Avantages de l’indignation
L’indignation qui est très prisée en ce moment est un masque de l’inaction, du laisser-faire.
Il faut combattre. Si l’indignation peut conduire au combat, l’indignation qu’on nous propose actuellement est une satisfaction groupale d’être dans le clan des indignés et ce sentiment d’appartenance n’a pas d’effet sur la réalité (le réel) que l’on dénonce et qui nous indigne.
Changer le monde n’est pas dans cette posture. Changer le monde consiste à dépasser les paroles moralement magnifiques et engager des actes dans sa vie, dans son environnement, le « local » et proposer au niveau général ; le niveau général est plutôt le niveau mondial que le niveau national, ce qui pose un problème nouveau, inédit, pour lequel nous n’avons pas de références passées.
L’indignation paraît être une valeur en soi, en ce moment. Une valeur, une idée, du côté du bien qui sous-tend nos dires, nos actions, nos comportements, nos attitudes… Il n’y a pas que du bien attaché à l’indignation, il n’y a pas que de l’honneur, de l’humanité, il n’y a pas que de l’évidence qui va avec cette idée ou sentiment.
L’inconvénient majeur est qu’elle est une posture. Une posture et pas une source d’actions. Une posture qui divise le monde en deux : d’un côté le bien, dont fait partie l’indigné (et les indignés) et d’un autre côté le mal et qui suscite l’indignation. Une telle posture est contemplative, elle situe celle ou celui qui la prend comme spectateur de monde, juge des situations et des autres, et laisse tranquille les faits, événements, personnes qu’elle dénonce verbalement, et uniquement verbalement.
Le discours indigné présente son objet, ce qui l’indigne, d’une certaine façon. Il fait la narration du fait ou le portrait de la personne et, en même temps, il fait le jugement de ce fait et de cette personne. Il le fait souvent dans des termes forts qui empêchent quasiment la contradiction. Le contradicteur est inclus, structurellement, dès le départ, comme faisant partie du mal. Dur de s’opposer. C’est ce que certains appellent la « langue de coton » : on ne peut qu’être d’accord, devant la dénonciation de tant d’injustices, présentées ainsi. Il faudrait beaucoup de courage pour dire juste : « vous exagérez les traits négatifs de ce dont vous parlez, vous en amplifiez le nombre, ou vous en amplifiez la puissance négative… » et surtout pour dire : « quand on a dit ça, qu’est-ce qu’on fait ? On se réjouit entre soi de s’assurer qu’on n’est pas comme les autres, qu’on est du côté du bien. »
L’indignation a pour principale vertu de donner des signes de reconnaissance à celles et ceux qui s’indignent. Cela crée une communauté de point de vue, un collège invisible, il est invisible parce qu’il n’a pas de lieu, pas de statut, pas de chef, plusieurs « guides » peuvent y fonctionner, pas de déclaration explicite. Dans ce collège invisible, ce qui fait le travail, l’action est de s’indigner. Il est très agréable de se mettre du côté des indignés, c’est se valoriser soi-même à bon compte.
S’indigner, ainsi qu’il est développé beaucoup dans l’état d’esprit collectif actuel que c’est la bonne attitude, la seule humaine, réellement humaine, s’indigner ne saurait suffire. Non seulement cela ne suffit pas, mais le sentiment chaud d’appartenance au clan du bien qui dit avec colère ce qu’est le mal, où est le mal, qui produit du mal dans notre monde, ce sentiment chaud est statique par construction et ne va pas vers l’action. C’est une vision manichéenne, c’est plus un sentiment qu’une pensée.
Afin de me bien faire comprendre, je ne dis pas que l’indignation est, en elle-même, négative. Je dis très précisément que s’indigner, en soi, ne suffit pas.
Si ce sentiment est nécessaire, en préalable, à des analyses qui portent des projets de transformations du monde, il ne faut pas s’y arrêter. Il ne faut pas le considérer en soi comme la fierté, le nec plus ultra de son discours.
Pendant que les indignés se regroupent autour de leur indignation, en disant « regardez-les, les cyniques, qui aiment tant l’argent… ils osent nous dire que… », eh bien, les puissants qui sont ainsi conspués n’ont aucune gène dans leur action par ce type de discours.
Que cent fleurs s’épanouissent. Il faut inventer des formes sociales nouvelles, des modes de travail nouveaux. Il faut faire de la politique. La politique est morale, mais le jugement moral n’est pas politique en soi et ne peut tenir lieu de politique. Il est nécessaire de réfléchir collectivement aux conditions de sa vie, aux rapports de forces, aux rapports entre nous, et prendre en charge, prendre en mains tout ce qui peut l’être dans la direction ou les directions que l’on choisit, que l’on bâtit ensemble. Et à partir de là, à partir d’une pratique de transformation sociale, on peut engager des projets plus vastes de transformations sociales, qui soient non pas fondés sur la dénonciation morale et sans efficacité de l’action des puissants, mais qui soient fondés sur la mise en route, la mise en place collective de la coordination de multiples initiatives. Il faut renouer avec l’anarcho-syndicalisme, en plus de brandir les épouvantails mondiaux (ultralibéralisme, mondialisation…).
Cette volonté en actes de transformations sociales semble refusée actuellement, incompréhensible même pour mes contemporains. Il faut dire du mal de l’existant, dire du mal des acteurs décideurs de haut niveau… et rien d’autre. « Ah si nous étions à leur place, nous ne comporterions pas avec cette dureté et cette irrationalité coupable d’abîmer le monde, et d’en augmenter le malheur !… » Certes, quelle douce pensée pour soi-même ! et surtout, c’est une acceptation du réel, ce n’est que du verbe, un masque pour une acceptation inconditionnelle de ce qu’on dénonce !
6 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON