Arrêtons de prendre les Turcs pour des têtes de Turcs
Depuis plus de quarante ans les Turcs sont pratiquement en symbiose
avec toutes les institutions européennes. Et pourtant, les Français
réagissent aujourd’hui comme si la candidature de la Turquie leur avait
était présentée comme un fait nouveau et accompli. Nombreux ont été les
commentaires publiés en ce sens suite à mon premier article sur
Europeus. Pis, ceux-ci, dans leur majorité, n’ont pas le courage
politique de reconnaître le fait qu’aucun de leurs chefs d’Etat - y
compris Valéry Giscard d’Estaing - ne s’est jamais prononcé contre la
candidature d’Ankara. La loi sur le référendum adoptée par le parlement
français n’est d’ailleurs, sur ce point, pas une donnée anodine. Elle
reflète cette négation de la politique étrangère menée par Paris et
l’Union depuis de nombreuses années. Comment, en ces circonstances,
croire encore aux paroles de l’Etat français. Croire au contenu des
traités internationaux qu’il signe. Mon amertume est grande. Tout comme
l’ignorance des Français sur tout ce qui touche à la Turquie. Non pas
qu’il ne soit pas possible d’être en désaccord avec la candidature
turque, mais la campagne aujourd’hui menée n’a rien d’un débat d’idées.
Elle est purement et tristement accusatoire. Comme s’il était besoin de
donner sens à l’expression « tête de Turc ». Accusée de tous les maux,
constamment montrée du doigt, insultée, la Turquie l’est plus que
jamais en France. Ce pays qui semble avoir oublié que sa propre
histoire n’est pas empreinte d’heures uniquement glorieuses.
L’Indochine et l’Algérie en sont deux souvenirs. Oubliés ou tus dans
l’hexagone. Encore vifs et douloureux dans l’esprit et la chair de
nombreuses victimes des forces françaises d’alors. Il est bien plus
facile d’accuser quand on s’achète une bonne conscience, quand on passe
sous silence ses propres crimes.
Plus
courageux, les Allemands ont, eux, fait ce travail de mémoire. Pas une
semaine ne se passe sans que le régime hitlérien soit dénoncé sur dans
un film ou une émission télévisée. Combien de productions françaises
dénoncent les massacres, les crimes, les tortures commises par la
France dans les pays qu’elle a occupés. Les Hollandais sont quant à eux
en train de juger l’homme d’affaire Frans van Anraat, qui avait vendu
des produits chimiques a Saddam Hussein. Ceux-là mêmes qui lui avait
permis de gazer les Kurdes du Nord de l’Irak. La France a peut être
vendu dix fois plus de matériel et produits militaires à Saddam.
Pourquoi nul ne s’interroge aujourd’hui à Paris sur les effets de ces
actes. Sur les responsabilités qui en découlent ? Beaucoup de choses
seraient à dire... Plutôt que de se complaire dans le rôle de donneurs de
leçons, les intellectuels français seraient bien inspirés de se pencher
sur l’histoire récente de leur pays. D’aller voir le film allemand La
Chute. D’encourager les cinéastes hexagonaux à promouvoir ce travail de
mémoire et d’autocritique... Pourquoi dire tout cela ? Parce que la très
grande majorité des opposants français à l’adhésion de la Turquie usent
et abusent d’arguments dégradants, ne jugent pas une seconde utile de
faire leur propre autocritique hexagonale avant de s’en prendre à
autrui. Je l’ai déjà dit, chacun a le droit de s’opposer à l’entrée
d’Ankara dans l’Union. Mais nul ne peut l’exercer de manière
insultante. A l’égard d’un autre pays, d’une autre nation.
La
propagande unilatérale des Arméniens résidant en France s’apparente sur
ce point à un véritable conditionnent des esprits. Les allégations
arméniennes n’ont rien avoir avec les rapports actuels entretenus entre
l’Union et la Turquie qui ouvriront ensemble les négociations
d’adhésions en septembre 2005. Celles-ci seront longues. Tout le monde
en convient, nous les premiers. Peut-être cela prendra-t-il sept à huit
ans. Peut-être dix à douze. Chaque pays membre aura au cours de cette
période la possibilité d’intervenir dans le processus selon ses propres
sensibilités. Plus important encore, en pouvant s’exprimer in fine sur
la candidature d’Ankara par référendum, les Français pourront, à
l’issue de cette phase de travail, voter contre la Turquie. Alors
pourquoi ce débat aujourd’hui hostile, insultant... ? D’ailleurs, il
n’appartiendra pas uniquement aux Français de s’exprimer sur l’adhésion
mais aux Turcs eux-mêmes... Certes de nombreux problèmes existent en
Turquie. Le nier serait absurde et ce n’est nullement dans notre
intention. Mais nous sommes également en mesure de les résoudre,
d’avancer. D’une monarchie, ce pays est devenu une république. D’une
théocratie, un Etat laïque. Sans être une puissance pétrolière ou
minière, la Turquie est devenue au fil des ans une puissance économique
non négligeable. Nombreux, très nombreux, même, sont les produits
d’origine turque vendus en Europe.
Sur le plan politique, la Turquie refuserait tout dialogue avec
l’Arménie, avec sa diaspora ? Ce serait peut-être oublier un peu vite
qu’Ankara a été la première à reconnaître l’indépendance de ce pays en
1991, bien avant de nombreux pays membres de l’Union. J’étais ministre
à cette époque. Les relations entre nos deux Etats étaient d’ailleurs
sur le point de se régulariser. Jusqu’à l’occupation de l’Azerbaïdjan
et le refoulement de leur territoire de plus d’un million d’Azéri. Un
véritable gâchis... également vite oublié dans certaines rédactions
françaises. Celle du Monde Diplomatique en particulier qui, en mars,
mettait en avant un reportage réalisé par deux Français d’origine
arménienne : J.J. Varoujan et A. Agoudjian. Son titre : Exils
arméniens, dans lequel est question du blocus imposé par l’Azerbaïdjan.
Dans la même édition, deux pages sont consacrées aux Etats turcophones
d’Asie centrale. Deux pages rédigées par un autre Arménien de souche,
Vicken Cheterian. Un auteur qui, sans surprise, s’empresse de démontrer
dans son article combien ces Etats sont autoritaires et répressifs.
Peut-être serait-il bon que ceux qui demandent à la Turquie de
reconnaître le génocide arménien commencent par adopter une démarche
honnête et lucide sur la réalité de certains faits. Peut-être
devraient-ils, au risque de me répéter, mentionner que 30% du
territoire azéri est occupé par l’Arménie. Que plus d’un million
d’Azéri ont dû fuir leur pays. Je ne parlerai même pas des milliers
d’enfants, de femmes et de vieillards tombés sous les balles
arméniennes pour rendre cette occupation possible. Peut-être aurait-il
aussi été bon de rappeler que la seule aide dont ont pu bénéficier les
républiques turcophones pour avancer vers le chemin de la prospérité et
de la démocratie ont été turques et qu’à la différence d’autres Etats,
ceux-ci n’ont en rien bénéficié d’une aide de l’Union... Tout simplement,
peut-être, le Monde diplomatique aurait-il pu faire ce que son métier
impose, adopter un minimum d’objectivité journalistique. La critique
peut-être fondée, appuyée. Mais pour être cohérente et honnête elle
doit encore être égalitaire dans sa démarche.
Cette
façon de faire est d’autant plus inquiétante que les dernières études
publiées montrent que le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme
augmentent en France. Cela me choque, venant du pays des droits de
l’homme, mais ne m’étonne malheureusement guère. Cette montée, nous
l’avons en tant que Turcs senti venir depuis plusieurs années. Nous
avons tenté d’en alerter nos amis français. En vain... Ceux qui,
aujourd’hui, n’osent pas/plus déclarer ouvertement leur hostilité aux
Maghrébins et aux personnes de confession juive reportent leur haine
sur une autre cible, turque dont on peut craindre les effets. Au cours
des quinze dernières années, les milices néo-nazis allemandes ont en
effet, dans un climat similaire, incendiés plus de 1500 maisons,
magasins ou bureaux appartenant à des citoyens d’origine turque. Des
centaines d’entre eux ont été blessés. Des dizaines tuées ou brûlées
vives. Là encore, peu de médias allemands s’en sont fait l’écho... Est-ce
cela que l’on veut en France ? Créer un climat d’hystérie et de haine
en vers la communauté turcophone présente dans l’hexagone ? De donner
suffisamment de « courage » aux extrémistes français d’imiter leur
collègues d’outre-Rhin ? Peut-être Nicolas Sarkozy, récent ministre
français de l’intérieur et candidat déclaré à la présidentielle de
2007, qui partage avec Angela Markel, la présidente de la CDU
allemande, une véritable hostilité a l’égard des Turcs, ferait-il bien,
comme tant d’autres, de se poser la question.br>
Bülent Akarcali est ancien ministre turc
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