Topologie du monde politique, la trajectoire contre les idées
Ce matin, j’ai entendu Nicolas Demorand face à Marine Le Pen. J’ai surtout entendu la façon dont les médias traitent le Front national en particulier, et la politique en général. Un simple jeu de positions et de trajets sur un espace symbolique, espace qui pose des questions.
En allant au travail, j’entendais Nicolas Demorand sur France Inter, il interviewait la fille de l’ogre, à savoir Marine Le Pen, la vice-présidente du Front national. Cette dame me laisse perplexe, son parti aussi, et son président encore plus. Ça fait cinquante ans que JMLP est en politique (le renouvellement, tu parles !), Marine le dit même assez clairement, elle précise même que son père a commencé avec Antoine Pinay ! On sent que si elle pouvait invoquer Deschanels, Mac Mahon et Napoléon III, ça le ferait, et de plus, ça permettrait de faire oublier le calamiteux Poujade... Mais bon, passons.
Je n’ai pas tout écouté, car le boulot, c’est sacré, faut pas être en retard, et j’ai donc loupé le quart d’heure qui suit la revue de presse, où des auditeurs appellent, paraît-il, à l’improviste. Mais j’ai entendu ce qui est à mes yeux le principal : la façon dont les médias traitent le Front national en particulier, et la politique en général.
Demorand l’a cuisinée avec témérité sur son supposé recentrage. Après avoir énoncé l’oracle du jour (un sondage de plus annonçant comme d’habitude quelque chose comme 25% Sarko, 25% Royal et 15% Le Pen, rien sur Bayrou ni sur la gauche de la gauche, on va pas s’égarer, quand même, on ne parle que des candidats sérieux, reconnus et estampillés par TF1), il fonce bille en tête : "Il paraît que c’est vous qui organisez le recentrage du parti". Et on part sur cinq minutes d’arguties topologiques : Le Pen est un homme de centre droite, la France a glissé à gauche, Chirac est à gauche, etc.
Une droite, une gauche, un milieu, rien en-dessous
Ce qui me frappe dans cette histoire de gauche et de droite, c’est l’acharnement de chacun à démontrer qu’il existe une place à chaque parti, voire à chaque homme ou femme politique. On ouvre un espace, qui à proprement parler d’ailleurs, n’existe pas, où il existe une droite, une gauche, peut-être un milieu, et on y place les gens. Notez qu’il n’y a pas de haut ni de bas dans cet espace. Si on se met au-dessus des partis, on ne fait plus de politique, on prend de la hauteur, c’est d’ailleurs le rôle du président de la République. A noter également qu’il n’existe pas de bas : on ne peut pas se placer en dessous des partis, ce qui serait assez rigolo. Mais tant qu’on est dans la politique, il faut être soit à droite, soit à gauche, et nulle part ailleurs, et si on a de la chance, on passera au-dessus.
Une fois engoncé dans cet espace, il faut de plus se positionner par rapport
aux autres. Fabius est à l’aile gauche du PS, Bové et Autain sont à la gauche
de la gauche, Sarkozy est tantôt à droite, tantôt à gauche de l’UMP, et ainsi ad
nauseam : Truc se droitise, Machin contourne Bidule par sa gauche, on parle
de stratégies de triangulation (un politique de droite lance des idées de
gauche, ou l’inverse), etc. L’UDF, et son chef Bayrou posent un problème intéressant
: ils sont au centre, cette contrée coincée entre les deux mondes de la droite et de la gauche, instable géographiquement, dont on ne sait pas très
bien si on y trouve un peu de droite mélangée à un peu de gauche, ou si ses
habitants sont carrément ailleurs, comme le défunt Michel Jobert des années
Giscard.
D’ailleurs, Demorand, un peu déstabilisé, le fait remarquer à Marine, qui défendait la position au centre droit de son père (!) : « Mais, au Centre droit, il y a l’UDF ! ». Dans l’espace politique médiatique, il n’y pas de place pour deux au même endroit. Il est intéressant de noter qu’aussitôt après, il a été question de l’immigration (rapidement), puis de la préférence nationale pour l’attribution des logements sociaux, deux sujets reposant sur l’idée que plusieurs personnes ne peuvent être ensemble au même endroit.
D’où viennent la gauche et la droite ?
Le problème, c’est qu’à mon avis, les gens qui écoutent Demorand ferrailler avec ardeur avec la fille du Père Fouettard voient toute cette histoire de droite et de gauche dans un grand flou. Depuis plus de cinquante ans, on nous sert cette métaphore topologique comme si cela coulait de source ; or, elle ne va pas de soi, justement.
