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Bienvenue en enfer

Murray Rothbard (1926-1995) est un philosophe américain, l'un des piliers du mouvement "libertarien".

Murray Rothbard est l’un des principaux penseurs du libertarianisme. Parmi ses livres, on compte « L’éthique de la liberté » [1]. Jetons un coup d’œil rapide sur son contenu.

 

L’homme, comme toute chose, a une nature. « La loi naturelle élucide donc ce qui convient le mieux à l’homme – quelles fins l’homme devrait poursuivre, qui sont les plus en harmonie avec sa nature et tendent le mieux à son accomplissement » (12). L’homme est doué de la faculté de raisonner. Ce qui lui permet de découvrir les principes du droit naturel. L’humain Rothbard met cette maxime en pratique et partage sa « connaissance » de ces principes ; mais je ne suis pas sûr que tous les lecteurs s’accorderont sur leur caractère naturel.

« Les droits naturels sont ceux dont l’homme doit être investi, à partir d’une juste déduction de ses caractéristiques physiques, morales, sociales et religieuses visibles... afin d’accomplir les fins auxquelles sa nature l’appelle ». (23).

Les droits naturels sont par essence des droits de propriété, la propriété de soi-même et la propriété des biens obtenus selon les règles naturelles. « Le concept de « droits » n’a de sens qu’en tant que droits de propriété. Car non seulement il n’y a pas de droits de l’homme qui ne soient pas aussi des droits de propriété, mais ils perdent leur absolu et leur clarté et deviennent flous et vulnérables lorsque les droits de propriété n'en constituent pas la norme. (113).

Les droits naturels ne sont pas la seule façon d’envisager le « bien » dans la philosophie sociale. La principale alternative est l’eudémonisme, ce que Rothbard appelle « l’utilitarisme ». Un représentant de cette école, Ludwig von Mises, écrit : « Mais les enseignements de la philosophie utilitariste et de l’économie classique n’ont rien à voir avec la doctrine du droit naturel. Selon elles, le seul facteur qui compte est l’utilité sociale. Ils recommandent le gouvernement populaire, la propriété privée, la tolérance et la liberté non pas parce qu’ils sont naturels et justes, mais parce qu’ils sont bénéfiques. »[2]

Rothbard reproche à Hayek[3] de localiser l’origine des droits dans le gouvernement. Je doute que telle était effectivement la pensée de Hayek, mais le fond de la problématique est celui-ci : pour qui ne croit pas au droit naturel, les droits sont nécessairement une construction sociale, dont la constitution politique est une émanation par voie de compromis historique[4].

Rothbard construit sa philosophie sociale sur le concept d’état de nature. En fait, un état de nature présumé. Le représentant de son état de nature est Robinson Crusoé[5], un homme vivant en pleine autonomie et liberté. Mais, dans la vraie vie, du point de vue de l’anthropologie, un homme, dans des conditions normales, a-t-il jamais été un Robinson Crusoé ? Crusoé devient un être social après avoir rencontré Vendredi, avec qui, en pleine autonomie mutuelle, il s’engage dans l’échange. Mais l’homme réel est plongé dans les relations sociales dès sa naissance et même avant. Différents philosophes ont conçu différents états de la nature : Rousseau, Locke, Hobbes. Aucun de ces états n’a jamais eu d’existence véritable.

Le Crusoé de Rothbard (c’est-à-dire chaque homme) découvre le monde : « il apprend les lois naturelles régissant la façon dont les choses se comportent dans le monde (...) (il) découvre le fait naturel primordial de sa liberté. » (31). « La liberté absolue ne doit donc pas se perdre comme un prix à payer pour l’avènement de la civilisation ; les hommes naissent libres... » (41). Cette idée semble irréaliste : par la force des choses, l’homme naît et vit dans un mélange de liberté et de contrainte.

