Aimé Césaire, le plus grand monument lyrique du XXe siècle
La République française fête ce mercredi l’un de ses poètes les plus chers. Retour sur un écrivain et acteur politique de premier plan pour la Martinique.
Imaginez un peu le cumulard en mandats et en durée : quarante-sept ans député (4 novembre 1945 au 1er avril 1993), cinquante-six ans maire (mars 1945 à mars 2001), quarante-sept ans chef de parti (1958 à 2005), dix-neuf ans conseiller général (1945 à 1949 et 1955 à 1970) et trois ans président du conseil régional (mars 1983 à mars 1986).
On pourrait croire qu’il s’agissait d’un homme politique à l’ancienne, roitelet local, bardé de responsabilités électives… et c’était un peu vrai, mais ce n’était qu’une face de cette personnalité "homme de lumière" selon l’expression émue de l’ancien Président Jacques Chirac.
Ce mercredi 26 juin 2013, la France fête le centenaire de l’un de ses grands hommes, Aimé Césaire, baron politique incontestable pendant près d’un demi-siècle de la Martinique, député-maire de Fort-de-France, qui a disparu le 17 avril 2008 peu avant ses 95 ans, un âge qu’approche également Nelson Mandela, hospitalisé actuellement dans un état très grave, qu’a atteint Stéphane Hessel et qu’a frôlé l’abbé Pierre.
Ses obsèques le 20 avril 2008 furent nationales, il fut salué par toute la classe politique, certains proposant même un peu vite son inhumation au Panthéon, et il aura même une station du métro parisien qui portera son nom en 2017, sur la ligne 12, ultime hommage d’un homme qui a pourtant bataillé jusqu’au bout, comme en décembre 2005 où le vieux sage refusa d’accueillir dans ses terres Nicolas Sarkozy à cause de la loi du 23 février 2005 dont l’article 4 insistait sur le "rôle positif" de la colonisation. Mais il accepta finalement de le rencontrer en mars 2006 et, nouveau Président de la République, Nicolas Sarkozy lui adressa un hommage très appuyé le 26 juin 2007 pour son quatre-vingt-quatorzième anniversaire : « Vous êtes pour beaucoup d’entre nous un modèle d’engagement au service de l’intérêt général. ».
Aimé Césaire n’était pas seulement qu’un homme politique, engagé avec son lot d’erreurs et d’emportements. Il était aussi un écrivain, un grand écrivain, même s’il n’a jamais été couronné par un fauteuil à l’Académie française (il n’a jamais voulu postuler, semble-t-il), cela n’aurait pas été démérité : plus d’une vingtaine d’œuvres, parfois très différentes, des poésies, comme "Cahier d’un retour au pays natal" (1939) ou "Moi, laminaire" (1982), des essais comme son fameux "Discours sur le colonialisme" (1950), des pièces de théâtre, comme "La Tragédie du roi Christophe" (1963) jouée au Festival d’Avignon (en 1989), etc.
Une œuvre diversifiée, publiée à l’origine dans la revue "Tropiques" qu’il a lui-même cofondée avec son épouse écrivaine et enseignante (Suzanne) et d’autres amis. Il était surtout un poète à l’emphase très personnelle et originale, "adopté" très vite par les surréalistes comme André Breton (en avril 1941) qui apprécia l’un des poèmes de Césaire qui « n’était rien moins que le plus grand monument lyrique de ce temps ». Trois ans plus tard, André Breton s’exprimait plus en profondeur : « [Césaire] avait misé sur tout ce que j’avais cru juste et, incontestablement, il avait gagné. L’enjeu, tout compte tenu [de son] génie propre, était notre conception commune de la vie. ».
Pour Césaire, politique et littérature était mêlées : « Je ne sépare pas mon action politique de mon engagement littéraire. ». Il a rencontré en 1931 Léopold Sédar Senghor (1906-2001), futur Président de la République du Sénégal (dont il fut le bizut), et Georges Pompidou (1911-1974), futur Président de la République française, dans sa classe d’hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand puis en 1935 à Normale Sup. Une fois agrégé de lettres, il enseigna au lycée Victor-Schœlcher de Fort-de-France et a eu pour élèves, entre autres, les écrivains Édouard Glissant (1928-2011) et Frantz Fanon (1925-1961), tiers-mondiste dont la fille épousa l’un des deux fils de Pierre Mendès France.
(Pompidou et Senghor, Césaire n'est pas sur la photo).
