« Chirac », le documentaire de P. Rotman : un bulletin de santé de la démocratie française au pronostic réservé...
Un pays a les hommes politiques que la majorité de ses citoyens mérite. Est-ce un portrait du politicien Chirac ou celui de la démocratie française qu’a dressé le film de P. Rotman, diffusé les 23 et 24 octobre sur France 2 ? La carrière de cet homme politique donne, en effet, une assez bonne idée du régime où elle a pu se dérouler.
Les termes d’ « animal politique », de « fauve », de « jeune loup », de « vieux lion », de « tueur », dont il est fait usage à plaisir, avec souvent le sourire carnassier à la mâchoire, suffisent à montrer que « la clairière » de la démocratie française est bien envahie par « la jungle », et que si on veut la repousser vers l’extérieur, il y a fort à faire pour dégager le terrain.
Une longévité déraisonnable
- Le mal vient d’abord d’une longévité déraisonnable aux affaires, à divers postes de responsabilité jusqu’à la magistrature suprême. Ce n’est pas un trait original du personnage Chirac. D’autres rivalisent avec lui et même le battent, comme François Mitterrand avec plus de cinquante années : en 2007, J. Chirac ne sera jamais aux affaires que depuis quarante ans ; il lui reste donc de la marge ! Cet accaparement du pouvoir dans le temps reste tout de même une caractéristique morbide de la vie politique française. J. Chirac a commencé sa carrière sous de Gaulle et surtout Pompidou, au temps où Khrouchtchev et Brejnev dirigeaient l’URSS, Mao la Chine, Franco l’Espagne, Johnson les USA... Cette galerie de peintures dit à elle seule comme le personnel politique à l’étranger a changé, tandis qu’il demeurait quasi immuable en France.
- Cet accaparement du pouvoir dans le temps s’accompagne simultanément d’un accaparement du pouvoir dans l’espace : avant la modeste réglementation sur le cumul des mandats, J. Chirac a pu être à la fois, conseiller général, député, maire de Paris et président du RPR. Une telle concentration de pouvoirs oblige à déléguer ses pouvoirs à des commis dévoués à sa solde, car la journée n’a que vingt-quatre heures.
Le clientélisme
- Indéfiniment reconduits, d’autre part, ces mandats ouvrent immanquablement sur la constitution de clientèles, quand ils n’en sont pas déjà le produit. On retrouve le modèle romain du « patronus » (d’où vient le mot « patron ») entouré de ses « clientes » (qui donnera « clients ») : ceux-ci attendaient de leur patron chaque matin la sportule qui leur assurerait la subsistance quotidienne ; en retour, ils étaient à son service pour toutes ses œuvres, bonnes ou basses, qu’il pouvait leur confier. Pareillement, grâce aux subventions ou investissements auxquels il accède par ses fonctions, l’homme de pouvoir professionnel se constitue un réseau d’obligés qui, en échange, se mettent à son service. Patron et clients s’entretiennent donc les uns les autres pour durer le plus longtemps possible et traire la bête.
- À l’assaut de la Corrèze, sa terre d’élection, dès 1967, J. Chirac paraît avoir bénéficié d’abord de ressources originelles prodiguées par un industriel ami de sa famille, Marcel Dassault, étroitement dépendant des commandes de l’État pour la vente de ses avions. Puis, selon les places qu’il a occupées successivement, il a su tirer profit du budget de l’État en orientant par exemple divers investissements pour se gagner et se garder les électeurs.
- Le parti qu’il arrache aux vieux gaullistes, en 1976, essaime ensuite sur le territoire d’autres clientèles à la façon corrézienne autour de vassaux fidèles au suzerain.
- La prise de la Mairie de Paris en 1977 est la dernière marche avant la présidence de la République : elle devient le fief dont les ressources énormes sont exploitées méthodiquement : pierre angulaire d’une chasse à l’argent, les marchés publics et l’entente avec des entreprises, souvent obligées d’en passer par là, vont offrir une manne considérable, à en juger par les procédures ouvertes depuis une dizaine d’années et parfois refermées. Apparemment, même les « provisions de bouche » de la Mairie n’ont pas été dédaignées. Car un réseau de clientèle ne peut être tissé et surtout maintenu qu’avec de l’argent qui coule à flots. La clientèle ainsi constituée permettra de compter entre 15 et 18 % des suffrages, ce qui permet toutes les manœuvres.
- Enfin, comme il appartient au président de la République de nommer les titulaires d’un nombre considérable de postes de responsabilité, mieux vaut être de son camp pour y postuler. Une carrière de haut fonctionnaire dépend donc d’une allégeance plus ou moins explicite au président qui peut rester en place plus de dix ans. Comment prendre le risque de végéter tout ce temps sous peine de ruiner ses chances de faire carrière ? Le clientélisme trouve là son achèvement au plus haut niveau de l’État.
La corruption
- La corruption qui découle des pratiques du clientélisme ruine forcément le débat politique, puisque l’habileté consiste, en certains cas, à « mouiller » les concurrents et adversaires, par un partage léonin du magot entre les partis en présence, comme en Ile-de-France. Mais plus profondément, quelle famille politique pouvait rivaliser avec la richesse du RPR pour s’adresser aux électeurs, inondant le pays de tracts, d’affiches, de meetings ? Certains syndicats, de leur côté, ont accepté aussi de bénéficier de menus avantages. Il n’est rien que l’argent ne puisse acheter.
- Cette corruption ne paraît pas s’être limitée à une ponction méthodique de l’argent public. Il semble qu’on en soit venu à falsifier les listes électorales, du moins à Paris, à en croire un procès en cours, et à échanger des avantages en nature (logements, places dans les crèches) contre de bons votes assurés.
- De fil en aiguille, il a bien fallu ensuite se garder des possibles procédures judiciaires, engagées sur d’inévitables plaintes d’adversaires. Le patron a dû être protégé avant tout. Des subalternes ont été exposées aux sanctions judiciaires, car, il va de soi, le patron ne pouvait être au courant de toutes ces malversations : il n’en savait rien, et ne se posait aucune question sur l’origine des fonds qui tombaient sûrement du ciel. Des juges ont même été pris pour cibles. Certains, comme É. Halphen, en sont venus à démissionner d’écoeurement, comme l’explique son livre Sept ans de solitude (Éditions Denoël, 2002), sans que cela n’émeuve en rien le personnel politique, et pour cause !
- Après le Conseil constitutionnel se prononçant pour la compétence de la Haute Cour de Justice, en janvier 1999, la Cour de cassation, de son côté, en octobre 2001, s’est senti pousser des ailes d’ « assemblée nationale constituante » et a apporté sa petite contribution constitutionnelle en ajoutant une sorte d’appendice à la Constitution qui dresse un rempart protecteur définitif : la responsabilité pénale du président de la République est désormais suspendue pendant tout le temps de son mandat. Et l’exemple venant d’en haut, on peut se demander dans quelle mesure des magistrats, à tous les échelons des appareils juridictionnels, ont pu dans leurs fonctions résister à cette influence délétère, y compris dans les obscures affaires quotidiennes.
Les trahisons
La voie ainsi balisée, le patron y est allé à la godille de marche en marche, sans que rien ne l’arrête. On ne s’embarrasse d’aucun principe, puisque seul importe celui qui mène au pouvoir et « dégage le terrain » pour « avoir le champ libre », selon le mot de R. Barre. Un ami ou un allié gêne-t-il ? Il est éliminé de la course sans état d’âme.
- Lors de l’élection présidentielle de 1974, J. Chaban-Delmas, de la famille gaulliste, a été mis ainsi sur la touche par une sécession d’une quarantaine de parlementaires gaullistes conduite par J. Chirac au profit de l’adversaire V. Giscard d’Estaing.
