Après le rideau de fumée
Le pouvoir a pu vérifier l’emprise de sa puissance de communication, faisant descendre dans la rue des millions d’individus, partageant les bons sentiments de l’union sacrée, au rythme d’une propagande inouie, d’où la moindre remarque critique était bannie. On sentait le monde médiatique tellement soulagé de se sentir enfin lavé, par martyrs interposés, de ses propres ignominies néo-libérales, certains pouvant enfin identifier leur arrogance aux provocateurs impertinents de Charlie, le journal le moins consensuel qui soit. Le profil psychologique, la personnalité, l’éducation et le milieu social, les influences religieuses des tueurs furent disséqués à longueur d’antenne. Mais pas un mot sur la toile de fond politique, les guerres incessantes et les massacres qui ont alimenté la montée en puissance des forces les plus abjectes de l’islamisme, en Palestine, en Irak, en Afghanistan, en Libye, en Syrie, encouragées par la CIA, et les alliés les plus réactionnaires des Etats-Unis, l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie, le Pakistan. Pas un mot non plus sur la politique du gouvernement israélien qui a favorisé le développement des antisémites du Hamas pour éviter toute reconnaissance réciproque des Etats israéliens et palestiniens. Mais le boucher de Gaza qui a fait massacrer deux mille civils palestiniens cet automne reste l’ami du président français, tandis que Sarkozy vole au secours de ses amis qataris, financeurs du terrorisme islamiste et de ses propres basses-oeuvres. Pas un mot non plus sur la réalité sordide du califat qui étend ses tentacules du prolésylitisme religieux jusqu’en Afrique, appuyant et couvrant de sa réthorique sectaire, le trafic des femmes, des stupéfiants et des armes.
Alors même que notre vocabulaire dispose d’un nuancier d’expressions diverses pour désigner l’intégrisme, le fondamentalisme, l’obscurantisme, l’extrémisme le fanatisme, la violence ou la barbarie… c’est l’expression « islamisme radical » qui est utilisée systématiquement sur la très avertie chaine de radio France-Culture. Rappelons que radical signifie « prendre les choses par la racine ». Ainsi l’amalgame médiatique entre la critique radicale et la barbarie est sournoisement sous-entendu, si l’on veut bien admettre que les mots répétés et martelés ont une portée qui dépasse leur utilisation la plus banale. L’explosion d’une émotion suscitée par l’indignation face au geste criminel de trois misérables assassins aura été utilisée habilement par les communicants du pouvoir comme une soupape de défoulement et de confusion de la réalité vécue par des millions de gens gentiment hallucinés par un rideau de fumée. En réalité une partie de la population montre qu’elle consent déjà à la restriction de ses libertés. Le plan vigi-pirate, qui n’a jamais été levé depuis 2001, va être renforcé par la présence de dix mille hommes supplémentaires. Un arsenal de lois anti-terrroristes s’empile et va faire l’objet de surenchères sécuritaires. Les prisons françaises, facteur de révolte, sont le vivier dans lequel puise le djhadisme, On se demande également comment des armes de guerres peuvent circuler aussi facilement. Le règne des services de renseignement, des indics, de l’infiltration, de la délation et de la manipulation va renforcer son emprise. L’euphorie médiatique va tenter de se prolonger quelques jours. La peur et la paranoïa des menaces en tous genres seront alimentées au profit du renforcement d’une surveillance généralisée. Mais dès le surlendemain la gueule de bois du chômage de masse et des mesures d’austérité va se faire sentir. Progressivement nous allons voir apparaître de quelle manière un pouvoir, singulièrement affaibli, va utiliser l’aubaine et tirer les marrons du feu.
Dans une telle ambiance, il faudrait presque s’excuser de ne pas participer aux effusions, comme si cela pouvait suggérer un doute sur ses facultés de discernement, une tendance à suspecter l’établissement de la vérité officielle, en doutant de la voix de son maître dont le machiavélisme, le mensonge et le secret sont par ailleurs des instruments parfaitement admis. Avoir la prétention de rester. un esprit libre, en capacité de penser, avec les éléments dont nous disposons, sans croyance, ni pressions, serait devenu suspect. Si je refuse de participer à cette union sacrée, je comprend aussi la motivation principale des gens à refuser la terreur et à réaffirmer publiquement la laïcité et les valeurs universalistes de la res-publica : liberté, égalité, fraternité. Je partage même ce besoin de fraternité et ce bonheur de se retrouver. Oui mais sur quel contenu partageable au-delà des bons sentiments, qui s’évanouissent comme un feu de faille et son rideau de fumée ?
