Bayrou-Le Pen, même combat ?
Peut-on trouver plus antinomiques que François Bayrou et Jean-Marie Le Pen, le premier issu d’une démocratie chrétienne pro-européenne chantre de la modération, tandis que l’autre puise ses racines dans un poujadisme nationaliste, fruit de la guerre d’Algérie ? Les deux émissions RIPOSTES consacrées aux protagonistes, qui suivent le débat organisé récemment sur France2 et la déclaration de candidature de François Bayrou, nous éclairent sur cet improbable rapprochement.

Les hommes
François Bayrou et Jean-Marie Le Pen ont tous deux été profondément marqués par leur jeunesse.
Né en 1928, de condition modeste, J.-M. Le Pen explique très bien l’impact qu’a eu sur lui et sur son idéologie l’enseignement reçu à l’époque, fondé sur un patriotisme exacerbé issu de l’après Première Guerre mondiale. Très importante aussi, la mort d’un père, marin-pêcheur, pendant la Seconde Guerre mondiale, qui fit de lui, à quatorze ans, « l’homme de la famille », et exalta ce qu’il appelle son « rôle de mâle ». Son engagement patriotique, qui le conduisit à se porter volontaire pour l’armée et à défendre l’Algérie française, mais aussi sa vision du monde, fondée sur le rôle traditionnel des nations, s’expliquent par ce passé ancien.
F. Bayrou, lui aussi d’origine modeste et provinciale, est devenu, de façon identique, jeune (à vingt-trois ans) soutien de famille après la mort accidentelle de son père. Paysan érudit, ce dernier a aussi certainement eu un grand rôle dans sa soif de culture. Mais, étant né en 1951, sa vision géopolitique a été influencée par la réconciliation franco-allemande de de Gaulle et d’Adenauer, par la construction d’une Europe unie, notamment sous l’impulsion de grandes figures du centrisme comme Robert Schuman, se substituant à l’influence individuelle déclinante des anciennes puissances nationales coloniales, et par le bouleversement de notre société durant les années 1960.
J.-M. Le Pen et F. Bayrou sont aussi tous deux des catholiques déclarés, mais cette appartenance commune cache des aspects fondamentalement différents. Chez J.-M. Le Pen, élevé chez les jésuites, le catholicisme est un élément de tradition culturelle. Comme il l’indique lui-même, il aime « sa sœur plus que ses cousins, ses cousins plus que ses voisins, etc. », et réserve le « aimer ses ennemis comme soi-même » aux saints. J.-M. Le Pen revendique ainsi son catholicisme comme argument identitaire, comme il défend la notion de « France, fille aînée de l’Eglise », bien plus qu’il ne le vit. Chez F. Bayrou au contraire, la foi prime. Bayrou aime les gens du peuple, et a très vite voulu en être le défenseur. La compassion lui est naturelle car partie intégrante de sa croyance, mais cette foi ne peut être que personnelle et non pas déclamée, avec retenue et humilité, ce qui explique aussi son attachement farouche à la laïcité.
Divergence enfin dans le caractère des deux hommes. J.-M. Le Pen est un sanguin, un battant. Rien ne doit lui résister. En débat, J.-M. Le Pen peut se révéler charmeur, mais à la première contrariété, l’homme s’échauffe, s’emballe, éructe, agresse son interlocuteur, le noie sous un torrent verbal. Le verbe devient caustique, voire méprisant. Pour peu que l’adversaire soit faible, la victoire totale est l’objectif, l’ancien militaire qu’il est ne fait pas de quartier. Si l’autre résiste, J.-M. Le Pen peut cependant reconnaître son courage. Mais son respect ne s’adresse qu’aux forts. Redoutable orateur, doté d’un exceptionnel sens de la répartie, J.-M. Le Pen tire d’abord, réfléchit ensuite. Il manie avec délectation l’ironie, le jeu de mots. Capable de discours fleuves, improvisés, tenant en haleine son auditoire, il joue de l’émotion, suscitant rires et rages.
Tout autre est François Bayrou. Chez lui, la parole suit la pensée, parfois avec décalage, pour qu’il soit sûr que les mots soient justes, explicites. Convaincre, plutôt qu’asséner, tel est son objectif. Là où Le Pen cherchera le KO, et quittera la salle si celui-ci n’arrive pas assez vite, Bayrou fermera la porte à clé, et passera le temps nécessaire pour qu’un accord soit trouvé. Différence de style, de méthode. Plume exceptionnelle, sa pensée est complexe, riche, et ne peut pleinement s’exprimer dans le formatage médiatique actuel. En discours, en revanche, Bayrou prend toute sa dimension. Orateur hors pair, après avoir vaincu son bégaiement, les mots qu’il écrit lui-même prennent tout leur sens, leur profondeur, et s’adressent, chose unique dans tout l’échiquier politique, à quelque chose en nous de peu habitué à être sollicité, notre conscience. Tribun contre missionnaire.
Les analyses
Pour J.-M. Le Pen comme pour F. Bayrou, la situation actuelle, marquée par le profond rejet des Français pour le système en place et par une morosité persistante, est largement due à l’inaction d’une classe dirigeante, coupée des réalités du peuple. Tous deux fustigent ces élites, formées à l’ENA à vingt-cinq ans, qui s’enferment dans les cabinets ministériels et sous les ors de la république pour n’en sortir que parlementaires, ministres eux-mêmes, ou pour pantoufler dans une grande entreprise. Tous deux, qui puisent leurs racines dans la France modeste et provinciale, ont compris cette exaspération croissante du Français moyen, qui encaisse les injustices jusqu’au jour où... Et F. Bayrou, qui a fait partie de ces sphères gouvernementales, reconnaît combien il s’est un temps laissé aveugler par le miroir du pouvoir ministériel avant de réaliser que les dés étaient pipés et le système corrompu. Tous deux enfin portent un jugement impitoyable sur l’ère Chirac, et notamment les cinq dernières années où, disposant de tous les pouvoirs à tous les niveaux de l’État, le président n’a pas su ou voulu traiter les causes profondes des problèmes du pays.
Pour F. Bayrou, l’essentiel est bien là, et la solution passe d’abord par une autre conception du pouvoir, fondée sur la nécessaire collaboration des compétences, qu’elles soient de gauche ou de droite, pour résoudre les problèmes essentiels (climat, retraites, dette publique...) et définir des solutions efficaces et acceptables par une majorité de Français. Mais pour J.-M. Le Pen, ce diagnostic sur le pouvoir n’est qu’accessoire, car le premier des maux, c’est l’immigration. Qu’importent les chiffres qui montrent que la criminalité est très majoritairement le fait des Français, que la plupart des étrangers travaillent, de façon clandestine ou pas, dans des emplois que les Français ne veulent plus, et ne désirent que s’intégrer... La misère de la France, pense-t-il, provient de cet afflux incontrôlé d’étrangers, dont les hordes s’abattent sur notre pays pour sucer le sang des prestations sociales et autres avantages de l’État providence. Et la première faillite des dirigeants successifs, c’est bien de n’avoir pas su arrêter aux frontières ces émigrés des contrées les plus déshéritées, et de leur avoir octroyé autant de droits qu’aux Français « de souche ». Une analyse évidemment combattue par F. Bayrou qui estime que sur ce sujet, le problème n’est pas tant le nombre d’immigrés entrants, qu’il faut cependant modérer en insistant sur le codéveloppement, que la faillite de notre modèle français d’intégration, qui laisse sur la touche une part croissante de sa propre population, de seconde, troisième ou quatrième génération, alors qu’elle avait su jusqu’ici faire de ces immigrations sa richesse.
Les visions
Si J.-M. Le Pen n’a pas encore établi son projet présidentiel, il a défini quelques grandes lignes directrices (voir le site du Front national ) : retour au protectionnisme économique et au franc, réduction drastique des dépenses sociales de l’État (et notamment pour les étrangers) , des impôts (sur les personnes et les entreprises) et des prélèvements sociaux. Cette philosophie, avec un ensemble de propositions particulièrement « libérales » (c’est-à-dire prônant le désengagement de l’État), justifie de placer J.-M. le Pen « à droite » en matière économique, et il partage avec F. Bayrou la volonté de favoriser fortement les petites entreprises et l’artisanat, créateurs d’emplois. Moins prolixe sur les aspects sociaux de sa politique, il n’en est pas moins avocat des « valeurs traditionnelles » en vigueur lors de sa jeunesse. Quant à l’aspect international, c’est là aussi le retour à un système basé sur les nations, et aux accords au cas par cas ; il est opposé au communautarisme solidaire européen. Le modèle de société proposé par J.-M. Le Pen se rapproche peut-être de celui qui était en place en Espagne sous Franco (la dictature militaire en moins). Il sous-estime sans doute les conséquences qu’une politique de « préférence nationale » douanière entraînerait, par réaction des autres pays, notamment une asphyxie de l’économie faute de marché intérieur suffisant, et une sclérose sociale.
