Un sommet d’humour belge
Pour ceux qui n’ont pas bien suivi (ou
compris) ce qui vient de se passer dans le plat pays qui est le mien, tentons
une transposition : imaginez que, quelques minutes après le début de
mettons, « Envoyé spécial »,
David Pujadas de F2 se présente à l’image, la mine consternée, pour une
émission spéciale consacrée à un événement inouï : devant le
désordre croissant qui règne en France
(banlieues, supporters, grèves,
pauvreté, etc.), l’armée prend le contrôle du pays et remet le pouvoir
au seul homme qui puisse le sauver : Le Pen. Suivent une série de reportages réalisés par les journalistes de France 2 : devant
l’Elysée (Chirac serait en fuite...), l’Assemblée nationale (entourée par des
chars), le Sénat (désert), quelques déclarations improvisées d’hommes
politiques (Bachelot, rouge de colère dans sa tenue rose, Bayrou annonçant qu’il prend le maquis dans le
Béarn, Emmanuelli, blanc de rage, appelle à l’union du peuple)... Au siège du FN, à Saint-Cloud, on sabre le
champagne tandis que quelques dizaines de membres de l’extrême gauche
manifestent à la Bastille...
Encore ce scénario est-il peu vraisemblable
alors que celui qui a été réalisé par la chaîne publique belge RTBF est tout à fait
concevable : il annonce que la Flandre vient de proclamer unilatéralement
son indépendance, et donc que la Belgique n’existe plus. Tout cela expliqué de
façon parfaitement réaliste, genre grands professionnels accomplissant leurs
devoir d’information quelles que soient les circonstances. Ce n’est qu’après
vingt minutes, tandis que l’émission se poursuit, qu’apparaît le bandeau
« Ceci
est une fiction »....
Il faut bien comprendre que l’idée de l’indépendance
de la Flandre est dans l’air depuis belle lurette, prônée d’une part par les ultranationalistes flamands qui, dans
l’espoir d’y parvenir ont collaboré avec les Allemands durant chacune des deux
guerres mondiales et dont les descendants se retrouvent dans le parti d’extrême
droite Vlaams Belang, et
d’autre part par une minorité de capitalistes qui préfèreraient garder les sous
de la riche Flandre pour elle-même plutôt que de les partager peu ou prou avec la
Wallonie (un peu comme La Ligue du Nord, en Italie). Côté wallon, n’en sont
partisans qu’une minorité de « rattachistes » qui voudraient en revenir à
« l’âge d’or » napoléonien, quand la
Belgique était constituée de départements français. L’idée que la France
pourrait ne pas être intéressée à s’adjoindre une région mal en point
économiquement et son cortège de chômeurs ne semble pas encore les avoir
effleurés.
Hormis ces groupes, personne n’est intéressé
par une disparition de la Belgique.
Ni les francophones ni les Flamands,
qui ont tous en tête ces problèmes bien plus importants que sont l’économie, le
plein-emploi, la sécurité, etc. A quoi s’ajoute le fait que s’ils ont longtemps
été maltraités, voilà un bon moment déjà que les Flamands, grâce à leur nombre,
à leur dynamisme économique, leur créativité... dominent fort légitiment les
institutions nationales. Mais, comme souvent en politique, c’est la queue qui fait remuer le chien,
toujours, et comme les minorités agissantes ne cessent de pousser à la roue,
l’idée d’une séparation fait malgré tout son chemin...
C’est dans ce contexte qu’il faut situer
l’émission de la RTBF, qui a traumatisé une partie de la population, secoué les
autres et... et déchaîné la fureur de l’ensemble des partis politiques
(irresponsable... scandaleux... commission d’enquête... sanctions...)
Ce qui est compréhensible. Comme en France,
le PAB (paysage audiovisuel belge) se divise entre privé et public. La
principale chaîne privée, RTL-TVI est une cousine pauvre de TF1 et dans
l’information, elle privilégie, elle
aussi, le fait divers, le régional, le
spectaculaire et l’émotionnel. La principale chaîne publique se tient
davantage, mais comme F2, résiste de
plus en plus difficilement à la facilité et à la pression de l’Audimat.
L’information est donc de plus en plus lisse,
formatée, respectueuse des puissants (à
quelques émissions ou journalistes de la RTBF près). De même pour l’humour, qui
est, lui aussi ( à quelques dessinateurs ou humoristes près) sans cesse
davantage dans la lignée « Vidéo-Gag » , l’humour industriel à la
Ruquier ou la stupidité gluante d’un Arthur. Nos Excellences n’ont donc guère
l’habitude d’être mis en boîte avec une ironie aussi dévastatrice.
C’est en cela que cette émission constitue à
la fois une piqûre de rappel démocratique et un exemple de ce que la Belgique
peut avoir de mieux : la fronde goguenarde face aux puissants, façon Thijl
Uylenspiegel, et cet humour surréaliste caractéristique de Magritte ou
Scutenaire que l’on retrouve aussi, toutes choses égales par ailleurs, dans
l’émission « Strip Tease », etc. Insolent, drôle, appuyant là où cela
fait mal, cet ovni (objet visuel non identifié) est à la fois de salubrité et
de service publics.
Reste qu’il est fort à craindre qu’il ne
s’agisse là, non du retour d’un genre salvateur, mais bien plutôt du chant du
cygne d’une époque révolue : celle où la télévision était aux mains des
créateurs, et non entre celles de gestionnaires dont les soucis sont d’abord de
satisfaire leurs actionnaires, et ensuite de n’offenser aucun puissant...
Ouri Wesoly
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