Six mois après la DADVSI
La loi DADVSI a été promulguée il y a six mois. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
1 - Rappels
Ce premier chapitre résume la nature et l’histoire de la DADVSI. Il pourra être sauté par les lecteurs bien au fait du sujet.
1.1 - Avant internet
Les premiers supports comme le vinyle n’étaient inscriptibles qu’industriellement. Un marché des supports s’est créé. Il y a eu ensuite la diffusion hertzienne (radios et télés) qui n’était alors pas enregistrable. Elle a été financée soit par l’impôt (ORTF), soit la publicité (TF1). Puis sont venus les supports enregistrables comme les cassettes audio et VHS. Le marché des supports ne servait déjà plus à grand -chose. Il a néanmoins continué à fonctionner, avec plusieurs méthodes. La première a été l’instauration d’une redevance sur la copie privée pour contribuer au financement de la création. La seconde a été la répression de la copie commerciale. L’ensemble a non seulement maintenu le marché en vie, mais lui a permis d’exploser. Ainsi, le DVD a doublé le chiffre d’affaires de l’industrie cinématographique par rapport à la seule diffusion en salles et hertzienne (soit + 30 milliards de $ de « bonus »).
1.2 - L’arrivée d’internet
L’ADSL change significativement la situation, car il rend possible la duplication infinie d’« immatériels » (comme la musique et les films) à un prix quasiment nul, et à une grande vitesse. Il n’y a plus aucune justification technique à l’existence ni d’un marché des supports, ni à la diffusion hertzienne programmée. Ni Universal Music en tant que vendeur de CD audio, ni TF1 en tant que diffuseur ne nous servent plus à rien.
Le CD et le DVD sont bien morts, mais cela ouvre de manière cette fois cruciale le sujet du financement de la création. Il y a trois approches possibles.
La première est le financement direct par le « marché ». Les immatériels continuent à être vendus, et la création est alimentée par ces ventes. Mais comme ils pourraient dans le même temps être diffusés gratuitement, il faut créer un cadre technique et juridique pour l’empêcher, c’est à dire au fond inhiber le progrès technique.
Le cadre technique consiste en « mesures techniques de protection » (MTP, ou plus habituellement DRM en anglais), systèmes basés en général sur le cryptage, visant à empêcher l’acheteur d’en faire un autre usage que celui autorisé par le vendeur. Ceci empêche de se servir de dispositifs de lecture standardisés comme un baladeur mp3 ou DivX. Il n’y a pas de DRM standard, et il pourrait difficilement y en avoir, car un cryptage efficace requiert un secret de fabrication.
Le cadre juridique consiste à interdire par la loi le fait de décrypter un DRM, et, au cas malheureux où cela arriverait quand même, à interdire de communiquer un fichier décrypté par internet.
Les DRM empêchant pratiquement la copie privée, la redevance associée n’a plus alors de raison d’être.
La seconde approche possible est le financement indirect, c’est à dire que la création est financée à proportion des ventes d’autres choses qui lui sont associées, et individuellement à dûe proportion de la diffusion. S’il s’agit de ventes de disques durs ou clés USB, cela s’appelle la « redevance sur copie privée ». S’il s’agit d’abonnements ADSL, cela s’appelle la « licence globale obligatoire ». Cette méthode ne requiert ni DRM, ni lois contraignantes, mais ne pourra plus s’exercer dans le cadre d’un marché quand l’essentiel de la diffusion se fera gratuitement sur internet.
La troisième méthode consiste à constater que les immatériels n’ont plus de valeur commerciale, mais « oblique » à l’intérieur d’autre chose. La musique pourra par exemple être offerte en prime avec un baril de lessive ou un plein d’essence. Il est possible que ce soit à cela que l’on arrive finalement pour avoir écarté la deuxième approche au bénéfice de la première.
1.5 - La loi DADVSI
La discussion de cette loi a été assez épique, et toutes les approches y ont été envisagées, mais pas vraiment discutées.
