Clés pour comprendre après le 13 novembre 2015
Juste quelques clés, qui sont en dessous des exigences d’une connaissance universelle mais au dessus des opinions vulgaires, partisanes et tronquées qui circulent dans les médias et le Web. Ces clés ouvrent vers un essai à écrire. Et qui souhaite être édité. A bon entendeur !
(1) L’Histoire moderne se conçoit comme une série de séquences. Mais sans qu’on ne puisse établir des coupures nettes. Ces séquences s’imbriquent, se superposent et se composent en épousant le principe du fondu enchaîné. Ainsi, une séquence emprunte des traits et ressorts à la précédente tout en laissant des caractères anciens et en se nourrissant de tendances nouvelles nées du progrès social et des innovations techniques.
(2) La séquence actuelle se caractérise par son hyper-modernité et non pas une post-modernité ; elle remonte à assez loin dans le temps, vers 1520, avec dans le domaine de la pensée deux événements, la Réforme et la publication du Prince de Machiavel. Le Prince représente une Figure métaphysique, celle de la manipulation humaine, autrement dit de la technique de domination dont le principe est en place mais la réalisation globale loin de portée3. Le début de la modernité ne peut se comprendre sans une autre figure déterminante, celle de Paracelse, avec une médecine nouvelle et une alchimie qui tranche avec celle des temps médiévaux et notamment la médecine d’Avicenne. L’alchimie du 16ème siècle n’est pas une pré-chimie comme on l’entend souvent. Elle anticipe en fait toute la technique et la science moderne.
(3) Un autre moment important signe la modernité politique, la parution du Léviathan de Hobbes en 1651. Le droit n’est plus fondé sur l’autorité traditionnelle ou religieuse mais sous forme de pacte contracté par des hommes qui s’efforcent de passer d’un état de nature à un état de civilité. Seul moyen d’éviter le déchaînement des désirs et des passions destructrices. Le droit comme outil pour mettre fin à la violence et la vengeance. Le droit n’a pas permis d’éviter les guerres mais on doit signaler la parution de ce livre quelque peu après la fin de la guerre de trente ans. Sans oublier la fronde en France.
(4) Une séquence décisive s’est dessinée dans les années 1930. Elle a été bien comprise par Jünger dont l’étude sur la figure du Travailleur est l’un des écrits philosophiques majeurs du 20ème siècle. A peu près au même moment, Berdiaev décrit des phénomènes similaires en Russie soviétique avec une figure proche de celle du travailleur et qui se dessine sous les traits de la domination des précurseurs de la technocratie, grâce à la machine. Cette séquence historique des années 1930 est clairement perçue par un autre philosophe majeur, Heidegger, dont on retiendra le texte sur la technique qui complète parfaitement l’analyse anthropologique et métaphysique de Jünger.
(5) « Le monde de représentations dans lequel se mouvait l’Europe entre 1920 et 1930 n’était plus à la mesure de ce qui montait des profondeurs. Que va devenir une Europe qui veut construire sa communauté avec les accessoires de la décade qui a suivi la première guerre mondiale ? ». Ces phrases ont été prononcées par Heidegger en 1951. Voici comment transposer ces remarques pour la séquence actuelle : « les représentations et concepts valides pour le monde entre 1990 et 2000 ne sont plus à la mesure de ce qui est monté des profondeurs mais aussi ce qui s’est effrité depuis. Que va devenir un monde qui veut s’organiser comme communauté internationale avec les accessoires de la décade qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique ? ».
(6) Depuis 2000, une séquence nouvelle s’est dessinée mais elle est déterminée à la fois par la séquence initiée en 1930 et par des déterminations nouvelles liées aux technologies du numérique. La domination planétaire amorcée dans les années 1930 s’inscrivait dans le sillon de l’époque coloniale. Les années 1990 à 2015 sont placées dans le sillon de la domination technocratique de l’ère post-coloniale qui a suivi la fin de la guerre de 45. Et donc de la logistique antagoniste déterminée par la guerre froide. Sauf qu’un des deux blocs n’est plus, laissant la domination aux Etats-Unis désignés alors comme hyper puissance. La séquence a vu monter les mouvances islamistes. Les attentats successifs perpétrés la plupart contre les intérêts occidentaux ont masqué les manœuvres liées à la propagation d’un certain islam à partir d’un centre organisé en Arabie saoudite gravitant autour du wahhabisme.
(7) La séquence 2000 à 2015 est marquée aussi par l’effritement du droit et c’est le trait le plus saisissant et inquiétant. Un grand danger se profile. Le terrorisme ne connaît pas le droit, certes, mais les Etats sortent de plus en plus du droit pour mener des opérations de logistique avec notamment les drones américains. A noter l’effondrement du droit en Israël, avec la vengeance d’Etat pratiquée contre les Palestiniens sous diverses formes. Vengeance et punition. Les frappes sur l’Etat islamiques relèvent aussi de la vengeance bien qu’elles soient présentées sous forme de légitime logistique vivant à éradiquer le terrorisme. Le flux des migrants en Europe conduit également vers une situation où l’Etat de droit est menacé car le droit devient inopérant mais avec un processus distinct, relevant du compassionnel qui sert de prétexte à un passe-droit accordé à l’individu en souffrance. Un vieux schéma classique, le moralisme opposé au droit, ou plus moderne, la conviction opposée à la responsabilité (Weber). Quant à l’état d’urgence décrété en France après le 13 novembre 2015, il représente à la fois une mesure logistique et un symbole de l’effacement du droit dans les nations démocratiques. Par ailleurs, un nouvel ordre se met en place. Il est bureaucratique. Le bureaucrate est à l’ère technumérique ce que le technocrate fut à l’ère des complexes militaro-industriels et sa Figure métaphysique décrire par Jünger.