Senghor et Césaire furent par la suite les "chantres de la négritude", avec le poète et député guyanais Léon-Gontran Damas (1912-1978) que Césaire a rencontré au lycée Victor-Schœlcher de Fort-de-France en 1924. La "négritude" est une posture politique et littéraire sans doute un peu trop identitaire et réductrice (le prix Nobel de Littérature 1986, le Nigérian Wole Soyinka, remarquait en 1962 : « Le tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie et la dévore ! ») mais sans doute nécessaire à une époque encore très colonialiste même si les morts d’origine africaine de la Première guerre mondiale commençaient à faire réfléchir sur la pertinence d’un colonialisme devenu anachronique.
La Martinique avait été dirigée sous le Maréchal Pétain par un gouverneur très dur, interdisant toute action politique et favorisant les Européens. Aimé Césaire s’est engagé au PCF le 7 décembre 1945 un peu par réaction aux vichystes (il avait déjà adhéré aux jeunesses communistes en 1935). Déjà élu maire de Fort-de-France et conseiller général en mars 1945, il fut largement élu aux deux assemblées constituantes (le 4 novembre 1945 et le 2 juin 1946) et pensait que seuls, les jeunes pouvaient réussir dans la lutte contre les hommes bien établis qui contrôlaient le "système" qu’il qualifiait de "gangsters" (clientélisme, corruption, etc.) sous emprise béké. Pour cela, à Paris, il a su arracher dès le 19 mars 1946 le vote unanime des députés pour donner le statut de département à la Martinique mais aussi à la Guadeloupe et à la Guyane (dont est originaire l’actuelle Ministre de la Justice Christiane Taubira).
Comme d’autres intellectuels (comme Albert Camus) ou artistes (comme Yves Montand) son engagement communiste dura plus ou moins longtemps dans une période où beaucoup encensaient Staline sur la planète. Il participa à de nombreuses actions pour la paix dans le monde. Il s’impliqua dans le meeting du 6 juin 1947 au Vel’ d’Hiv’ à Paris pour protester contre l’arrestation des députés malgaches à la suite de la très violente répression française à Madagascar. Il écrivit un poème à la gloire de Maurice Thorez pour les 50 ans de ce dernier en 1950 : « Voix de Maurice Thorez, le contrepoison aux poisons du mensonge, la raison claire contre les possédés (…). Le communisme est à l’ordre du jour, le communisme est à l’ordre des jours (…) ».
En 1950, il publia son sulfureux "Discours sur le colonialisme" où il ne mâchait pas ses mots. Il mettait ainsi un parallèle explosif entre le colonialisme et la Shoah (repris très médiocrement par des personnalités comme Dieudonné Mbala Mbala) : « Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il le vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation contre l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique. » (Certains ont même accusé Dieudonné de "détournement de vieillard" lors de sa rencontre avec Aimé Césaire le 3 mars 2005).
Le sommet de son engagement communiste fut probablement en mars 1953 à Moscou où il assista, aux côtés de Jacques Duclos, aux funérailles de Staline, l’occasion pour lui de publier dans un journal soviétique un hommage particulièrement élogieux du dictateur communiste, parlant de « la grandeur du leader défunt », de son « œuvre grandiose » etc. avec les mots langue de bois habituels.
À cette époque, Aimé Césaire avait publié dans des revues communistes des poèmes qu’il n’a pas voulu intégrer dans ses œuvres complètes, et que David Alliot a publiés le 31 janvier 2013 dans son troisième livre sur Aimé Césaire, "Le communisme est à l’ordre du jour, Aimé Césaire et le PCF, de l’engagement à la rupture" (éd. Pierre-Guillaume de Roux), un livre auquel le "Nouvel Observateur" du 12 avril 2013 consacra une chronique littéraire.
Comme ce texte sur un gréviste tué en 1948 : « André Jacques couché mort et la terre est plus sèche que les yeux d’un préfet. » ou sur Auschwitz qu’il a visité en 1948 avec Picasso et Paul Eluard : « Ici la brique est le ricanement du mal, briques sur les rues dispersées, briques sur les Juifs massacrés, briques briques briques. » ou sur la bombe atomique : « Quand Mister Churchill sourit aux anges, je vois brûler Hiroshima. ».
Finalement, à l’instar d’Edgar Morin, Aimé Césaire rompit avec le PCF avec fracas le 25 octobre 1956 (« L’heure de nous-mêmes a sonné. ») après le rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline. Sa charge fut brutale pour les hiérarques communistes : « Il faut que le marxisme et le système soviétique servent le peuple noir et non l’inverse. Il faut plus généralement que les doctrines et les mouvements politiques soient au service de l’homme et non le contraire. ». Cette dernière phrase constitue l’élément phare de son "humanisme actif et concret" dont on pourrait retrouver trace chez Simone Weil, Paul Ricœur ou encore Étienne Borne.
