut coupée en deux. D’un côté, il y avait ceux qui clamaient haut et fort que le notaire était coupable parce que notaire ; il n’est qu’à se rappeler la pitoyable intervention de Jean-Paul Sartre et de certains leaders de la mouvance maoïste, qui au nom de la lutte des classes accablaient le petit notable alors que parallèlement pour des raisons similaires de solidarité de classe d’autres ne pouvaient concevoir un instant qu’un notaire puisse être coupable du meurtre d’une adolescente et voyait derrière ces calomnies la main des communistes, si ce n’est du Kremlin. Ce fait divers jamais élucidé obligea d’ailleurs Pompidou à faire une intervention télévisée pour calmer le jeu, tant l’exaltation prenait des proportions énormes autour du notaire. Rare situation où ce président badin se montra clairvoyant et pondéré soit dit en passant.
De nos jours, l’hystérie continue avec les prêtres pédophiles. Pour les catholiques les plus extrémistes, ces histoires ne sont que des inventions intolérables pour salir l’Eglise. Pour les anticléricaux les plus jusqu’auboutistes, tout prêtre a obligatoirement des penchants pédophiles et ceux qui ne sont pas mis en cause sont soit passés au travers des mailles du filet ou ont au moins des pensées impures. Comme s’il fallait être religieux et uniquement religieux pour être attiré sexuellement par les enfants ! Il s’est passé d’indéniables abus sexuels sur mineurs dans des séminaires et des institutions catholiques, de là à faire de chaque membre du clergé un suspect, si ce n’est un coupable, il y a une limite à ne pas franchir.
Le cheval de bataille pontifiant et sentencieux est le fait des imbéciles et des manipulateurs de l’opinion. Il y aura toujours des rumeurs et des scandales montés de toute pièce, les nouvelles méthodes de communication ne peuvent qu’en accentuer la diffusion et les répercussions. Citons en vrac le pénis énorme du noir, l’Arabe libidineux et violent, le gitan voleur, l’Antillais fainéant, le Belge complètement con. Même si certains individus de ces communautés commettent des exactions ou possèdent les caractéristiques évoqués, ces groupes n’en ont ni l’apanage ni l’exclusivité. Ces clichés existaient certes avant Internet, ils ne font désormais qu’utiliser sa caisse de résonnance. Mais il est facile et rassurant pour beaucoup de catégoriser. La pie est voleuse ou bavarde, c’est selon, les cadences sont infernales, les droits inaliénables, la droite est arrogante et la gauche laxiste ! N’en jetez plus, la cour est pleine de ces poncifs.
Mais revenons à la rumeur d’Orléans. Ces malheureux commerçants, qui auraient pu être musulmans, athées ou chrétiens ont à leur corps défendant nourri une rumeur faisant des amalgames antisémites, confondant une histoire ancienne de proxénètes juifs de Galicie qui exportaient des filles à Buenos-Aires dans les années trente. Les rabbins argentins qui avaient banni ces tristes individus de leur communauté au point de leur interdire leurs cimetières étaient partagés entre le fait d’étouffer l’affaire pour ne pas donner du grain à moudre aux antisémites en cette période d’ascension du nazisme ou bien condamner ouvertement et fermement ces agissements au nom de la morale, de la religion et de la dignité de la communauté. Le Zvi Migdal, étaient une organisation mafieuse juive spécialisée entre autres dans la prostitution et le trafic de femmes, le plus souvent juives elles aussi, entre la Pologne et l’Amérique du Sud. Comme quoi, sur un fait historique ancien, à l’autre bout du monde, s’est greffée une affabulation grotesque antisémite. Mais le plus intéressant dans ces montages calomnieux n’est pas de savoir à qui profite le crime, puisque toutes les catégories sociales, religieuses ou ethniques sont concernées, mais pourquoi la rumeur arrive à s’étendre, sur quel terreau et par quels moyens et pourquoi elle s’éteint d’elle-même pour ressortir de plus belle sous une forme « améliorée » quelques mois ou années plus tard en un autre lieu.
On retrouve d’ailleurs une histoire comparable dans les films, il était une fois l’Amérique et Little Odessa. Ce n’est parce qu’il y a eu des proxénètes juifs, que tous les juifs le sont et doivent être suspectés et jetés en pâture. De même si Landru portait la barbe et possédait une cuisinière à bois, tous les barbus ne carbonisent pas leurs conquêtes féminines, alors pourquoi ce qui parait logique pour les barbus ne le serait pas pour les juifs ?
Rumeurs, on-dit, scandale et affabulations se nourrissent de la crédulité, du besoin de contes de fée qui dérapent. La recherche de boucs émissaires n’est pas nouvelle, la seule différence est qu’une rumeur partie d’Orléans peut de nos jours atteindre Pékin, New York ou Laroche-Migennes dans la semaine, si ce n’est la journée. On parle de fake ou de hoax mais le principe est le même que pour les possédés de Loudun ou les sorcières de Salem quelques siècles plus tôt.
La rumeur, les accusations mensongères et fantaisistes ont encore de l’avenir, tant la majorité des humains aime se nourrir de fantasmes, de détails croustillants et de dévalorisation d’autrui. Autant, il est aisé de comprendre une manipulation pour déstabiliser un leader politique ou un dirigeant de société, sur la base d’« il n’y a pas de fumée sans feu », autant il est surprenant de constater que certaines de ces fables mettent en scène des personnages ni célèbres ni puissants. Il s’agit alors d’utiliser un individu lambda comme archétype d’un groupe, d’une profession ou d’une communauté pour jeter à la vindicte l’ensemble du groupe. Le choix du thème a aussi son importance, car même si tout ce qui est dit et propagé est faux, pour être crédible, il est nécessaire de développer une histoire ayant au moins une part de vraisemblable, si ce n’est de vérité. Quant à savoir qui est à l’origine, en dehors de manipulation politique où l’on découvre quelquefois ou du moins subodore les initiateurs et les commanditaires, les rumeurs, les faux bruits viennent apparemment de nulle part, d’une sorte d’inconscient collectif, même s’il a bien fallu qu’un individu bien réel ait lancé le sujet dans l’opinion. Une vigilance intellectuelle s’impose face à l’information, d’autant plus que sa vitesse de diffusion est devenue rapide et quasi universelle. Il est trop facile de jeter la pierre aux journalistes, le bon sens et l’esprit critique devrait inciter le public au doute et non à gober la moindre fable. Ce n’est hélas que rarement le cas.
23 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON