Un « Monde » sous influence

Eric Fottorino, ex-directeur du Monde, raconte dans un livre percutant qui vient de sortir, les manœuvres présidentielles destinées à bousculer l’objectivité et l’indépendance du célèbre quotidien.
Un témoignage accablant.
Chacun connait « le Monde » ce quotidien qu’on lisait régulièrement en mai 68 pour se faire une idée de ce qui se passait, tant la presse était aux ordres de « mon général ». lien
« Mon tour du Monde », (éditions Gallimard), vient de paraitre, et ce livre d’Eric Fottorino mérite le détour, si l’on veut découvrir de quelle manière l’autocrate présidentiel s’y est pris pour tenter de pouvoir contrôler ce quotidien si soucieux de son indépendance.
Lorsqu’en 2008, Eric Fottorino en est devenu le patron, « le moine industrieux de la restructuration du journal » tel qu’il se décrit dans son livre, va affronter les colères de Nicolas Sarközy, lequel essaye, d’abord discrètement, puis enfin plus ouvertement, d’influencer le contenu du journal afin de faire cesser les critiques dont il était l’objet, allant jusquà affirmer que les éditos du directeur du quotidien « étaient fachos ».
En vain.
Dans son livre, Fottorino décrit en détail les manœuvres qui finalement réussiront à l’évincer de la direction du grand quotidien.
En bon journaliste d’investigation, il avait précisément noté tous les échanges, verbaux, téléphoniques, avec le pouvoir, émanant de ceux qui tentaient de déstabiliser le directeur dérangeant qu’il était devenu, ce qui lui a permis d’écrire ce livre éclairant.
L’autocrate président ne négligeait aucun moyens, envoyant ses « poissons pilote », tels Alain Minc, sachant que le quotidien connaissait de graves problèmes financiers, mais aussi ses amis Lagardère et Bolloré, pour porter au plus mauvais moment. le coup de grâce.
Extrait :
« Le pouvoir tentait de nous asphyxier par la voie industrielle en incitant les groupes de presse « amis » à quitter l’imprimerie du "Monde" afin d’accélérer notre perte ».
Bolloré, Lagardère et d’autres, décidèrent donc un beau jour de ne plus faire imprimer tous leurs journaux, lesquels sortaient des presses du « Monde », plombant encore un peu plus la situation financière du quotidien. lien
En l’espace de 2 mois, le directeur du journal vit ses clients habituels disparaitre, amenant sa « chute finale », punis ainsi pour avoir osé tenir tête au chef de l’Etat.
Sarkozy obtiendra donc finalement la peau de Fottorino, sous le motif « divergences de vues » et le 15 décembre 2011, celui-ci sera démis de ses fonctions, après avoir dénoncé les harcèlements dont il a été l’objet de la part du trio Pierre Bergé, Xavier Niel, et Matthieu Pigasse, ces derniers étant devenus actionnaires majoritaires du groupe en novembre 2011.
Pierre Bergé deviendra le président du conseil de surveillance du groupe « Le Monde », succédant ainsi à Louis Schweitzer. Lien
C’est dans l’émission « Soft Power », présentée par Frédéric Martel, sur l’antenne de « France Culture » que l’on peut réentendre sur ce lien l’interview donné par Eric Fottorino. (curseur à 24’).
C’était en avril 2007 que Nicolas Sarközy avait pris le premier contact avec la direction du « Monde », faisant d’abord des remarques sur les dessins de Plantu, et devenant de plus en plus insistant avec les mois qui passaient.
Alain Minc participait aux manœuvres, et fit tout, y compris le chantage, pour que Lagardère puisse arriver aux commandes du journal.
Cette manœuvre échoua, grâce à la ténacité de Fottorino.
Claude Perdiel du Nouvel Observateur, apparu un instant comme le sauveur providentiel, mais il n’avait pas les épaules assez larges, et le directeur du Monde songea à faire appel au géant espagnol Prisa, mais hélas, Alain Minc étant membre influant de ce groupe, le mariage ne put se faire.
Plus tard France Télécom et Orange pointèrent le bout de leur nez, manifestement téléguidés par le pouvoir, aide que refusa énergiquement Fottorino.
Dans son livre, le directeur du Monde raconte aussi un épisode cocasse, lorsqu’il fut invité à rencontrer madame Bettencourt, qui voulait absolument le voir, mais ne tomba pas dans le piège, en envoyant à sa place l’un de ses collaborateurs.
En effet, depuis des semaines, la rédaction du journal avait essayé en vain de la rencontrer, suite aux affaires qui défrayaient (et qui défrayent encore) l’actualité, et Fottorino comprenant bien qu’elle allait lui faire des propositions d’ordre financier, contre allégeance probable, envoya a sa place un journaliste, provoquant le dépit de la milliardaire.
