Une jolie fable de la RTBF : l’indépendance de la Flandre et la dépendance aux médias
Quelle belle occasion la Radio-télévision belge francophone (RTBF) a offerte à chacun, mercredi 13 décembre 2006, au-delà des frontières, pour réfléchir sur la relation qu’il entretient avec les médias et en particulier avec les images télévisées ! La fable d’une prétendue indépendance de la Flandre a suscité une émotion intense et générale en Belgique. Elle est de la même veine que deux autres fables célèbres : l’annonce du débarquement des Martiens par Orson Welles à la radio new-yorkaise qui provoqua le 30 octobre 1938 une vraie panique, et l’annonce du trucage du référendum de juin 1946 en faveur de la République au détriment de la Monarchie, le 5 février 1990 sur RAI 2 en Italie.
On retrouve à l’occasion de ces trois fables une adhésion massive et compulsive aux informations diffusées par radio ou télévision. Le bobard de la RTB était pourtant énorme : le couple royal s’était enfui à Kinshasa (République démocratique du Congo) ! C’est la force des leurres, par définition invisibles, et des réflexes qu’ils déclenchent, quand on n’ y a pas été initié, que de faire adhérer l’auditeur corps et âme à une croyance erronée.
Le but de la RTBF était de permettre aux téléspectateurs de mesurer le crédit qu’ils accordaient aux médias en leur livrant un bobard invraisemblable par les canaux habituels qui délivrent leur information quotidienne. Le croiraient-ils ou en douteraient-ils ? Les téléspectateurs ont à leur insu montré une dépendance extrême aux médias, jusqu’à l’aveuglement. Les procédés employés étaient pourtant les plus ordinaires qui soient .
1- Un premier leurre de diversion : la stimulation du réflexe de patriotisme
- Pour capter l’attention et la détourner du véritable but de l’expérience, un leurre de diversion a stimulé le réflexe de patriotisme. Sous son empire, on le sait, il n’y a nulle place à la distanciation et à la réflexion. L’histoire récente en a donné maints exemples, à commencer en France par l’Union sacrée d’août 1914, rassemblant dans une même ferveur patriotique presque toutes les familles politiques pour partir joyeusement en guerre. Les attentats du 11 septembre 2001 ont eu le même effet de rassemblement aux USA, faisant taire les désaccords internes pour offrir à l’ennemi l’image monolithique de « la forteresse assiégée », bannière étoilée au vent.
- L’annonce de la prétendue indépendance de la Flandre, dramatisée par l’interruption des programmes, a suscité dans un pays où les relations conflictuelles entre Flamands et Wallons sont un sujet constant d’inquiétude pour l’unité du royaume, un vigoureux réflexe de patriotisme avec ses deux variantes : « le patriotisme blessé » chez les partisans de l’unité du royaume belge et « le patriotisme triomphant » chez les tenants de l’indépendance de la Flandre.
2- Le pluralisme de sources simulé
Seulement, pour stimuler ce réflexe, encore fallait-il que cette prétendue indépendance de la Flandre ne pût être mise en doute pour éprouver la résistance des téléspectateurs aux leurres.
- Un premier leurre est le pluralisme de sources simulé : témoins et politiques ont été, en effet, sollicités pour donner leur avis sur l’événement. C’étaient des figurants ou des politiques complices de l’expérience. La concordance des points de vue conduisait à déduire de cet apparent pluralisme la fiabilité de l’événement. Le leurre de la pression du groupe a renforcé ce pluralisme simulé : des foules massées devant le Palais royal ou à Anvers manifestaient leur émotion. Or nul ne peut rester insensible face à la pression du groupe qui agit en partant quasiment de la même hypothèse autovalidante que le pluralisme de sources : 1- un groupe constitue, en effet, un pluralisme de sources plus valide que l’unique source d’un individu 2- or, l’individu peut ne pas voir ce que voit le groupe 3- il ne peut pour autant prétendre avoir raison contre tout le groupe qui offre précisément un pluralisme toujours recherché pour fonder une fiabilité ! Et pourtant, dans le cas d’espèce de cette expérience, le raisonnement était faux : il peut, en effet, arriver qu’un pluralisme de sources soit simulé pour égarer son destinataire. On relèvera la dangerosité de ce leurre qui conduit l’individu à se faire l’artisan de son propre égarement.
- C’est, en fait, une variante du « leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée ». Il existe, en effet, au moins deux variétés d’information qui s’opposent tant par leur accès que par leur degré de fiabilité : la première est « l’information donnée », qui , livrée volontairement par chacun, n’est, de ce fait, jamais fiable - on ne dit pas toujours tout ! ; la seconde est « l’information extorquée » qui est obtenue à l’insu ou contre le gré de celui qui la garde secrète ; elle en retire pour cette raison une grande fiabilité. Il est donc tentant de faire passer « une information donnée » jamais fiable pour une « information extorquée » plus fiable. « L’information donnée » annonçant l’indépendance de la Flandre était un bobard difficile à faire avaler : il fallait donc amener les téléspectateurs à transformer cette « information donnée » incroyable en une « information extorquée » fiable par leur propre raisonnement que viciait méthodiquement le pluralisme des sources simulé.