Ainsi, la propriété de soi est le socle d’une société bien pensée. La seule alternative (la seule qui respecte la condition d’universalité[6]) est le communisme, où tout le monde est partiellement propriétaire de tout le monde. « Pouvons-nous imaginer un monde dans lequel aucun homme n’est libre d’entreprendre quelque action que ce soit sans l’approbation préalable de tous les autres membres de la société ? Il est clair qu’aucun homme ne pourrait rien faire, et la race humaine périrait rapidement. » (46). Pourquoi imaginer que chacun d’entre nous doive demander la permission de faire quoi que ce soit à des millions d’autres personnes individuellement, alors qu’un gouvernement et un parlement élu peuvent établir des règles et les faire appliquer ?

L’explication de cette bizarrerie est que Rothbard, en tant qu’anarchiste, disqualifie totalement l’Etat. Il doit être aboli. Les lois peuvent être écrites sans État : les meilleures lois proviennent de la coutume et des jugements rendus par des tribunaux extérieurs à l’État. Deux des activités principales de l’État disparaissent dans la « société libre » : la redistribution des revenus et la moralité publique. Tout au long de son livre, Rothbard répète que l’Etat est un « gang » et que la fiscalité est du « vol ».

L’homme est libre : la seule limite est de ne pas utiliser la violence contre ses semblables et leurs biens. Mais Rothbard insiste sur la distinction entre agression et violence défensive ; cette dernière est légitime. L’autodéfense est un corollaire du droit de propriété et l’auto-justice est un corollaire de l’autodéfense. Mais le vengeur doit proportionner la punition à la gravité de l’affront. Rothbard préconise « dent pour dent » (91). Même deux dents pour une, car il faut compenser la victime pour le trouble subi. Et à côté de la punition, il doit y avoir restitution de l’objet volé. Si nécessaire, le criminel sera forcé de travailler pour la victime : « la situation idéale met donc franchement le criminel dans un état d’asservissement de sa victime » (86).

Comme nous le voyons, l’agression contre une personne ou un bien, et les représailles, sont une affaire privée entre la victime et l’agresseur. La société n’est pas impliquée. Le voleur n’a aucune dette envers la société, seulement envers sa victime. L’État se voit généralement reconnaître le monopole de l’usage de la coercition et de la force. Dans la « société libre », il n’y a pas d’Etat : les individus sont responsables de la punition de leur agresseur, mais ils peuvent se faire représenter par une agence de protection ad hoc. Ces agences sont des entreprises privées spécialisées, qui opèrent sur un marché concurrentiel. Pour assurer sa sécurité juridique, la victime ou son agence peut recourir à un tribunal d’arbitrage (privé, naturellement) pour déterminer la peine, car une peine disproportionnée est considérée comme une nouvelle agression.

Robert Nozick, lui aussi libertarien mais moins extrémiste que Rothbard, prône ce qu’il appelle « l’Etat minimal », un État responsable uniquement de la justice et de la police. Il a imaginé un scénario dans lequel le marché concurrentiel des agences de protection évoluerait spontanément vers l’Etat minimal. Rothbard est totalement hostile même à l’Etat minimal et n’a aucune difficulté à prouver qu’un tel mouvement spontané est impossible.

Quelle propriété est légitime ? Rothbard s’inspire la théorie du philosophe John Locke (XVIIe siècle). L’homme devient légitimement propriétaire du produit de son travail qui n’est qu’une extension de lui-même. Et les terres et les ressources naturelles non possédées deviennent la propriété légitime du pionnier, le colon qui est le premier à les utiliser : « Le colon – tout comme le sculpteur ou le mineur – par son travail a transformé le sol donné par la nature. Le colon est tout autant un « producteur » que les autres, et donc tout aussi légitimement propriétaire de sa propriété. » (49). On assiste ici à une transsubstantiation du sol. Le passage lockéen de la propriété du produit à la propriété de la terre relève de la magie ou de l’alchimie. Locke assortit sa théorie d’une condition qui limite la propriété légitime à la surface que le colon peut réellement travailler. Rothbard l’admet, mais il ajoute aussitôt que la propriété ainsi gagnée l’est pour l’éternité, même si le propriétaire laisse ensuite sa terre inutilisée. Pour compléter le tableau de la propriété, le don et le legs la transfèrent légitimement. Rothbard reconnaît qu’il y a eu beaucoup de vols de terres dans l’histoire. L’utilisateur actuel bénéficie de la présomption de légitimité, sauf s’il est possible d’identifier les héritiers du propriétaire lésé. Considérons l’histoire de l’Europe : ce seraient près de 100% des terres qui seraient ainsi légitimées par présomption.