La DADVSI, issue du DMCA américain à travers deux directives européennes, porte entièrement la première approche. Elle criminalise le fait de « contourner » un DRM, de disposer d’un outil permettant de contourner un DRM et d’éditer un logiciel manifestement destiné à transmettre sur internet des fichiers dont la propriété intellectuelle n’est pas respectée. En franglais quotidien, il est illégal en France de convertir un DVD en DivX, de disposer d’un logiciel permettant de le faire, et il est impossible de savoir s’il est légal de développer un logiciel comme eMule, à moins de le faire et d’attendre les plaintes.
Le législateur avait également introduit des peines particulières pour l’échange de fichiers sur internet par p2p, sous le doux vocable de « riposte graduée », la peine prévue pour contrefaçon de trois ans de prison semblant quelque peu excessive pour « uploader » une chanson en p2p. Mais le Conseil constitutionnel a rejeté cette innovation, car il ne voyait pas pourquoi faire une différence entre le p2p et le reste.
La DADVSI aurait logiquement dû consacrer l’arrêt de la redevance sur la copie privée. Le législateur n’a pas voulu trancher là-dessus. Il prévoit par contre un lien entre montant de la redevance et propriétés des DRM (chapitre 3 article 9 modifant le L 311-4 du CPI). Ces propriétés doivent être suivies par une « autorité de régulation des mesures techniques » dont le fonctionnement doit être mis en oeuvre par décret. Autrement dit, le législateur confie à une commission le soin de statuer plus tard cas par cas.
Ce texte a été publié en juillet 2006, il y a six mois. Voyons maintenant ce qui s’est passé depuis.
2 - La répression
La DADVSI n’a rien changé à la répression de l’usage du p2p.
Le Nouvel Observateur du 13/01/07 : « Le tribunal correctionnel de Nantes a condamné jeudi 11 janvier 2007 un internaute à 2 mois de prison avec sursis pour avoir téléchargé environ 400 films par le système du peer-to-peer. »
Le p2piste est toujours un « contrefacteur » passible de trois ans de prison. Une peine réelle de 2 mois avec sursis est déjà quelque chose de démesuré pour un acte à la portée inattentive d’un enfant de 10 ans.
Elle n’a rien changé non plus au développement des outils de p2p.
"Ainsi, en ce mois de janvier, la SCPP s’est attaquée à des serveurs eDonkey français, en envoyant une lettre de mise en demeure à leurs administrateurs ou à leurs hébergeurs. Seize serveurs ont ainsi été coupés, sans aller en justice." (citation 01net)
La SCPP aurait très bien pu envoyer ce courrier avant, car rien dans la loi DADVSI ne permet d’incriminer un serveur, qui n’est pas un logiciel. Pourquoi ne pas attaquer directement les développeurs de logiciels comme eMule ? Parce que c’est un logiciel libre sans éditeur et que ses développeurs ne sont pas français. La fermeture de serveurs français ne change d’ailleurs rien au fonctionnement d’un réseau mondial comme ed2k.
Pour ce qui est du contournement de DRM, il n’y a pas eu de poursuites. Les logiciels permettant de convertir des DVD en DivX sont toujours accessibles. Les décrets créant l’ARMT n’ont toujours pas été publiés, alors que ceux précisant les peines pour « détention d’outils de contournement de DRM » sont sortis en décembre.
3 - L’évolution du marché
Le CD audio continue sa chute, et le DVD l’amorce, mais l’enjeu de la DADVSI est le développement simultané de plates-formes de téléchargement payant.
"Les ventes de musique numérique (internet et mobile) ont atteint deux milliards de dollars en 2006, révèle l’IFPI. Ce qui représente désormais 10% du chiffre d’affaires total de l’industrie. (...) . Mais cela ne compense toujours pas les pertes engrangées sur le secteur des ventes physiques, déplore son président, John Kennedy." (Citation ZdNet)
Une petite pause pour apprécier tout le cynisme de la propagande de l’IFPI. Les ventes sur internet ne sont pas censées compenser celles des supports, puisque justement il n’y a plus de support fabriqué. Ce terme « compenser » semble impliquer que l’IFPI devrait conserver son chiffre d’affaires malgré les économies dues au progrès technique. Si la création représentait auparavant 10% des ventes, on peut donc dire que ces plates-formes compensent déjà les baisses de vente des supports.