Cette désertion l’a conduit très logiquement à créer son propre parti le 22 mars 1958, le Parti progressiste martiniquais (PPM), présidé depuis 2005 par son dauphin, Serge Letchimy (60 ans), député et président du conseil régional de la Martinique, successeur d’Aimé Césaire à mairie de Fort-de-France de 2000 à 2010.
Le poète avait ainsi retrouvé sa liberté de penser : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. » (1939). Aimé Césaire prôna alors l’autonomie de la Martinique : « L’autonomie pour la nation martiniquaise, étape de l’histoire du peuple martiniquais en lutte depuis trois siècles pour son émancipation définitive. » (juillet 1979) mais, pragmatique, préféra consacrer ses forces pour le développement économique de l’île plutôt que se bagarrer pour son statut juridique.
Sous les différentes législatures sous la IVe et la Ve République, Aimé Césaire fut un député très actif. Il défendit à de nombreuses occasions son département : il proposa le 13 août 1947 la nationalisation des banques des départements d’outre-mer, il déposa le 24 mars 1951 et le 6 octobre 1955 des propositions de résolution pour apporter une aide immédiate aux victimes du tremblement de terre de 1951 et du raz-de-marée de 1955 survenus en Martinique, il s’associa le 26 mars 1954 aux revendications des fonctionnaires des territoires d’outre-mer, etc.
Il rejeta la politique algérienne inconséquente de la IVe République mais il rejeta aussi la construction européenne : il vota le 30 août 1954 contre la Communauté Européenne de Défense (CED) et le 9 juillet 1957 contre la ratification du Traité de Rome car il considérait que les produits antillais ne pourraient pas bénéficier du marché européen mais verraient leur marché national réduit par l’arrivée de produits européens : « Je crois que l’avenir des Antilles est fonction d’une politique cohérente et résolue d’industrialisation. » (6 juillet 1957).
Après 1958, Aimé Césaire, qui a refusé les pleins pouvoir à De Gaulle, s’est investi comme député surtout sur le budget, chaque année, des DOM-TOM et sur tous les textes en rapport avec l’outre-mer. Il s’impliqua également beaucoup en 1981 et 1982 en faveur des lois Defferre (décentralisation) et en 1986 contre la loi de programme relatif au développement des départements d’outre-mer présentée par le ministre en charge, Bernard Pons (RPR).
Malgré cet engagement politique très long et très prenant, Aimé Césaire était avant tout un poète, et il définissait entre autres la poésie ainsi : « La démarche poétique est une démarche de naturation qui s’opère sous l’impulsion démentielle de l’imagination. », tout en donnant une distinction d’ordre général : « La vérité scientifique a pour signe la cohérence et l’efficacité. La vérité poétique a pour signe la beauté. ».
En "corollaire" à ses sept "propositions" sur la poésie, Aimé Césaire observait avec son style savoureux :
« La musique de la poésie ne saurait être extérieure. La seule acceptable vient de plus loin que le son. La recherche de la musique est le crime contre la musique poétique qui ne peut être que le battement de la vague contre le rocher du monde.
Le poète est cet être très vieux et très neuf, très complexe et très simple qui aux confins vécus du rêve et du réel, du jour et de la nuit, entre absence et présence, cherche et reçoit dans le déclenchement soudain des cataclysmes intérieurs le mot de passe de la connivence et de la puissance. »
(Discours d’Aimé Césaire, "Poésie et Connaissance", prononcé le 28 septembre 1944 dans un colloque se déroulant à Haïti et présidé par Jacques Maritain).
Sur la tombe du poète, près de Fort-de-France, comme selon ses dernières volontés, sont inscrits les trois derniers vers de "Calendrier lagunaire" ("Moi, laminaire", 1982) : « La pression atmosphérique ou plutôt l’historique, agrandit démesurément mes maux, même si elle rend somptueux certains de mes mots. ».
Le "Calendrier lagunaire" commençait ainsi, résumant toute l’existence d’Aimé Césaire :
« J’habite une blessure sacrée
J’habite des ancêtres imaginaires
J’habite un vouloir obscur
J’habite un long silence
J’habite une soif irrémédiable ».
Et il évoquait même le poulpe, comme un improbable "rival" :
« À vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte
Bathyale ou abyssale
J’habite le trou des poulpes
Je me bats avec un poulpe pour un trou de poupe ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (26 juin 2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le Panthéon ou le bal des vautours (18 avril 2008).
Pierre Mendès France.
Georges Pompidou.
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