Nozick avait modifié la condition de Locke de cette manière : la légitimité de l’appropriation initiale d’une terre est conditionnée par l’offre d’indemnisation aux personnes dont la situation est rendue pire. Il ajoute que la propriété d’une ressource vitale en monopole (par exemple, une source d’eau unique) n’est jamais légitime. Rothbard désapprouve et la raison saute aux yeux : « En fait, (la clause conditionnelle de Nozick) peut conduire à l’interdiction de toute propriété privée de la terre, puisque l’on peut toujours dire que la réduction des terres disponibles laisse tous les autres, qui auraient pu s’approprier la terre, dans une situation pire. (244). C’est exact ! Rothbard se montre sans pitié : « Si les retardataires sont moins bien lotis, c’est le risque à assumer dans ce monde libre et incertain. » Et il confirme le droit divin du monopoleur d’une source d’eau de choisir s’il fournit de l’eau, à qui et à quelles conditions.

Examinons maintenant comment la liberté du propriétaire s’applique dans certaines situations spécifiques. Les rues sont actuellement propriété publique : l’autorité politique doit gérer des choix tels que la priorité à accorder aux manifestants ou à la circulation. Nécessairement arbitraire ! - déclare Rothbard. Dans la « société libre », les rues appartiennent à des entreprises privées. Ce sont elles qui prennent les décisions, mais en vertu de quoi cessent-elles d’âtre arbitraires ? Selon Rothbard, le propriétaire de la rue a le droit d’empêcher l’entrée sur sa propriété à qui il le souhaite. Vous pourriez être empêché de rendre visite à un ami si le propriétaire de sa rue ne vous aime pas.

Dans la « société libre », les droits de l’homme sont étendus. Ainsi, vous obtenez le droit de diffuser toutes les informations que vous connaissez sur d’autres personnes, sans vous soucier de leur vie privée. Vous gagnez même le droit de calomnier. Et le droit au chantage aussi. Nozick considère le chantage comme appartenant à la catégorie des « actions non productives à risque », une catégorie qui peut éventuellement être interdite. Rothbard conteste la non-productivité du chantage : « nous devons nous joindre à la théorie économique moderne pour qualifier tous les échanges volontaires de productifs ». (249). Sous le règne de la liberté à la Rothbard, il n’est pas admissible que les comportements à risque soient réglementés ou interdits. Si vous vivez dans un appartement et que le propriétaire de l’appartement à côté du vôtre y stocke des explosifs, il est dans son droit.

Personne n’a d’obligations d’aucune sorte envers quiconque d’autre (sauf la non-agression et sauf ce qui est convenu contractuellement). Même les parents n’ont pas d’obligation envers leurs enfants. Dans la « société libre », il existera un marché des enfants où les parents peu motivés vendent leurs enfants à des candidats à l’adoption. Et la société libre n’imposera pas la fréquentation scolaire obligatoire ni n’interdira le travail des enfants.

Rothbard demande : « Les lois sur la faillite seraient-elles admissibles dans un système juridique libertarien ? » et répond « Clairement non, car les lois sur la faillite libèrent le débiteur de l’obligation d’acquitter les dettes contractées volontairement et empiètent ainsi sur les droits de propriété des créanciers. (...) Mais même si le débiteur défaillant n’est pas en mesure de payer, il a quand même volé les biens du créancier en ne restituant pas la propriété du créancier. La fonction du système juridique devrait alors être d’imposer le paiement au débiteur, par exemple par la saisie forcée des revenus futurs du débiteur pour la dette, majorés des dédommagements et des intérêts. » (143-144).

