A propos du « déni de réalité »
Le débat politique français se concentre autour d’une opposition, celle de la gauche et de la droite. Evidemment, on ne peut que constater qu’avec le temps, une telle assertion semble de moins en moins évidente, ne serait-ce qu’à cause des interrogations sur la pertinence d’un tel clivage. Mais je prendrai comme postulat que ce clivage a encore une réalité aujourd’hui et le débat politique, tel qu’il prend forme avec les élections présidentielles semble conforter ma position.
Dans le cadre de cette opposition, je pense qu’une clef de lecture particulièrement intéressante peut être trouvée dans la distinction entre la réalité concrète d’un fait et sa réalité abstraite. Il me semble qu’un des multiples points de clivage entre la gauche et la droite correspond à cette distinction précise, la gauche ayant tendance à s’attacher à la réalité abstraite d’une situation et la droite à sa réalité concrète. Faire la généalogie d’une telle situation ou discuter de sa légitimité n’est pas ce qui m’intéresse, j’aimerais juste montrer son importance puisque l’actualité tend à prouver qu’on l’oublie.
Ce que j’entends le plus souvent chez mes amis de droite au sujet de leurs adversaires de gauche est que ceux-ci sont dans le déni de réalité, ils ont peut-être des beaux idéaux, des utopies qui nous font rêver, mais peu importe, ils n’ont aucun contact au réel ou alors, quand il le voit, c’est pour aussitôt le nier, en faire ce qu’ils voudraient qu’il soit. Une telle assertion a tendance à m’agacer parce qu’il me semble assez facile d’en démonter les fondements. Plutôt que de partir dans un discours complexe et ennuyeux sur ce qu’est la réalité abstraite d’une situation et ce qu’est sa réalité concrète, j’aimerais prendre deux faits d’actualité où le clivage gauche/droite s’est manifesté avec une vigueur particulière et où la distinction que je propose comme clef de lecture s’est révélée pertinente. Il y a quelques temps déjà, le journaliste Eric Zemmour avait déclaré dans une émission que « la plupart des trafiquants sont noirs et arabes », il voulait ainsi justifier le fait que ces derniers soient davantage contrôlés par les policiers que les autres. La gauche a eu une vive réaction sur ces propos qu’elle jugeait indignes et il a même été poursuivi en justice par des associations antiracistes. A droite, certains ont jugé que la gauche était, une fois de plus, dans le déni de réalité dont elle voulait à tout prix que celle-ci soit conforme à ses désirs. Ces réactions sont toutes fondées sur l’idée d’une totale unicité de la réalité : Il existe une réalité et il s’agit de se prononcer sur ce qu’il en est. A ce postulat, je souhaite donc qu’on substitue l’idée d’une dualité de la réalité : Il existe une réalité concrète et une réalité abstraite et la droite a tendance à ne se focaliser que sur la première et la gauche que sur la seconde. Dans ce cas-là, il existe une réalité concrète qui peut-être (je n’en sais rien et me prononcer là-dessus ne m’intéresse pas) que les délinquants soient majoritairement noirs et les arabes et il existe une réalité abstraite qui est que des individus sont plus susceptibles d’être contrôlés que d’autres à cause de critères ethniques. La droite reproche à la gauche d’être dans le déni de réalité parce qu’elle est dans le déni de la réalité concrète de la situation mais la droite n’en est pas moins dans le déni de la réalité puisqu’elle nie la réalité abstraite de la situation ! De la même manière on a pu avoir, à gauche, des voix qui affirmaient qu’Eric Zemmour avait tort, que les noirs et les arabes n’étaient pas statistiquement plus ou moins délinquants que les autres individus. Affirmer une telle chose était, à mon sens, une erreur parce qu’il n’importait pas de se prononcer sur la vérité concrète ou non d’une telle assertion mais simplement de dire qu’on ne pouvait justifier la réalité abstraite de contrôles policiers faits en fonction de critères ethniques.
Plus récemment, le ministre de l’intérieur, Claude Guéant a dit « Toutes les civilisations ne se valent pas. Celles qui défendent l’humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient. Celles qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique ». En évitant de m’attarder sur les questions difficiles qu’élude une telle affirmation (ex : « Qu’est-ce qu’une civilisation ? »), je vais accepter tous les postulats de M. Guéant et je ne peux donc que me rendre à l’évidence, du point de vue de la réalité concrète, il est manifeste que « toutes les civilisations ne se valent pas ». Mais dans la réalité abstraite, les choses deviennent bien différentes : De notre point de vue (occidental et moderne), est supérieure la civilisation qui est la plus humaniste, la plus ouverte, la plus tolérante, qui touche le plus à la perfection. Et une des qualités de cette perfection, c’est de ne jamais se considérer comme meilleurs que d’autres puisque, tout simplement, si la haine ethnique ou sociale existe dans certaines civilisations, c’est en partie dû au fait qu’elles se considèrent comme meilleures que d’autres et donc que par là-même, elles ne le sont pas. Un exemple analogue plus simple à saisir est le caractère auto-réfutant d’une phrase comme « je suis parfait », la modestie étant un des traits de la perfection, s’affirmer comme parfait, c’est se révéler comme imparfait. La réaction scandalisée de la gauche aux propos de M. Guéant est donc la meilleure manifestation d’une éventuelle supériorité de notre civilisation ! Le problème de la gauche étant qu’elle néglige tant la réalité concrète qu’elle ne peut pas voir la contradiction qu’il y a dans les propos du ministre (elle n’en voit que le caractère problématique) et celui de la droite qu’elle néglige tant la réalité abstraite qu’elle peut soutenir une phrase très contradictoire.
Dans ces deux cas, je suis bien conscient que des personnalités de gauche et de droite ont fait preuve d’une capacité à surmonter ce clivage : Jean Pierre Chevènement avait soutenu Eric Zemmour et Alain Juppé a jugé que le terme de civilisation n’était pas le plus approprié. Mais c’est bien parce que le clivage gauche/droite est constitué d’une multitude de points de divergence, dont la lecture de la réalité, qui en est un important mais certainement pas le seul. J’imagine qu’une tentation, au constat de cette divergence est de la résoudre en réfutant la légitimité d’un des points de vue. Quelqu’un de droite pourra affirmer que seule la réalité concrète existe, que la réalité abstraite est un produit de l’esprit humain et ne vaut donc rien, à l’inverse quelqu’un de gauche pourra dire que la réalité abstraite est beaucoup plus importante que la réalité concrète parce que la première relève du nécessaire et la seconde du contingent. Je pense que cette tentation doit être écartée parce qu’elle sera peu productive, que quelqu’un de droite dise « les idées de gauche, au regard de ma pensée de droite, elles ne valent rien » n’aurait pas un grand impact. Si je devais esquisser ce que pourrait être une forte argumentation politique, je pense qu’elle consisterait à montrer un échec de l’adversaire à l’aune de ses propres critères et proposer une voix (et non pas une voie, puisqu’on se situe déjà dans la voie de gauche/droite) qui semble concilier les deux paradigmes ou dépasser leur simple opposition.
PS : J’ai peut-être négligé un aspect important, c’est la tentative du marxisme de donner à la gauche un tournant matérialiste (vers un attachement à la réalité concrète), mais il me semble qu’au regard de ce qu’est la politique contemporaine, on peut affirmer que cette tentative a échoué et qu’il subsiste, à gauche, un attachement très important à la réalité abstraite.
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