La vision de F. Bayrou est, elle, centrée sur la défense d’un modèle sociétal « européen », qui puise aussi un certain nombre d’éléments clés dans la tradition française. Pour répondre aux grands défis actuels, il défend non seulement la participation de la droite et de la gauche modérée aux décisions, mais aussi la nécessité de gérer au niveau de l’Europe un certain nombre de problèmes globaux (énergie, climat, immigration, défense, sécurité...) auxquels il considère que la France seule ne peut apporter de réponses. Mais il affirme son attachement à des valeurs qu’il considère comme françaises, comme la primauté de la qualité de la vie et de l’épanouissement personnel sur la réussite fondée sur l’argent du modèle anglosaxon. Après avoir largement développé sa vision des problèmes lors d’une série de colloques thématiques, F. Bayrou a défini une série de six grandes priorités (environnement, éducation-recherche, lutte contre la dette, lutte contre l’exclusion, relance de l’Europe, soutien à l’entreprise) qui viennent compléter une indispensable réforme du système politique en place, vers une sixième république. Cette dernière réforme, institutionnelle, lui paraît indispensable pour rétablir un « Etat impartial », devise de Raymond Barre, et gage d’une société renouvelée où « un enfant sache que son destin est entre ses mains, et ne dépend pas de son origine, de sa caste sociale... » .
Le futur
F. Bayrou et J.-M. Le Pen se retrouvent sur un élément essentiel dans cette course à l’élection présidentielle : tous deux se mettent cette fois-ci en campagne pour gagner !
A soixante-dix-huit ans (âge que n’atteignit jamais Leonid Brejvev à l’âge d’or de la gérontocratie soviétique), Jean-Marie Le Pen croit, peut-être pour la première fois, à un destin présidentiel. Après un second tour en 2002 qui l’avait pris par surprise, on aurait pu croire finie la carrière de Le Pen, son parti en butte à une lutte fratricide pour sa succession, et son espace politique sécuritaire occupé par un Nicolas Sarkozy hyperactif. Mais remis en selle par l’incurie des gouvernements successifs de Jacques Chirac, incapables de répondre aux préoccupations fondamentales des Français et minés par les dissensions internes, il renaît, tel le phoenix, et comme à son habitude avant chaque élection présidentielle, plus fort que jamais.
Quant à François Bayrou, il considère que 2007 verra la victoire de David contre Goliath, du candidat de l’authenticité contre le système politicomédiatique qu’il fustige. Dopé par une popularité incomparablement plus élevée qu’à la même époque en 2002, et particulièrement sur Internet qu’il considère comme élément déterminant de la démocratie, il mise sur le rejet des Français d’un Nicolas Sarkozy figé dans son rôle de ministre de l’Intérieur, et d’une Ségolène Royal qui préfère attendre de l’opinion les éléments principaux de sa ligne politique. Pour lui, en effet, comme pour Jean-Marie Le Pen d’ailleurs, le président de la République doit avoir une vision claire à proposer au peuple. Et il compte sur ce peuple, qu’il croit plus malin que les commentateurs politiques, pour forcer la main aux appareils des partis, comme l’ont fait les électeurs allemands, autrichiens ou néerlandais. François Bayrou joue sur cette élection non seulement son avenir politique, mais aussi celui de la famille centriste, et un peu aussi celui de la France pour les prochaines années.
NB
Pour compléter cette analyse, voir ces deux entretiens remarquablement informatifs réalisés par Nicolas Voisin et diffusés sur AgoraVox sur JM Le Pen et F. Bayrou.
Documents joints à cet article

52 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON