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#34 des Tendances

Alain Peyrefitte, la Chine et De Gaulle

« On ne saurait admettre le succès, et encore moins la suprématie, d'un empire qui récuse nos leçons de morale politique. » (Alain Peyrefitte, 1994).

L'ancien ministre gaulliste Alain Peyrefitte est mort il y a exactement vingt-cinq ans, le 27 novembre 1999, dealadie (à l'âge de 74 ans). Celui qui aurait pu être nommé Premier Ministre deux fois, en 1979 et en 1986, pouvait être considéré comme un "vieux schnoque" parmi les barons gaullistes vieillissants des années 1970 et 1980, mais c'était une vision déformée de la réalité. Il a d'abord été un jeune loup d'une très grande ouverture intellectuelle et d'une brillante intelligence.

Certes, les diplômes ne sont pas tout, mais suivre des cours à Normale Sup. et à l'ENA, c'est déjà quelque chose. En faire plus qu'une simple base initiale pour construire une très riche existence intellectuelle, c'est encore autre chose. Alain Peyrefitte a été chargé de recherches au CNRS, maître de conférences à l'ENA, anthropologue, diplomate, docteur d'État (sur "la phénoménologie de la confiance") et évidemment homme politique, éditorialiste au journal "Le Figaro" et grand écrivain (vendant des essais issus d'une pensée originale avec succès). Il a été consul général en Pologne, député gaulliste à 33 ans, sénateur, député européen, maire de Provins, conseiller général (et même vice-président du conseil général de Seine-et-Marne), secrétaire général de l'UDR, de nombreuses fois ministre sous trois Présidences de la République entre 1962 et 1981 (entre autres : Information, Recherche, Éducation nationale, Culture, Environnement, Justice). Enfin, auteur d'une trentaine d'ouvrages, principalement des essais, il a été élu membre de l'Académie française le 10 février 1977 (reçu le 13 octobre 1977 par un autre anthropologue, Claude Lévi-Strauss). On peut relire en détail sa trajectoire ici.

Parmi les livres majeurs d'Alain Peyrefitte, trois se détachent nettement : "Quand la Chine s'éveillera... le monde tremblera" publié en 1973 (éd. Fayard), une réflexion très visionnaire sur la Chine et son avenir (suivi d'autres essais complémentaires), "Le Mal français" publié en 1976 (éd. Plon), une réflexion sur le fonctionnement administratif de la France (centralisation excessive, manque de confiance aux entrepreneurs, hyperbureaucratie, etc.), et "C'était De Gaulle" publié en 1994 (éd. Gallimard), premier tome d'une série très volumineuse de confidences qu'il a eues avec De Gaulle pendant sa Présidence (il a attendu un quart de siècle avant d'en publier quelques extraits d'une masse exceptionnelle et non publiée). J'ajouterai aussi pour la cerise sur le gâteau ce petit essai politique "Encore un effort, Monsieur le Président" publié le 25 septembre 1985 (éd. Jean-Claude Lattès), sorte de longue supplique à François Mitterrand et plaidoyer pour le nommer Premier Ministre de cohabitation en mars 1986.

Dans cet article, je souhaite proposer quelques extraits de deux livres, "Quand la Chine s'éveillera" et "C'était De Gaulle". Si ce dernier livre a été publié bien plus tard (près de vingt ans) après le premier, il faut comprendre que les propos de De Gaulle rapportés dans "C'était De Gaulle" ont été bien sûr prononcés avant la fin de la Présidence de De Gaulle en 1969 et sont donc antérieurs à l'essai sur la Chine issu de son voyage parlementaire en Chine effectué en 1971.