« Arrêtons de fabriquer des monstres »
Mais c’est précisément en téléguidant ce consensus que la manipulation du pouvoir tente de nous piéger. Cette légitimation populaire exonère la responsabilité criante des puissances capitalistes occidentales dans la consolidation de la barbarie. De cette situation nous avons déjà eu l’expérience avec les attentats du 11 septembre 2001. Je laisse de côté les circonstances obscures du 11 septembre qui sont loin d’être clarifiées. Je parle de ses conséquences politiques exploitées par l’administration Bush avec les retombées funestes que l’on sait, en Afghanistan et surtout en Irak et dans tout le Moyen-Orient, mais aussi aux Etats-Unis avec l’instauration du « patriot act », c’est à dire une systême de limitation des libertés publiques, de légalisation des interrogatoires sous la torture, de surveillance et de contrôle étendu au delà des Etats-Unis. Ce fut le prétexte d’une présence militaire américaine accrue dans le monde, prenant pied dans toutes les anciennes républiques soviétiques d’Asie Centrale avec la stratégie d’une « nouvelle route de la soie » afin d’y garantir les acheminements de drogue, les pipes-lines et les oléoducs des hydrocarbures de la mer Caspienne, y compris les conditions de l’économie libérale en Ukraine où les puissances occidentales soutiennent un gouvernement avec la présence de néo-nazis dont l’armée massacre les mineurs du Dombass et la population ouvrière de Donetz et de Loubansk, soutenus par la Russie. Certes, Poutine n’est pas un enfant de chœur, mais la propagande occidentale a fait unilatéralement de la Russie l’agresseur. En Syrie le régime dictatorial de Bachar El Assad s’est opposé en connaissance de cause à « l’armée syrienne libre » qui n’était que la couverture d’une déferlante islamiste, armée par la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar avec le soutien des services et officines françaises et occidentales, renforçant Al Nostra et Daech, qui rétablissent l’esclavage sexuel des femmes, le massacre des minorités alaouites, chrétiennes, chaldéennes et chiites.et imposent leur abjecte terreur..
Les gamines de 14 ou 15 ans des cité de Vénissieux, de Tarbes ou d’Argenteuil qui cherchent à partir pour rejoindre le djihad sont elles des monstres ou des êtres humains à peine sorties de l’enfance mais gavées au biberon de vidéos ou séries télévisées violentes et qui ont intériorisé le « no future » ? Dénoncer la monstruosité des candidats au djihad, sans se poser la question du pourquoi des milliers de jeunes sont aspirés vers le Moyen-Orient dans une spirale fanatique et barbare, mais dont l’autodestruction promise témoigne de leur désarroi total, relève de l’aveuglement ou de la supercherie. La crise des institutions et de l’Etat est la résultante du paradigme de l’économie promue au rang de valeur suprême : compétitivité, concurrence généralisée et guerre de tous contre tous. Que penser alors de ces tueries aveugles et répétées dans des collèges aux Etats-Unis, du massacre de soixante dix-sept personnes par Breivik en Norvège, de ces meurtres adolescents, de la recrudescence des suicides qui font des ravages jusque chez les policiers ? Cette idéologie naturalisée adéquate à l’émiettement et à la pulvérisation libérale des individus déboussolés plonge les gens dans l’isolement et le désespoir. Les individus cherchent à se définir selon les nouvelles normes au sein de la réalité qu’ils vivent dans la précarité, la désolation, l’absence d’avenir et l’écroulement du « vouloir vivre ensemble ». La promotion du communautarisme et des particularismes identitaires ont été systématiquement encouragés contre notre commune appartenance à l’humanité. Cette logique réactionnaire aboutit au désastre actuel. Elle ruine la logique « qui ne s’était formée que dans le dialogue » (Debord) enferme les individus dans leur religion, leur communauté, leur genre, leur particularité… (Jacques Wajnsztejn – Capitalisme et nouvelles morales…) Les européens confortablement installés devant leur télévision, imaginent-ils un instant une transposition du champ de ruines et de mort que vivent les populations d’Afrique et du Moyen-Orient dans leur vie quotidienne. Partout, les précédents l’ont démontré, la violence engendre « la dette du sang » et l’opération punitive et ses bombardements aveugles renforceront le ralliement émotionnel, réactif et régressif des humiliés et des désespérés, dans la mesure où rien ne changera dans l’ordre économique et politique mondial. La question du choix de société dans laquelle nous voulons vivre se trouve posée par la deliquescence globale des rapports sociaux capitalistes. La connivence occidentale avec le Qatar, l’Arabie Saoudite, le luxe provocateur de Dubaï, édifiés sur l’esclavage et l’exploitation, sont les emblèmes de cette société corrompue. Cette bonne conscience qui se protège, en envoyant les autres au casse-pipe, permet aux bellicistes, de Tripoli à Kiev, de parader dans les médias, pendant qu’un gouvernement de gens normaux et raisonnables ordonne froidement des bombardements au loin. L’union sacrée et le consensus guerrier nous déchargent au profit de la puissance de l’Etat, dans une mise entre parenthèse de l’épreuve de notre intelligence et de notre courage.
Henri Brosse, le 13 janvier 2015
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