Mais quelle part la création représentait-elle auparavant ? Il s’agit d’un secret d’Etat. Selon le SNPP, les droits intellectuels divers représentaient 25% des ventes. Mais par exemple les droits du compositeur ont été relativement récemment prolongés de 50 à 75 ans après son décès. Par ailleurs, nombre de créateurs ont cédé leurs droits aux majors. La part réelle finançant les créateurs vivants est donc inconnue, mais ne doit pas être bien élevée.
Par ailleurs, en quelle proportion les droits sont-ils maintenant reversés en cas de vente sur internet, et en particulier dans le cas de forfaits illimités ? Je défie quiconque d’obtenir sur ce sujet une réponse claire des intermédiaires que sont les plates-formes et surtout les majors en tant que gestionnaires de droits.
Sous toutes hypothèses d’usage, il ne semble pas que les droits d’auteur et voisins des personnes physiques soient ce qui ait été le mieux conservé dans le passage du support physique au numérique commercial, mais peut-être un ayant-droit pourra t il apporter ici un éclairage inverse ?
Cela dit, le discours de M. Kennedy est peut-être un peu optimiste.
Le Figaro du 9/01/07, article d’Emmanuel Torregano
"Des études réalisées sur le marché américain par le cabinet de conseils en technologie Forrester Research constatent une baisse spectaculaire des transactions sur iTunes Store, le magasin en ligne d’Apple. Depuis le début d’année, le volume des ventes aurait chuté de 65 % sur la plate-forme d’Apple, leader incontesté du secteur. Apple a bien entendu vivement contesté cette analyse. Car d’autres sociétés d’études constatent, au contraire, une progression des ventes sur iTunes. Selon Piper Jaffray, elles ont augmenté de 78 % d’une année sur l’autre. »
Encore un secret d’Etat. Bien difficile d’y voir clair. Heureusement le marché français est plus transparent. Suite du même article :
« En France, le marché de la musique sur Internet est morose. (...) après un début d’exercice particulièrement dynamique, les ventes sur le web ont accusé un creux brutal d’avril à juillet. Déçus, les professionnels espéraient une bonne fin d’année (...). Les chiffres connus ne sont pas faits pour rassurer. Les meilleures ventes de ces dernières semaines peinent à dépasser les 50 000 exemplaires. »
Dans le Figaro du même jour, une interview de Jean-Noël Reinhardt (PdG Virgin Stores, groupe Lagardère) :
"L’année 2006 a été marquée par deux semestres très différents. De janvier à juin, le marché du téléchargement a connu une croissance de près de 100 % par rapport à 2005 avec un coup d’arrêt brutal à la mi-année. Le second semestre a été quasiment plat. Au total, le bilan est donc mitigé. Il l’est d’autant plus que la dynamique de croissance du marché n’existe quasiment plus en fin d’année."
Comment les professionnels s’expliquent-ils ceci ? Suite de l’article de M Torregano :
« Les raisons (...) sont nombreuses : la piraterie, la concurrence de nouvelles formes de loisirs, le manque d’intérêt des médias pour la musique, la concentration du secteur, le prix trop élevé des CD, l’absence d’interopérabilité entre les différents systèmes sur Internet, etc. Ce constat explique pourquoi les professionnels souhaitent que des mesures soient prises pour aider un secteur en crise."
Admirons encore une fois les "libéraux" ayant poussé à l’adoption de la DADVSI demandant une aide d’Etat. En tout cas, leur réaction est plus simple. EMI, une des 4 majors de la musique, a annoncé le 11 janvier la suspension de la fabrication de CD avec DRM. VirginMega (groupe Lagardère) a annoncé le 15 janvier la mise en vente de 200 000 fichiers audio sans DRM. FnacMusic (groupe Pinault), a mis en vente le 18 janvier 150 000 fichiers audio sans DRM, et a par ailleurs ouvert une offre de streaming illimitée sur 1 200 000 fichiers audio pour 10 euros par mois. Les vendeurs semblent maintenant considérer que le problème c’e sont les DRM. Explications de Frank Leprou, directeur général de Fnac.com (intégrant FnacMusic).