1. Dans "C'était De Gaulle" (Gallimard, 1994)

Pour replacer dans le contexte historique, le mieux est de relire Wikipédia : « La position de De Gaulle face au monde communiste est sans ambiguïté : il est totalement anticommuniste. Il prône la normalisation des relations avec ces régimes "transitoires" aux yeux de l'Histoire de façon à jouer le rôle de pivot entre les deux blocs. La reconnaissance de la République populaire de Chine dès le 27 janvier 1964 va dans ce sens. De même sa visite officielle en République populaire de Pologne (6-11 septembre 1967) fut un geste qui montre que le président français considère le peuple polonais dans son ancrage historique. ». Il faut donc bien retenir cette date du 27 janvier 1964, et regarder la date des propos de De Gaulle rapportés par Alain Peyrefitte sur la Chine. Ce qui est entre parenthèses est donc de De Gaulle, au contraire des autres livres où c'est Alain Peyrefitte qui s'exprime.

Confidences du 6 juin 1962 (parlant de sa convesation avec Harold MacMillan, Premier Ministre britannique, le 3 juin 1962) : « Bien sûr, [les Chinois] pourront un jour faire des bombes atomiques, mais ce ne sont pas elles qui les feront manger. Ils ne pourront s'en sortir que s'ils s'ouvrent au monde entier, et que le monde entier vienne les aider. (…) L'intérêt du monde, un jour ou l'autre, sera de parler avec eux, de s'entendre avec eux, de faire des échanges commerciaux avec eux pour leur permettre de sortir de leurs murailles. La politique du cordon sanitaire n'a jamais eu qu'un résultat, c'est de rendre dangereux le pays qui en est entouré ; ses dirigeants cherchent des diversions à leurs difficultés, en dénonçant le complot impérialiste, capitaliste, colonialiste, etc. Ne laissons pas les Chinois mijoter dans leur jus. Sinon, ils finiraient par devenir venimeux. Il se pourrait bien qu'un jour ou l'autre, nous soyons amenés à les reconnaître et à donner l'exemple au monde. Naturellement, pas un mot de tout ça. » [en note, Alain Peyrefitte remarquait à quel point De Gaulle pensait à l'avenir alors que la France était embourbée en plein problème algérien].

Conseil des ministres du 7 novembre 1962 : « Nous assistons à l'affrontement de deux énormes masses, la Russie et la Chine, qui vont se séparer de plus en plus. Les Russes seront dans une position de plus en plus difficile. De deux choses l'une. Ou ils restent avec la Chine, mais elle les boulottera quand elle sera la plus forte. Ou ils sont contre, mais alors c'est la fin des Rouges et le camp communiste s'effondrera. C'est peut-être déjà fait. ».

Confidences du 24 janvier 1963 : « [Adenauer] considère, lui aussi, que la Chine va tout faire, dorénavant, pour accroître sa puissance et pour peser tant sur les Occidentaux que sur la Russie. Raison de plus pour ne plus la laisser s'enrager dans l'isolement. ».

Confidences du 13 mars 1963 : « Un jour ou l'autre, [les Chinois] chercheront à retrouver leurs frontières de jadis, à la grande époque de la dynastie mandchoue. (…) Ils commenceront par faire retomber dans leur mouvance Hong Kong, Macao et Formose. Nehru, quand il a voulu mettre la main sur nos établissements de l'Inde et sur les comptoirs portugais, n'y est pas allé par quatre chemins. Il a envoyé ses chars et un ultimatum. Fatalement, un jour ou l'autre, les Chinois en feront autant. Puis, viendra le moment où ils se sentiront assez fort pour exiger le retour des régions concédées à la Russie. Mais ils ont l'éternité devant eux, puisqu'ils l'ont derrière eux. (…) Il y a quelque chose d'anormal dans le fait que nous n'avons pas de relations avec le pays le plus peuplé du monde, sous prétexte que son régime ne plaît pas aux Américains et que ça les dérangerait si nous y faisions notre entrée. (…) Je n'ai jamais rien lu ni entendu [sur la Chine] qui ne fût ou totalement pour, ou totalement contre... (…) De toute façon, si nous reprenons un jour des relations avec Pékin, nous ne reconnaîtrons pas un régime politique en tant que tel. Nous ne nous inclinons pas devant le communisme. Nous reconnaissons un fait évident, c'est qu'il y a un État qui gouverne la Chine. Il la gouverne depuis quatorze ans. Bien ou mal, selon nos préférences ou pas, ce n'est pas notre affaire. Ce qui est sûr, c'est qu'il la gouverne. ». Rappel : Formose est une autre appellation de Taïwan.

