Wikileaks : comment accéder au monde paradoxal de la liberté de l’information
Le débat sur la société de l’information connaît un tournant spectaculaire en cette année 2010 : wikileaks restera définitivement comme un site internet qui aura fait bouger les lignes de démarcation entre Etat et presse. Les États-Unis ont laissé fuir une quantité invraisemblable de câbles diplomatiques (plus de 250’000), s’étalant sur la période allant de 1966 à 2010. La correspondance entre les ambassades et Washington a été mise à plat : ce que les diplomates pensent des chefs d’États étrangers, les stratégies diplomatiques, on découvre de tout. Même s’il est trop tôt pour en saisir tous les conséquences à moyen et long terme, il n’est pas trop tôt pour revendiquer le droit à l’information : oui, nous avons droit à wikileaks. Et puisque nous y avons droit, quelques moyens de faire valoir ce droit plus loin dans cet article.
Pourquoi wikileaks est-il un droit ?
Pourquoi le grand public aurait-il droit à wikileaks ? Est-ce que l’État ne doit pas, pour faire son travail, être capable de garder ses secrets de négociations, ses tactiques, ses stratégies ? N’est-il pas dangereux d’étaler au grand jour comment est-ce que les États-Unis planifient d’empêcher l’Iran de se doter de l’arme nucléaire, ou de vérifier que si l’administration Obama ne joue pas un double jeu en Israël ? Soyons lucides, la réponse est oui. Le secret de la diplomatie est la seule garantie pour qu’un département des Affaires Étrangères soit efficace. Lorsqu’on joue au poker, dévoiler ses cartes n’est pas à proprement parler la meilleure technique pour gagner. Sur la scène internationale, chaque État a son agenda secret (hidden agenda), ses agents secrets : en révéler l’existence compromet la capacité d’un État à réaliser ses objectifs. Des objectifs qui, est-il utile de le rappeler, profitent à… l’intérêt général, soit les citoyens. Il est donc nécessaire, pour le bien-être du citoyen, pour vous, pour moi, que l’État conserve ses secrets. Les diplomates, les ministres, tous travaillent pour le bien collectif : leur mettre des bâtons dans les roues, c’est s’ôter nous-mêmes des moyens d’atteindre nos objectifs ; pire, cela peut déboucher sur des calamités à l’étranger. La Chine, par exemple, découvrant quels seraient les moyens usités par l’Occident pour soutenir les activistes des droits de l’homme sur son territoire, pourrait s’assurer par de nouveaux mécanismes que les défenseurs des libertés deviennent muets. Moins théoriquement, révéler le nom des sources irakiennes, traîtresses à leur État, est le meilleur moyen pour les faire exécuter. Une calamité humaine, et le tarissement des indicateurs essentiels à la reconstruction du pays.
L’affaire ainsi posée, les fuites orchestrées par wikileaks passent pour un désastre. Elles attaquent l’État, donc le citoyen. Et bien que l’on puisse nuancer le niveau de dommage précédemment exposé, il n’est pas question de le nier ; la seule et unique raison pour laquelle les fuites, leur auteur et l’organisme wikileaks doivent être protégées, c’est la liberté de la presse et d’expression.
Mettons tout d’abord un bémol sur les risques qu’encourent les États. Car cette information brute de wikileaks est si énorme qu’elle doit être digérée par une grande quantité de lecteurs : les journalistes. Les plus grands journaux du monde occidental se sont ainsi alliés à wikileaks, qui leur a garanti la primeur des informations. Les câbles sont filtrés par une cohorte de journalistes, spécialement formées, dont la tâche est de mettre en lumière les données brutes. Des journalistes limités par leur déontologie, gage qu’un certain respect de la vie humaine sera à l’œuvre.
Bien sûr, on ne saurait avoir une confiance infinie sur l’éthique du journaliste ; ce sont des humains, soumis à des pressions et faisant parfois les mauvais choix au nom de la liberté de la presse. Ils bénéficient d’un droit exceptionnel ; mais qui a pour corollaire un devoir exceptionnel. Et il est plus gratifiant de revendiquer un droit que de se plier à un devoir. A mon sens, l’affaire des caricatures danoises de 2006 est un bon exemple de journalistes revendiquant leurs droits, sans comprendre leurs devoirs.
