Si je dirigeais un titre de presse...
J’interviens ce matin dans une réunion avec plusieurs représentants de titres de la presse écrite, je jette donc quelques idées sur ce que je ferais si j’étais un dirigeant de titre de presse, sans pour autant bien connaître ce métier ni toutes ces contraintes.
Je pense que le contenu amateur ne va pas remplacer le contenu professionnel : il s’agit de deux mondes qui convergent . En revanche, je crois que soit les rédactions s’adapteront à cette conversation permanente, soit elles devront faire face à une baisse de leur audience au profit des blogs et autres outils du Web 2.0. Je vous renvoie à mon chapitre de Blogs pour les pros, les blogs contre le journalisme ? pour ce débat. Je me concentre dans cette note sur les actions à prendre à court terme pour une rédaction.. Je m’excuse par avance de la qualité de rédaction du texte ci-dessous : je l’ai écrit très rapidement...
1) Rendre le contenu compatible avec la conversation
-être disponible dans les moteurs de recherche ou disparaître : mettre l’édition quotidienne en ligne gratuitement, intégralement
Risqué, mais les lecteurs sur le Web et les abonnés de la presse papier se recoupent peu, les utilisateurs avertis du Web savent que l’information est disponible gratuitement d’une manière ou d’une autre, lisent Google News, et ne paient donc en général pas d’abonnement à la presse. Il s’agit de sauter dans le vide en espérant que le surplus d’audience provenant de la gratuité et de Google compensera la baisse des revenus des abonnements.
-avoir des liens permanents
Tous les articles doivent avoir des URL uniques et faciles à trouver, optimisées pour le référencement (titre de l’article dans l’URL). Ceci favorisera le nombre de liens qui pointent sur le site de presse -ceux-ci ont assez peu de liens en général.
-laisser ses archives en ligne intégralement et gratuitement
Les revenus générés par les archives des articles sont très faibles, pourtant la plupart des titres continuent à bloquer leurs articles. Le résultat, c’est l’impossibilité de créer des liens sur les articles ou pire, le fait que les liens créés sont cassés, lorsqu’ils ne sont disponibles pendant une durée limitée. Les blogueurs et les autres sites ont du mal à créer des liens vers les sites de presse, du coup ces derniers, avec peu de liens, ont un page rank Google faible, leur contenu se propage moins et génère moins de buzz, ils sont moins visibles dans les moteurs de recherche, c’est un cercle vicieux.
-un grand nombre de fils RSS
C’est le cas pour la plupart des titres français, mais de peur que les lecteurs ne lisent plus que le RSS, le contenu des fils se limite en général au titre de l’article et à une ligne, c’est trop peu et très frustrant pour les habitués, qui sont obligés de cliquer et d’aller sur le site en permanence pour voir le sujet de l’article.
-des commentaires en bas de chaque article
Certains titres ont déjà des forums, mais je pense que comme sur les blogs, des commentaires systématiques sur chaque article suscitent beaucoup plus la conversation qu’un forum isolé dans un coin du site.
C’est le plus difficile a priori car :
* les journalistes ne sont pas habitués à cette transparence, à ce retour immédiat et explicite de leurs lecteurs qui peuvent converser autour du sujet mais aussi suggérer des imperfections sur l’article lui-même. De plus, cela donne immédiatement une idée à tous de l’intérêt du lectorat pour l’article : s’il a beaucoup de commentaires, il intéresse et crée le débat. Sinon, son intérêt est probablement limité et ce n’est pas toujours facile à accepter, à la fois pour le journaliste et pour la rédaction.
* la rédaction aura peur pour sa marque et sa responsabilité en laissant apparaître du contenu amateur. Certes, il y aura des dérives, mais très limitées. Il y a plus de 25 000 commentaires sur mon blog, et j’ai dû en trois ans en effacer une vingtaine pas plus. Il faut modérer a posteriori (racisme, etc.) mais les ressources nécessaires sont beaucoup plus limitées qu’on ne croit.
2) Créer du contenu dont le style est similaire à celui des blogs en plus des articles ’classiques’
Je ne souhaite pas ici la disparition des articles classiques, bien au contraire, je me concentre sur le fait de démarrer une conversation qui nécessite en général un contenu assez différent. Une erreur régulièrement commise par les journalistes qui lancent leur blog est de faire des copiés-collés de leurs articles. Le style est différent sur un blog :
-plus court
-plus familier, décontracté, comme si l’on prenait un café avec le journaliste
-l’auteur prend en général position de manière explicite
-création de liens externes.
L’auteur renvoie directement ses lecteurs à ses sources : une grande différence entre les deux mondes. Dans la majorité des titres de presse, il n’y a aucun lien externe, là encore de peur que les lecteurs ne s’en aillent. Les blogs font l’inverse, ils font appel au sens critique du lecteur et les renvoient en permanence aux sources avec des liens externes, pour qu’ils se fassent leur propre idée. Les seuls liens externes qui existent en général sur les titres de presse sont... des publicités. Il n’y a aucune crainte à avoir en créant des liens externes sur un non retour des lecteurs, au contraire. Les blogs passent leur temps à envoyer les lecteurs ailleurs, Google est le site le plus populaire du monde et pourtant aussi celui sur lequel on passe le moins de temps : on cherche, on trouve, et on se retrouve ailleurs, puis on revient. Les titres de presse ont cherché au contraire à créer des murs autour des lecteurs pour éviter qu’ils ne s’échappent, alors que les autres sources d’information sont à un clic.
3) Intégrer la conversation du Web au contenu
Il ne s’agit pas simplement de prendre en compte la conversation sur les commentaires des articles, mais aussi celle qui démarre sur les mêmes sujets ailleurs, et de créer des liens.
Je m’explique. Un journaliste écrit un papier sur le CPE. Il a des commentaires en bas de l’article, très bien. Mieux, des liens (comme Newsweek le fait, je crois) avec des moteurs de recherche spécialisés comme Technorati qui renvoient aux blogs qui parlent de cet article (il y en a eu 70 000 sur le CPE...), aux articles portant les mêmes tags le cas échéant, aux photos créées par les amateurs sur ces sujets (6000 sur le CPE dans Flickr alors que Libé avait créé une rubrique "photos de lecteurs" avec seulement quelques dizaines de photos). La conversation existe ailleurs, créez des liens vers elle, les lecteurs vous remercieront.
4) Lancer des blogs de journalistes et de la rédaction et d’auteurs invités
Que ce soit qualitatif ou quantitatif, il est souhaitable que la marque du titre se prolonge sur les blogs. A la rédaction de choisir si elle souhaite que ces blogs soient seulement ceux des journalistes (modèle Libération), ceux des journalistes et d’auteurs invités mais triés (Le Monde le réserve à ses abonnés et donc à un public ciblé) ou à tous (La Stampa en Italie, le succès exemplaire Skyblog...).
Des dizaines de plates-formes de blogs ont été lancées par des médias avec des résultats très variables. Le manque de succès de certaines plates-formes provient souvent du manque d’intérêt et d’investissement (en ressources et dans la priorité donnée au projet, pas particulièrement financier) de la marque qui s’est parfois dit : ’J’ouvre une plate-forme de blogs et on verra bien’’. La technologie est certes importante, mais l’animation et la création de ces communautés encore plus, la formation des journalistes, la promotion...
5) Recruter des blogueurs
Les journalistes ne sont pas habitués (et parfois ne souhaitent pas le faire) à créer du contenu conversationnel, et si ce sont deux mondes qui convergent, cela prendra du temps. Sur le modèle de WeblogsInc (plus d’une centaine de blogueurs, trafic très important, cédé $25M à AOL...), un titre pourrait repérer les meilleurs blogueurs sur son secteur, ou simplement repérer des passionnés auxquels elle pourrait apporter outils, formation et audience, et qu’il pourrait fédérer sous sa marque.
Le plus simple pour accélérer est de recruter quelques blogueurs et/ou passionnés pour démarrer une conversation thématique sous la marque.
The Guardian à Londres achète aussi régulièrement des notes publiées par les meilleurs blogueurs, certains titres se contentent de leur audience pour reprendre le contenu des blogs en créant un lien vers l’auteur. Cette promotion suffit souvent, sans avoir à en acheter le contenu.
6) Ouvrir largement ses portes aux chroniqueurs amateurs
Tout le monde ne blogue pas et ne bloguera pas. En revanche beaucoup d’experts et de passionnés peuvent de temps en temps produire un "papier" de grande qualité, et ceci va bien au-delà du petit nombre de chroniqueurs et contributeurs connus à ce jour par la presse. C’est tout l’intérêt du Web, celui de laisser n’importe qui s’exprimer, avec souvent une grande médiocrité, mais aussi parfois une très grande valeur ajoutée.
Il s’agit pour les marques de presse d’ouvrir en grand leurs portes à ce nouveau contenu, tout en le sélectionnant bien entendu (il peut d’ailleurs s’autosélectionner cf. Digg) pour que la notoriété de la marque ne s’en trouve pas endommagée.
7) Ne pas se limiter à l’écrit : podcasts audio et vidéo
Beaucoup de titres de presse écrite ont franchi le pas et se lancent dans des "émissions" sous forme de podcast audio et video (Newsweek, Business Week...). Les moyens techniques sont très limités et ne nécessitent pas de studios professionnels. Il suffit de former les journalistes qui le souhaitent, puis qu’ils s’habituent progressivement à être multi-médias : texte, audio, vidéo et non plus presse écrite, radio ou télé. Le texte, l’audio et la vidéo continueront à exister séparément, mais l’audience s’attend de plus en plus à un contenu disponible dans les trois formats. A long terme, je ne crois pas que nous aurons encore cette distinction presse/radio/TV, mais plutôt des marques fortes qui diffuseront un contenu de qualité et surtout des conversations de qualité sous toutes les formes écrites, parlées et vidéo.
8) Ne pas considérer le Web et la conversation comme un porte-clef
Si beaucoup de titres en sont aujourd’hui à peu de résultats dans leur passage au Web conversationnel, c’est que la direction a considéré souvent que le Web était secondaire, non prioritaire. Compte tenu de la rapidité avec laquelle la transition s’opère, il convient aujourd’hui, à mon avis, de réorganiser les rédactions pour le Web en priorité, et ensuite pour le papier, et non l’inverse, ce qui n’est évidemment pas facile.
Nous sommes bien loin aujourd’hui des surinvestissements et excès de la bulle Internet. Six ans après, l’audience est là, nombreuse et exigeante, participative. C’est le moment de sauter dans le vide et de parier sur l’audience du futur, plutôt que de se concentrer sur un souci de préservation des abonnements du passé...
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