Et de poursuivre : « Il faut toujours des alliés de revers. Ça a toujours été la politique de la France. Nos rois ont fait alliance avec le Grand Turc contre le Saint Empire romain germanique. Ils ont fait alliance avec la Pologne contre la Prusse. Moi, j'ai fait alliance avec la Russie pour nous renforcer en face de l'Allemagne. Et un jour, je ferai alliance avec la Chine pour nous renforcer face à la Russie. Enfin, alliance, nous n'en sommes pas là. Il s'agira d'abord de renouer des relations. (…) Il est probable qu'après nous, il y aura des moutons de Panurge ; tout le monde voudra reconnaître la Chine et se trouver dans les premiers à la reconnaître. Et vous allez voir que les États-Unis vont être obligés de nous suivre. Avouez que ça vaudra la peine d'être vu ! ».

Conseil des ministres du 8 janvier 1964 (quelques jours avant la reconnaissance officielle) : « La Chine est une énorme chose, elle est là, elle existe. Vivre comme si elle n'existait pas, c'est irréaliste. (…) L'ONU ? De toute façon, la Chine y entrera. Peu à peu, l'ONU votera pour elle. Elle ne déparera pas la collection. Si elle y est, il n'est pas sûr qu'elle n'en tirera pas avantage pour troubler l'eau. (…) Le fait chinois est là. C'est un pays énorme. Son avenir est à la dimension de ses moyens. Le temps qu'il mettra à les développer, nous ne le connaissons pas. Ce qui est sûr, c'est qu'un jour ou l'autre, peut-être plus proche qu'on ne croit, la Chine sera une grande réalité politique, économique et même militaire. C'est un fait et la France doit en tenir compte. (…) Nous avons des alliés. Nous conservons ces alliances. (…) Que fera le gouvernement de Formose ? Ça le regarde, mais nous ne prendrons aucune initiative hostile contre lui. ».

Confidences du 8 janvier 1964 : « L'option se réduit à un constat simple : la reconnaissance de la Chine par le monde occidental est quelque chose d'inéluctable. Ne nous laissons pas confisquer le bénéfice d'être les premiers. Mais du fait que nous prenons les devants, nous recevrons des coups. ».

Conseil des ministres du 22 janvier 1964 (l'intention de la France de reconnaître la Chine a fuité après que la France en a informé ses partenaires) : « Quel qu'eût été le moment, on aurait dit : "le moment est mal choisi". (…) Notre exemple sera suivi. Ça ne changera rien au fait que la Chine communiste est communiste à sa façon. Avant d'être communiste, la Chine est la Chine. ».

Confidences du 22 janvier 1964 : « [Lester Pearson, Premier Ministre canadien,] m'a quand même dit une chose qui n'est pas sotte. C'est qu'il serait grave que nous reconnaissions la souveraineté de la Chine continentale sur Formose. Je l'ai rassuré en lui précisant bien que nous ne souhaitons pas que les communistes s'installent à Formose et que nous n'accepterions pas que Pékin exige que nous rompions avec Tchang Kaï-Chek. (…) Le rétablissement des relations avec la Chine, ça veut dire que nous allons tourner la page coloniale, celle de nos Concessions en Chine, celle de l'Indochine française. Ça veut dire que la France revient en tant qu'amie, respectueuse de l'indépendance des nations. (…) Les moyens de la Chine sont virtuellement immenses. Il n'est pas exclu qu'elle redevienne au siècle prochain ce qu'elle fut pendant tant de siècles, la plus grande puissance de l'univers. ».


2. Dans "Quand la Chine s'éveillera..." (Fayard, 1973)

Une tentative de compréhension de la Chine communiste : « Comment comprendre le maoïsme sans mesurer, d’abord, la somme de souffrance et de deuils que Mao et les siens ont endurée ? ».

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Changer l'histoire : « La Révolution culturelle a été pendant quatre ans la grande lessive de la société, le grand décapage des cerveaux. Puisqu’on ne pouvait pas changer les choses, il fallait changer la façon dont les Chinois les voyaient. La Révolution culturelle est une révolution du regard. ».