3- Le « direct » et les illusions spécifiques de l’image
Parmi ces sources d’information, « le direct », retransmettant des manifestations censées se dérouler devant le palais royal ou à Anvers, conférait , au surplus, à "l’information donnée" l’apparente fiabilité des deux illusions spécifiques de l’image. La première est « une impression de saisie im-médiate de la réalité », c’est-à-dire sans l’entremise de médias, si l’on peut oser le pléonasme, tant les médias, ces intermédiaires obligés entre soi et la réalité, sont discrets et se font oublier. La seconde est « l’impression d’une fidélité confondante dans la représentation de la réalité ». C’est pourtant un peintre belge, Magritte, qui, un jour, a peint une pipe et un autre jour, une pomme, en prenant soin à chaque fois d’écrire sur la toile ce paradoxe : « Ceci n’est pas une pipe », « Ceci n’est pas une pomme ». Ce n’en était, en effet, que la représentation. Il ne faut pas confondre, dit Paul Watzlawick, la carte et le terrain qu’elle représente. Manifestement, les téléspectateurs belges sont encore loin de ce niveau de connaissance. Même le bandeau écrit « Ceci est une fiction » n’a pu les ramener à la raison. Normal ! Les mots ne peuvent en puissance rivaliser avec l’image.
4- L’argument d’autorité des médias
- Il faut dire qu’un dernier leurre achevait d’égarer des téléspectateurs peu avertis. C’était l’argument d’autorité usurpé par les médias. Bien qu’ils ne puissent y prétendre, ceux-ci font des pieds et des mains pour se faire reconnaître une autorité : c’est le crédit assuré à peu de frais ! Et ils y arrivent assez bien. La preuve ! On connaît les formules populaires ou publicitaires pour donner du crédit à une information : « On l’a dit dans le poste » - « Je l’ai lu dans le journal ! » - « Vu à la télé ! ». Est, en effet, ancrée dans les esprits une hypothèse autovalidante d’où est déduit évidemment un raisonnement infondé : 1- des millions de gens ne peuvent pas tous être trompés en même temps. 2- Or, les médias de masse s’adressent à des millions de gens. 3- Donc, parce qu’ils ne peuvent pas tromper des millions de gens en même temps, les médias de masse ne s’y risquent pas et c’est pourquoi ils sont crédibles !
- Qu’importe que l’histoire des médias prouve le contraire ! Rien n’y fait ! En France, par exemple, Poivre d’Arvor, le présentateur vedette de TF1, a maquillé une conférence de presse donnée par le dictateur cubain Fidel Castro en entretien individuel, diffusé le 16 décembre 1991 ; il a été, quelques mois plus tard, condamné pour recel d’abus de bien sociaux dans « l ’affaire Botton », cet homme d’affaires, gendre de M. Noir, l’ancien maire de Lyon, qui entretenait des relations étroites avec le milieu médiatique justement pour la prospérité de ses affaires ; le 11 mars 1993, le même Poivre d’Arvor, en plein JT de 20 heures, s’est fait rouler dans la farine en croyant être le premier à interviewer le navigateur Alain Gautier qui s’apprêtait à franchir en vainqueur la ligne d’arrivée de la course en solitaire « Le Vendée-Globe » : un imposteur, encore plus illusionniste que lui, avait réussi à son insu, pour lui reprocher ses relations avec Botton, à emprunter la longueur d’onde du navigateur, avec simulation du vent dans les voiles et éclats de paquets de mer à la proue. Joli "direct" simulé à la barbe du prétendu professionnel ! Ce présentateur n’en a pas moins continué à draîner tranquillement la plus large audience des journaux télévisés.
- De même, il a suffi que l’indépendance de la Flandre ait été annoncée par « le présentateur » de télévision familier et expliquée par un commentateur aussi familier pour que les téléspectateurs belges accordent aussitôt crédit à ce bobard, authentifié comme « vérité » par l’image télévisée.
Ce faisant, ils ont révélé à leur insu leur extrême dépendance aux médias, comme on parle de dépendance à la morphine. Mais leurs voisins auraient tort de s’en moquer. Les Français feraient-ils mieux ? Voit-on , d’ailleurs, le lisse M. de Carolis, PDG de France-Télévision, chaud partisan, selon lui, de « l’impertinence », oser une telle expérience éducative ? Les Italiens, en revanche, en ont connu une semblable, le 5 février 1990, avec un numéro du magazine « Mixer » de Gianni Minoli sur RAI 2. La confession d’un des juges responsables du contrôle de la régularité du référendum de juin 1946 sur le choix entre république et monarchie, apprenait qu’ils avaient reporté sur la république deux millions de voix acquises à la monarchie ! Il apportait en guise de preuve un court métrage en super 8, censé relater l’engagement des juges à faire révéler leur forfait par le dernier survivant d’entre eux. Les larmes et la voix brisée du magistrat poussaient à transformer « une information donnée » incroyable en « information extorquée » fiable : c’était l’aveu simulé. Car non seulement il livrait une information qui lui était nuisible - et nul ne le fait volontairement -, mais encore il en ajoutait une seconde par ses larmes qui exprimaient à la fois sa honte et ses regrets. Épurée au creuset de cette souffrance - que nul recherche volontairement - , « l’information donnée », si « énorme » fût-elle, en ressortait comme extorquée et donc fiable. Les Romains avaient beau avoir vu dans « les larmes de la femme le condiment de la malice », les foyers italiens n’en avaient pas moins connu la même tétanisation que les Belges devant leur poste de télévision. Et toute la classe politique italienne était en choeur tombée à bras raccourcis, comme la belge aujourd’hui, sur un service public qui trompait les gens ! Cette unanimité dans la condamnation se comprend de la part de politiques qui attendent que leur propres interventions publicitaires soient accueillies aveuglément par les téléspectateurs. Qu’adviendrait-il, en effet, si, instruits des leurres et des illusions de l’univers médiatique, ceux-ci en venaient à pratiquer le doute méthodique ? Paul Villach
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