En résumé, nos États vont au-devant de difficultés, bien qu’il soit difficile de quantifier ou de qualifier l’impact des fuites. Les journalistes, bien que susceptibles de dériver, prennent sérieusement leur rôle. C’est ici que nous constatons le problème : la confrontation entre deux principes démocratiques. La souveraineté de l’Etat s’oppose frontalement à la liberté de la presse. Une lutte qui n’a rien de nouveau. Une lutte qui a même débouché en une époque bien différente à la dénomination de « quatrième pouvoir » pour qualifier le conflit ET l’intérêt qui existait à avoir une presse libre. Comme tout pouvoir, la presse cherche à s’arroger des privilèges, à user et abuser de ceux qu’elle possède. Comme le législatif, le judiciaire ou l’exécutif, chacun tire la couverture à lui ; le pouvoir appelle le pouvoir. Et la presse ne déroge pas à cette règle : elle a du pouvoir, combat pour en avoir plus, et elle est combattue par les autres pouvoirs – souhaitant restreindre son pouvoir.
Or, contrairement aux autres pouvoirs, le principe de la liberté de la presse ne connaît que des restrictions minimes. S’il n’est pas – ne doit pas être – absolu, il doit être accepté comme allant bien au-delà de tout autre pouvoir. Quitte à dériver, quitte à attaquer des intérêts très larges, ce principe est l’une des valeurs inconditionnelles avec laquelle nos sociétés ne peuvent transiger ; sans lui, l’édifice s’effondre. Aux côté du respect de la dignité humaine, de l’égalité, il fait figure de mur porteur.
Sans lui, c’est le règne de l’arbitraire. Sans lui, non seulement il devient difficile de discerner l’intérêt général de l’intérêt particulier, mais ce sont non valeurs constitutives mêmes qui sont foulées. Imaginons par exemple qu’une entreprise régionalement importante s’adonnent à des activités contraires au respect de la dignité humaine ; celle-ci, à défaut de liberté de la presse, pourrait s’opposer à la révélation de ses activités répréhensibles au nom du bien commun, car si à la suite de révélation embarrassantes elle venait à faire faillite, toute une région pourrait s’effondrer, avec pour conséquence des milliers des personnes qui pointeraient au chômage. Or, la dignité humaine ne se négocie pas. Or, le bien commun national peut entrer en confrontation directe avec le bien commun régional. Dévoiler une méthode entrepreneuriale sordide au niveau régional peut déboucher sur une meilleure protection humaine au niveau national.
Autre exemple : le gouvernement chinois n’a cesse de recourir à la censure afin de préserver sa spécificité et son intérêt général national. En bridant la liberté d’expression, la liberté de la presse, il se garantit contre des troubles intérieurs. Sans vouloir s’engager trop en avant dans le débat, la supériorité occidentale s’affiche avec force : comment justifier que l’État puisse couvrir, pour des intérêts économiques, les conditions déplorables dans lesquelles travaillent les ouvriers chinois ? Comment justifier qu’un État garde secret le nombre de ses exécutions ? Le rôle d’un État est d’opérer pour l’intérêt général. Ce qui a pour conséquence que le peuple puisse lui demander des comptes, vérifier si ce qu’on essaie de lui faire avaler n’est pas une couleuvre. Car chacun peu déterminer que ses intérêts sont les intérêts de la communauté ; comment parvenir à trancher ? Le seul et unique moyen : la transparence offerte par la liberté d’expression.
Cette lutte de pouvoir est donc un pis-aller pour les citoyens. L’État a un devoir compliqué, à savoir décider ce qui doit être transmis au peuple. Quitte à cacher à la presse ses stratégies. Le rôle de la presse n’est pas moins compliqué, puisqu’identique à celui de l’État. Quitte à faire main basse sur les stratégies de celui-ci. L’affaire wikileaks ne fait que mettre en lumière les rôles et les fonctions opposées, voire parfois contradictoires, entre l’État et la presse. Lorsque le conflit émerge entre ces deux institutions, il y a forcément des pots cassés. C’est obligatoire ; chacun lutte pour son territoire, investi par une tâche nécessaire à la démocratie. La question est de savoir si nous sommes prêt à payer notre liberté ? Car si les citoyens son prêts à ce qu’une réserve d’État existe, si celui-ci fait mal son travail et que cela débouche sur une fuite, il est intolérable que pour colmater la brèche il utilise des moyens contraires aux valeurs démocratiques. Surtout lorsque c’est trop tard : que l’erreur profite aux diplomates et autres représentants de l’État. Qu’ils mettent tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter la répétition d’une telle bourde ; mais aujourd’hui, alors que les informations sont quasiment du domaine public, la confrontation doit avoir lieu, et chaque organisme faire sont travail.