Le pragmatisme politique et la répartition des rôles entre Mao Tsé-Toung et Zhou Enlai : « Dans les vagues successives et tourmentées de la révolution chinoise, Mao et Zhou, ce couple contradictoire et indissociable, souvent cachés par le creux de la vague, ont toujours réapparu au sommet : le paysan prophétique et le mandarin subtil, l'incantatoire et l'opérationnel. Dans ce système dont la description appelle si naturellement le vocabulaire religieux, Mao, tel un Esprit Saint de la révolution, s'est contenté, hors quelques manifestations foudroyantes, d'agir à travers le pontificat très romain de Zhou Enlai. ».

Clef pour réussir une révolution : « Parmi les diverses méthodes que les sociétés ont inventées pour entraîner les hommes à l'effort, les dirigeants chinois semblent avoir compris que la moins efficace était l'obligation autoritairement imposée à des sujets passifs : elle provoque un énorme gaspillage, à cause des freinages dus à l'inertie, à l'indifférence, à la malveillance, au sabotage larvé. Ils ont constaté que la méthode la plus positive était l'enthousiasme, qui recule au loin les barrières du supportable, grâce au don volontaire que font de leur force les esprits portés à l'incandescence. ».


3. "La Chine s'est éveillée" (Fayard, 1996)

Sous-titré : "Carnets de route de l'ère Deng Xiaoping".

Le totalitarisme : « Dans les systèmes totalitaires, la libéralisation s'arrête là où les dirigeants croient l'équilibre du régime menacé ; si ces dirigeants, du moins, en conservent les moyens et gardent en eux la certitude d'avoir raison. La Chine devient semblable à une huître qui s’entrebâillerait vers le grand large, mais demeurerait inébranlablement fixée du rocher par sa dure coquille totalitaire. ».

Deux puissances mondiales : « Depuis l'effondrement de l'URSS, voici deux ans, on va répétant qu'il n'y a plus qu'une superpuissance. C'est une erreur. Il y en a désormais deux. Et la deuxième a de bonnes chances de dépasser la première dans le nouveau siècle, du moins en production ; peut-être, même, beaucoup plus tôt qu'on ne pense - non à la fin, mais au milieu ; voire dans les premières décennies du XXIe siècle. Toutefois, en France, on ne l'a pas encore compris. On ne saurait admettre le succès, et encore moins la suprématie, d'un empire qui récuse nos leçons de morale politique. Pourtant, il suffit d'ouvrir les yeux. ».

Comme on le lit avec ces extraits, tant Alain Peyrefitte que De Gaulle étaient de grands visionnaires, indépendants l'un de l'autre, sur le développement de la Chine moderne.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (23 novembre 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Les 75 ans de la Chine communiste.
De Gaulle et les communistes.
Le diplomate académicien du gaullisme triomphant.
Alain Peyrefitte.
Michel Barnier.
Roger Karoutchi.
Jean-Louis Debré.
Jacques Chirac.
Bruno Le Maire.
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Bruno Retailleau au Sénat.
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Vaudeville chez Les Républicains.
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Laurent Wauquiez.
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La présidence de LR en décembre 2022.
Patrick Balkany.
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Caroline Cayeux.
Christophe Béchu.
Aurélien Pradié.
Valérie Pécresse.
François Baroin.
Christian Jacob.
François-Xavier Bellamy.
Guillaume Larrivé.
Nadine Morano.
Philippe Juvin.
Frédéric Péchenard.
Christine Lagarde.
Damien Abad.
Roselyne Bachelot.
Jean Castex.
Jean-Paul Delevoye.
Thierry Breton.
Franck Riester.
Christian Estrosi.
Renaud Muselier.
Éric Woerth.
De Gaulle, l’Europe et le volapük intégré.
Bernard Pons.
Le naufrage du parti Les Républicains.
La sagesse inattendue de Jean-François Copé.
Yvon Bourges.
Christian Poncelet.
René Capitant.
Patrick Devedjian.

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