Plus tard, Eric Fottorino apprendra que des journalistes avaient enquêté afin de savoir s’il était bien vrai qu’il s’était rendu à l’invitation pour recevoir de l’argent des mains de la milliardaire, confirmant bien qu’un piège avait été tendu.
Dans cette interview, l’auteur conclura que c’est la première fois sous la 5ème république qu’un chef de l’Etat essaye si ouvertement de contrôler les médias, s’étonnant de sa fascination pour ces moyens de communication.
Alors aujourd’hui, on ne s’étonne plus que l’autocrate président ait réussi à avoir « la haute main sur les médias », comme l’écrivaient déjà en avril 2007 dans les colonnes de « Libération » Catherine Mallaval, Raphaël Garrigos, Isabelle Roberts.
Déjà à l’époque, Arlette Chabot décida d’ôter du site Web de France 2 des images de tabassages de jeunes par des policiers, afin, dit-elle : « de ne pas tomber dans la surenchère ». lien
Il faudrait ajouter dans les critiques les manipulations nombreuses, telle celle pratiquée par TF1 proposant, lors du vote de l’Hadopi, un hémicycle national bien rempli, alors qu’en réalité, ils n’étaient que quelques uns à voter comme on peut le constater sur ces images. lien
Un certain Patrick Poivre d’Arvor, ou Stéphane Guillon (et d’autres) ont perdu leur place pour avoir osé l’impertinence. lien
Bien sur, la censure aujourd’hui n’est plus la même que celle qui s’exerçait au siècle dernier, mais la méthode actuelle, si elle est plus subtile, est tout autant efficace. lien
C’est Thierry Desjardins qui l’évoquait dans son livre, paru en février 2004, « Monsieur le Président, c’est une révolution qu’il faut faire ».
On se souvient de cette phrase qu’avait prononcé dans les couloirs de France Télévision, le jeudi 29 mars 2007, celui qui allait devenir président en 2007 : « décidemment, il faut que les choses changent, et croyez-moi, elles vont changer ». lien
Pour une fois, personne ne pourra lui reprocher de ne pas avoir tenu parole. lien
C’est Gilles Klein qui l’écrit dans les colonnes de « Libération » : « plus de 3 ans plus tard, croyez-le bien, les choses ont changé : c’est désormais le Président de la République en personne qui nomme les patrons de l’audiovisuel public. Symbole ultime, effarant et inédit d’un Nicolas Sarkozy à la main, constamment fourrée dans les affaires des médias, imposant son ami Pierre Sled sur France télévision, plaçant son ancien directeur de campagne à TF1, (...) gourmandant, vitupérant, menaçant ».
Il ajoute, citant l’autocrate président : « les médias ne sont ni alliés, ni adversaires, ils n’ont ni cœur, ni raison, ils sont comme des chaudières. Si vous êtes celui qui met le combustible, vous existez ».
Sarközy voulait que les médias lui mangent dans la main, et deviendra très vite proche de Lagardère (Europe 1, Paris match, le journal du dimanche, etc.) dont il déclarait en 2005 « je ne vous présente pas un ami, je vous présente un frère ».
Puis Bolloré (les gratuits, Direct 8, Havas) lui prêtera son Yacht, Stéphane Courbit, patron d’Endémol sera invité au Fouquets le soir de la victoire, sans oublier les autres « amis » Bernard Arnault (les échos, LVMH), Martin Bouygues (TF1)…
Une journaliste à Gala, Valérie Domain, auteure d’une bio autorisée sur Carla Bruni, verra son livre finir dans un placard, suite à une convocation de l’éditeur (First édition) au ministère de l’intérieur.
Et ne parlons pas d’Elkabbach, choisi par le patron d’ « Europe 1 » chargé de suivre l'UMP au sein de la station, sur les conseils de Sarközy, qui déclarera, ce qui a été repris dans les colonnes du « Canard Enchaîné » : « bien sur, et c’est normal : j’ai été ministre de la Communication, je suis ça de près, ça fait partie du travail politique ».
Laissons le mot de la fin à François Malye, journaliste au « Point » et président du forum des SDJ (Sociétés de journalistes) : « c’est là qu’on verra les vraies conséquences de l’OPA de Sarközi sur la presse, la radio, la télé, quand on met la main sur les médias, ce sont les élections que l’on a en tête »
Et Isabelle Roberts, avec Raphaël Garrigos de conclure dans les colonnes de « Libération » : « c’est l’histoire d’un président de la République qui aimait tellement fort les médias qu’il a voulu les étouffer ». lien
La journée mondiale de la liberté de la Presse, c’est le 3 mai prochain. lien
Car comme dit mon vieil ami africain : « l’amour du méchant est plus dangereux que sa haine ».
L’image illustrant l’article vient de « ramassi.net »
Olivier Cabanel
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