Du temps de Staline et d’un PCF fort, c’était clair : à gauche on trouvait
les forces de progrès et à droite, les forces réactionnaires. Cette toponymie
(installée par la gauche) était discutable, mais tout le monde s’y laissait
prendre. Du coup, toutes les idées généreuses, sociales, avancées
(le terme n’est pas innocent), ont été classées à gauche, et tout le
reste a
été classé à droite. Si on veut, la marche historique du monde allait
de droite à gauche, en passant par la Révolution. On s’emmêlait parfois
un peu, parce que la guerre du
Vietnam, par exemple, c’était de droite, parce que c’était méchant, et
que
c’était destiné à lutter contre les communistes (de gauche). Or elle
avait été
lancée et renforcée par des gouvernements démocrates, qu’on s’obstine
en France
à classer à gauche. Mais on y arrivait.
Puis arrive Giscard en 1974 (Vous n’avez pas le monopole du cœur), et plus mondialement, la chute du Mur de Berlin en 1989. Catastrophe dans le monde des idées ! Plus de soutien, le communisme, « ancré à gauche », mais chargé de tous les péchés du monde, dont la cruauté et l’arriération (enfin), disparaît de la surface du globe en cinq ans (sauf en France et en Corée du Nord). Tout d’un coup, la gauche perd le soutien symbolique du progrès historique, il était nécessaire de reconstruire un champ symbolique. Eh bien, en France, on ne l’a pas fait, on est resté gelé au temps de la Guerre froide.
De cette époque du Mur, il reste l’opinion maintenant saugrenue, mais encore bien active, qu’il y aurait des idées fondamentalement de droite et des idées intrinsèquement de gauche, qu’on n’a pas le droit de défendre sans passer immédiatement dans la case correspondante, alors qu’elles n’ont plus rien à voir avec cette opposition entre ces idées de progrès et de régression : comment étiqueter le choix de modifier la carte scolaire, par exemple ? Ou n’importe quelle prise de position sur le Proche-Orient ? Regardez Tony Blair, censément être de gauche, s’aligner servilement sur Bush, le nouveau démon droitier. Et être antilibéral, c’est de gauche (comme à la gauche de la gauche), ou de droite (comme les fascistes en leur temps) ?
Dans ce monde fantasmatique de la politique où l’on siège à droite ou
à gauche, mais nulle part ailleurs, il existerait des similitudes de proximité
: les communistes ont plus de points communs avec les socialistes qu’avec
l’UDF ou l’UMP, ce serait normal, ils sont tous à gauche. De même, l’UMP aurait
plein de points communs avec le Front national, ils sont tous les deux à
droite. Ces positions fictives évoluent poétiquement vers le statut de
véritables territoires : on entend souvent dire que Sarkozy chasse sur les
terres du Front national.
C’est d’ailleurs le problème du centre : sorte de Bande de Gaza enclavée entre la droite et la gauche, sans véritable nom (on ne peut appeler centre qu’un endroit placé entre d’ autres territoires définis par ailleurs), sans véritable statut de territoire autonome, on le somme sans cesse de prouver son existence. Quant à la supposée gauche de la gauche, repoussée aux marches du territoire commun, suspecte de la sauvagerie qu’on connaît aux peuplades limitrophes du néant, elle est encore informe : myriades de partis ou de collectifs, multitude de chefs, elle est traversée d’une agitation brownienne qui laisse mal augurer de son « retour à la normale » (soit : une place, un chef, une idée), c’est-à-dire dans l’espace symbolique et linéaire de la politique française.
Finalement, tout ça c’est pareil, il suffit de savoir se placer
Revenons à cette plate-bande politique, justement : en parcourant cet espace métaphorique, de la droite à la gauche (ou l’inverse), et en suivant ses codes topologiques, on arrive à la conclusion étrange que le Front national, c’est en gros la même chose que l’UMP, plus (ou moins) un petit quelque chose, et le PC, c’est la même chose que le PS, plus (ou moins) un petit quelque chose.
Ces petits quelque choses en plus ou en moins restent à déterminer clairement, mais l’objectif est de nous faire croire qu’il n’existe qu’une simple différence de distance (à parcourir) entre ces idées, et partant, entre leurs partis. Mitterrand avait bien compris ce jeu de positions, et avait volontairement promu en même temps le Front national et l’opposition dite antiraciste au Front national, de façon à encourager l’amalgame entre son opposition, bien réelle (le RPR), et un supposé parti nazi à la française, carrément fantasmatique à l’époque. Depuis, le fantasme a pris du corps.
La politique se résume ainsi à un jeu de trajectoires, et fait ainsi
l’économie des idées : il ne reste dans les médias que des personnages
(des pions ?), allant, deci, delà, se poussant du coude, se contournant, bref,
une espèce de match de foot. Seules les tenues changent, mais les commentaires
sont du même niveau. Je suis sûr que le prix des espaces publicitaires insérés
dans les émissions politiques est à la hausse en période de campagne
électorale. Ce que le peuple en pense, comme d’habitude, on s’en fiche. L’important,
c’est de participer ! J’ai peur que le réveil ne soit difficile.
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