(8) Vengeance, ressentiments, peurs. L’émotionnel est de la partie lorsqu’il caractérise le devenir des populations dans les sociétés démocratiques. On n’a pas encore mesuré l’impact de la révolution numérique amorcée vers 1995 avec les jeux vidéo, les navigateurs sur le Web, les connexions, les forums, blogs et autres réseaux sociaux. On dirait une sorte de régression vers les zones limbiques activées artificiellement par les technologies de l’information. Cette nouvelle donne se traduit par des idéologies technocratiques parfois délirantes mais aussi des propagations d’émotions, sans oublier les émissions de télé réalité. Nous sommes passé de la galaxie Gutenberg à la nébuleuse Zuckerberg. Les réseaux sociaux alimentent les haines. Ce qui ne va pas dans le bon sens. J’ai moi-même pu constater la haine de certains anonymes à l’égard de textes qui n’ont autre finalité que de diffuser des théories nouvelles. Ce ne sont pas mes idées qui sont contestées mais carrément ma propre personne à qui finalement on reproche de vouloir exister en exprimant ses convictions scientifiques et métaphysiques. Autre tendance forte, l’accès à la compréhension du monde non plus par les écrivains, philosophes et autres analystes mais par les séries télévisées.
(9) Nous n’avons pas encore les outils pour penser l’ère technumérique. Juste des descriptions. Mais aussi des outils encore fort utiles, notamment les pensées sur la technique livrées par Jünger, Mumford, Heidegger, Ellul, Habermas, et quelques notes majeures en philosophie politique livrées par Voegelin ou Strauss, sans oublier les études sociologiques de Luhmann pour le volet systémique et Lasch pour le volet anthropologique.
(10) Retour sur l’inquiétante séquence de la vengeance. Peut-on dire qu’après 1992, le monde a été gagné par les affects, les émotions et notamment la vengeance ? Les statistiques sont souvent trompeuses. Elles semblent indiquer une baisse des morts dans les conflits. Néanmoins, la figure de la vengeance et du ressentiment n’a jamais été aussi présente dans les médias. Ainsi que dans les événements. Est-ce un tournant ? 1990 et les événements au Rwanda ou dans les Balkans. En France, les tensions intercommunautaires, les ressentiments contre le colonialisme et cette sentence qui fait froid dans le dos, prononcée le 7 janvier 2015 par un terroriste : on a vengé le prophète !
(11) L’effritement du surmoi est un élément propre à notre époque. Il a été cerné sous deux angles complémentaires. Je renvoie aux études de Habermas sur la technique comme idéologie et la perte de construction du sujet par un usage du langage qui ne se réduit pas à des questions pratiques mais génère du sens pour l’existence. Le narcissisme décrit par Lasch participe aussi de l’effritement du surmoi. Ce phénomène né dans les années 1970 aux Etats-Unis est certainement dû à la propagation des informations de masse. Quant au Web, il faudrait prendre la question en profondeur. On ne sait pas quelles sont les causalités. Le Web est-il le lieu où se dévoile cette « désintégration » du surmoi ou alors une instance qui facilite cette désintégration, à la fois parce que cette technique le permet et que des résonances et des échos renforcent le phénomène dès lors que les internautes se retrouvent sur les plates-formes d’échange. Ce phénomène de société mérite une analyse profonde avec des outils adéquats.
(12) Le Nomos de la terre, pour parler comme Carl Schmitt, indique une séquence marquée par l’efficacité contrastée du droit international pour organiser l’occupation de la planète par les ensembles humains constitués comme empires ou nation. La guerre de 14 a marqué une étape décisive. Le conflit est devenu planétaire, comme celui qui oppose maintenant les mouvances islamistes une alliance occidentale, Russie et Iran inclus. Bref, le Nomos montre ses limites, autant dans le conflit planétaire que dans un autre champ ne figurant par dans l’œuvre de Schmitt, celui du Nomos comme vecteur d’ordre social qui intériorisé, nous conduit au surmoi. Le mot de conclusion pour ces 12 notes, c’est qu’il est nécessaire de reprendre le lien avec le Logos. A suivre.
Car un danger nous menace. Il est plus profond que ne l’indique l’état du monde et ne se réduit pas à une question de police internationale et d’alliance contre quelques mouvances sectaires et totalitaires. La « dérive » de l’homme est en question. Vers quoi l’homme dérive-t-il ? Cette question est un appel à la pensée.
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