- Sept ans plus tard, c’est au tour de celui-ci de faire les frais du soutien officieux apporté par J. Chirac et sa clientèle à F. Mitterrand ; V. Giscard d’Estaing le confirme dans le dernier tome de ses mémoires (Le pouvoir et la vie, Tome 3, "Choisir", Éditions Cie12).
- Sans doute a-t-il été misé sur un passage-éclair de la gauche au pouvoir, comme l’histoire l’enseignait. Malheureusement, on ne met pas au pouvoir un politicien comme Mitterrand pour quelques mois seulement. Le principe est : « J’y suis, j’y reste, surtout que j’ai mis du temps pour y parvenir ! » Il n’y a même plus de responsabilité politique à assumer en cas de défaite électorale en cours de mandat. L’alternance a été ainsi inaugurée. Et la transition a duré quatorze ans.
La démagogie
- On ne s’embarrasse pas non plus de convictions ni de vision sociétale qui suscite arguties stériles et divergences. Souvent démagogue varie, bien fol qui s’y fie. Longtemps homme-lige de J. Chirac jusqu’à sa défection en faveur d’É. Balladur en 1995, Ch. Pasqua a formulé sa méthode dans deux aphorismes qu’il affectionne : « Les promesses n’engagent que ceux qui y croient » et « La démocratie s’arrête là où commence la raison d’État ».
- Sauf exception - l’abolition de la peine de mort sous Mitterrand en 1981, la responsabilité de l’État dans la déportation des juifs de France, reconnue par J. Chirac en 1995 - seule importe l’opinion qu’aime entendre l’électeur. Un jour de 1978 on dénonce « le parti de l’étranger » - c’est-à-dire les partisans d’une construction politique européenne ; quelques années plus tard, en 1992, on se prononce pour cette construction en commençant par la monnaie unique. Entre 1986 et 1988, on donne dans l’ultra-libéralisme à la Thatcher, on supprime l’impôt sur les grandes fortunes ; quelques années plus tard, en 1995, on dénonce « la fracture sociale » pour attirer les gogos de gauche, car il s’agit de faire face au félon É. Balladur qui - trahissant son ami comme ce dernier ne s’est pas privé de lui en donner l’exemple dans le passé - se présente à la présidentielle et capte l’électorat de droite traditionnel. Mais, trêve de plaisanterie, trois mois plus tard, on retourne à une politique sérieuse de restriction budgétaire qui n’autorise pas de fantaisies sociales. On fait savoir encore qu’on est contre une dissolution de l’Assemblée nationale pour convenance personnelle, mais bientôt on est pour, et on l’ordonne en 1997.
- R. Barre parle de J. Chirac comme d’un « chevalier de l’opportunisme ». Edgar Faure, autre virtuose en la matière, répliquait : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent ! »
Plus qu’un portrait d’homme politique, le documentaire de P. Rotman livre un bulletin de santé de la démocratie française contemporaine, et le pronostic est réservé : accaparement des pouvoirs entre les mains de quelques-uns pendant des décennies, clientélisme stucturel, corruption, amoralisme, démagogie, à quoi on peut ajouter l’adoption discrète d’une loi liberticide, le 12 avril 2000, qui, vidant de son contenu la grande loi du 17 juillet 1978 sur l’accès aux documents administratifs, protège aujourd’hui les délateurs au détriment de leurs victimes : une police administrative a-t-elle besoin d’autre moyen pour exister ? Nul doute qu’une majorité de clients s’y retrouvent pour trouver « sympathique » - c’est le mot qui lui colle à la peau - l’homme qui incarne cette oligarchie : il est convivial, il boit de la bière ! Que peut faire d’autre un patron en compagnie de ses clients ? Comme l’a soutenu un penseur contemporain, supporter fervent, Johnny Halliday : « On a tous un petit peu de Jacques Chirac dans le cœur. » Ce dithyrambe est peut-être un peu excessif, car pour ceux qui croient encore à la construction patiente de la démocratie toujours recommencée, cet état des lieux de la démocratie française leur reste plutôt... sur le cœur. L’élection présidentielle de 2007 peut-elle y changer quelque chose ? Paul VILLACH
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