Conclusion

Rothbard s’imagine - je suppose - qu’il a conçu une espèce de paradis. Je pense qu’il s’agit plutôt de l’enfer. Ce dérapage résulte de sa façon de penser. D’une prémisse - la nature nous a donné une liberté totale -, il déduit sans compromis ni analyse critique, les conclusions logiques implacables et rigoureuses. Mais la prémisse est faible. Nous ne sommes pas Robinson Crusoé.

Après cette conclusion négative, je dois reconnaître certains aspects positifs de la théorie de Rothbard. Il condamne des phénomènes généralement défendus par les milieux de droite ou du moins par certains d’entre eux :

  • La propriété foncière illégitime, en particulier dans les pays sousdéveloppés. Une réforme agraire est nécessaire.
  • L’impérialisme occidental, économique et politique, contre les pays sousdéveloppés
  • La guerre et la conscription dans l’armée
  • L’esclavage. Après l’abolition, les esclaves auraient dû être indemnisés, pas les propriétaires d’esclaves.

 

 

[1] Murray N. Rothbard. L’éthique de la liberté. New York University Press. 1982 [1998]. Les numéros entre parenthèses sont les numéros de page de cette édition.

[2] Ludwig c.sur Mises. Action humaine. Ludwig von Mises Institut, Auburn, Alabama. 1949 [1998]. p.  174.

[3] L’économiste autrichien bien connu.

[4] C’est mon opinion. Voir dans les droits humains une construction sociale n’est en rien un abaissement. Le constructivisme est tout à l’honneur de l’être humain.

[5] Le héro de Daniel Defoe.

[6] Cette condition est acceptée par beaucoup de philosophes. Elle impose de ne pas fonder la société sur des discriminations formelles entre des catégories de membres.


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7 réactions à cet article    


  • sylvain sylvain 31 octobre 2022 10:36

    La propriété foncière illégitime, en particulier dans les pays sousdéveloppés. Une réforme agraire est nécessaire.

    je dirais que chez nous aussi, nous sommes arrivés au bout d’un modèle.


    • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 31 octobre 2022 13:37

      Droit naturel, c’est pas un oxymore, ça ?

       

      On ne peut pas parler de droit (de propriété) sans reconnaitre un pouvoir et une force susceptibles de le faire respecter devant les tiers.

       

      Je suis toujours étonné sinon choqué de voir à notre époque, des personnes posséder des esclaves. Mais je pose la question : quelle est donc la législation et l’étendue territoriale de ces institutions censées garantir et protéger encore aujourd’hui un tel doit ?

       


      • Clark Kent Clark Kent 31 octobre 2022 15:00

        @Francis, agnotologue

        Réponse : les « accords » de Breton-Wood et l’instauration des « droits » que donne le petro-dollar.

        Ce n’est pas une question de « territoire », mais de statu social.

        Si vous croyez que le fait de se trouver sur un territoire quelconque est une garantie, vous rêvez. Le droit est à celui qui a la possibilité de payer les services des avocats les plus habiles et les mieux « introduits », avec des bémols et des dièses ici ou là, mais toujours dans la même tonalité.


      • the clone the clone 1er novembre 2022 09:54

        Le paradis est dans les cieux, l’enfer a été créé par les hommes sur la terre, a se demander si notre planète d’est pas l’enfer d’un autre monde ....


        • DLaF mieux que RN ou Z / Ukraine Toolstoy : Guerre & Réchauffement 1er novembre 2022 10:32

          Si nous n’étions pas si nombreux sur la Planète...

          nous n’aurions pas à nous poser tant de questions existentielles,

          autant de temps à consacrer à la quête de subsistance et à l’observation de la Nature. Que du Bonheur !

          ( Le degré de Folie qui mène à cette sauvagerie tout azimut, est proportionnelle à la démographie catastrophique )


          • Zolko Zolko 1er novembre 2022 13:13

            je me demande comment il marie les 2 concepts de « loi naturelle » et « dette ». En effet, dans la nature, il n’existe rien qui s’apparente à un prêt ou un crédit, ce sont des inventions sociales.

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