"Ce ne sont pas les DRM en tant que tels qui freinent le développement du marché, mais les constructeurs de matériel (baladeurs) qui proposent des formats différents et non compatibles. Nous souhaitons avant tout que le consommateur qui achète de la musique en ligne, ne soit pas pénalisé par des DRM qui l’empêchent de profiter pleinement de son achat. C’est pourquoi FnacMusic milite pour l’interopérabilité entre les différents supports d’écoute, par ailleurs inscrite dans la loi DADVSI.".
Le consommateur ne s’y retrouve pas avec les fichiers achetés sous DRM propriétaire, incompatibles avec les baladeurs d’autres propriétaires. Il faudrait un DRM standard compatible avec tous les baladeurs. Mais la moitié du marché mondial est occupée par Apple et son DRM propriétaire, qui a entièrement basé son modèle économique sur la vente d’I-Pods et non sur celle de fichiers audio.
Il semble finalement que, seulement six mois après la publication de la DADVSI, le modèle "DRM plus interdiction du p2p " ne soit pas en train de décoller : les DRM se vendent mal et le p2p ne s’arrête pas.
Mais que devient pendant le même temps la redevance pour copie privée ? Elle se porte très bien au sens où elle n’arrête pas d’augmenter. Elle vient d’être portée jusqu’à 50 euros pour un gros disque dur. Ceci commence à inquiéter les vendeurs d’électronique qui craignent d’avoir à porter seuls tout le poids de la situation. Ils ont demandé à l’UE l’arrêt total des redevances pour copie privée en Europe, et cette mesure a été arrêtée de justesse après des plaintes, en particulier de la France. Résumé, dans une dépêche AFP du 13/12/06 par Dorothée Moisan :
"Dans l’Union européenne, vingt Etats sur vingt-cinq autorisent la copie à usage familial, en contrepartie d’une rémunération de l’auteur perçue sur les supports vierges d’enregistrement ou sur certains appareils électroniques. L’Allemagne notamment perçoit des redevances très élevées. M. Barroso a décidé de "reporter sine die" l’adoption, prévue la semaine prochaine, d’une recommandation visant à éliminer progressivement ce système. Le commissaire en charge du dossier, estime que ces redevances font obstacle au bon fonctionnement du marché commun. Il est soutenu dans son projet par les industriels, qui jugent la redevance aussi "injuste" qu’"obsolète". Ils invoquent notamment l’essor des DRM, ces technologies qui vérifient si le consommateur a bien le droit d’écouter une chanson ou de regarder un film acheté sur internet, fixent le nombre de copies qu’il a le droit de faire et surveillant les transferts vers les différents appareils numériques. Mercredi, l’Alliance pour la réforme des redevances sur la copie privée (CLRA) s’est dite "frustrée et profondément déçue". (...) Selon (elle), la faute revient à la France, dont le Premier ministre Dominique de Villepin a écrit la semaine dernière à M. Barroso."
La bataille décisive a lieu en ce moment en Allemagne.
On arrive au coeur du sujet. Fondamentalement, DRM et copie privée sont deux approches contradictoires. Si l’on croit aux DRM, la copie privée doit disparaitre. Il est logique pour les majors d’en revendiquer la disparition, qui conforterait leur rôle indispensable de vendeur de produits DRMisés. Ils demandent dans la même logique la privatisation de la SACEM. Il est logique pour les vendeurs d’électronique de souhaiter la fin de la copie privée, car il n’ont pas envie d’être pénalisés par les problèmes des industries de contenu en amont.
Pour les créateurs, il y a menace sur les droits perçus sur les supports, qui ne se vendent plus, sur les plates-formes, qui s’orientent vers des forfaits illimités où ils auront du mal à les négocier, et sur les redevances, contestées par tout le monde.
Pour les internautes, il y a le choix entre un fichier acheté un euro et utilisable sur une seule marque de baladeur, ou bien un fichier gratuit, utilisable partout, mais qui peut coûter trois ans. Pour les éditeurs de logiciel, il y a la certitude qu’il vaut mieux développer ailleurs qu’en France.
Finalement, après six mois, la DADVSI n’a pas encore fait ses preuves. Mais il faut être patient, et nous pourrons refaire ensemble un bilan dans six mois.
D’ici là, pour finir sur une note plus légère et montrer que la création subsiste, je me permets de recommander ce petit morceau de musique.
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