C’est pourquoi, au-delà de toute curiosité malsaine (savoir ce que pensent les diplomates américains des frasques sexuelles de Berlusconi, quel intérêt ?), il est de la responsabilité de chaque citoyen de défendre aujourd’hui wikileaks. Nous ne savons pas (encore) tout ce qui peut émerger des câbles étasuniens. Nous ne pouvons, sous prétexte de ne pas savoir (encore) quel sera le résultat, ne pas nous soucier de pousser le travail jusqu’au bout. Julian Assange, son fondateur, a été arrêté pour une affaire source de toutes les interrogations : viol ou pas viol ? Intervention des États ou non ? La suspicion s’est installée. Les citoyens doivent pouvoir faire confiance à leurs États ; si les États franchissent la limite de la légalité, le peuple doit clamer haut et fort son attachement supérieur à des principes au-dessus de la défense de l’État. Le prix à payer de la démocratie, c’est la lutte constante pour le respect des valeurs fondatrices. Lorsque l’État intervient de manière illégale (en France le pouvoir politique souhaite interdire l’hébergement en hexagone de wikileaks au mépris de toute décision judiciaire préalable, la Suisse qui héberge depuis peu wikileaks subit des pressions des États-Unis pour fermer le site, et que dire de l’emprisonnement suspect d’Assange) pour protéger ses intérêts, il entre en contradiction forcée avec ses citoyens : il est du devoir du citoyen de protéger ses propres intérêts. Le conflit est étonnant, mais provoqué par le paradoxe intrinsèquement contenu dans le projet démocratique : liberté (individuelle) et efficacité (de l’État) s’opposent frontalement.
Comment faire valoir notre droit ?
Différents journaux dans le monde s’attellent à leur rude tâche, et certaines informations déjà importantes ont été filtrées, décortiquées, expliquées. L’affaire Pfizer, par exemple, a mis en lumière une pratique abominable de l’une des plus grandes entreprise pharmaceutique du monde. Et ce n’est qu’une des révélations cruciales.
Les journaux qui analyse les câbles sont les suivants : Der Spiegel (Allemagne), le New York Times (USA), le Gardian (UK), le Monde (France), El Pais. Une collaboration internationale unique, qui a pour effet de voir tous les journaux : ce que ne faisons est-il juste ? Se poser la question est souvent y répondre.
Puisque la transparence requiert de révéler la source, il ne faut pas hésiter à consulter celles à disposition. Pour l’instant, wikileaks réserve la primeur de ses informations aux journaux cités ci-dessus, et se contente d’égrener jour après jour les câbles sur son site internet. Il y a fort à parier pour que prochainement le site ne soit plus accessible ; heureusement, des sites recensant les miroirs du site officiel (ou ici aussi), se chargent d’éviter toute censure. Il est également possible de télécharger une copie complète du site, sous format zip, actualisée heure par heure.
Pour faciliter la recherche sur les câbles déjà publiés, rien de tel qu’un moteur de recherche ; le site cablesearch propose de naviguer à travers les câbles étasuniens, au moyen de nombreuses options autres que la recherche textuelle.
Enfin, voici une petite astuce pour ceux qui désireraient télécharger continûment le site officiel de wikileaks sur leur ordinateur. Très facile à mettre en place, il suffit d’utiliser un petit utilitaire de téléchargement, disponible d’office pour les utilisateurs de Linux, ou à télécharger pour les utilisateurs de Windows. La commande à lancer est toute simple :
wget -m -k -E -nH http://46.59.1.2/
Ce qui aura pour effet de reproduire le site officiel sur votre ordinateur, tout en modifiants les pages téléchargées pour qu’elles soient facilement consultables. Les utilisateurs de Linux pourront bien évidemment programmer un cron, pour avoir régulièrement une nouvelle copie du site effectuée.
Et parce que les câbles diplomatiques étasuniens ne sont pas toute l’histoire de wikileaks, il est possible de télécharger un fichier contenant l’intégralité des fuites du site par bittorrent (câbles diplomatiques exclus), un logiciel de peer-to-peer. L’opération est très fastidieuse, et je mettrai à disposition un lien pour télécharger l’ensemble par la suite. Et je dois avouer que les informations sont non seulement assez peu intéressantes, mais surtout elles violent gratuitement la vie privée d’individus connus. N’y aurait-il eu que cela, certainement que la défense de la liberté d’expression dans ma plume aurait prise une toute autre tournure.
Enfin, on peut noter que l’intégralité des informations liées à l’Afghanistan sont disponibles sur bittorrent aussi, mais de manière cryptée. Il est prévu de donner la clé du cryptage si wikileaks ou Julian Assange venait à être menacés plus sérieusement encore. Seul un naïf ne verrait pas dans ce document une monnaie d’échange, un chantage d’État. L’insurance file est disponible ici.
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