Concordance des temps
Je ne résiste pas à l’envie de vous faire ce cadeau, cet extrait des Cloches de Bâle d’Aragon, écrit en 1934. Pour situer les choses, nous sommes autour de 1910. Le lecteur sait que la guerre éclatera dans deux ans, que 1,4 million de Français et presque autant d’Allemands en crèveront, les tripes à l’air, pour la plupart entre 18 et 25 ans. Sans compter les autres venus d’ailleurs.
Les personnages sont comme suspendus dans la perspective de la guerre.
Paris, la montée des périls. L’heure est au patriotisme, à la revanche de
Sedan.
Dans les Balkans, au Maroc, on s’agite, on se tue.
Etre politiquement correct, c’est être un bon Français. Encore faut-il s’accorder sur cette définition. Etre bon Français, c’est espérer la guerre, pour l’honneur et pour les affaires (vendre des armes, des voitures, prêter à l’Etat pour participer à l’effort de guerre...). Ou c’est la refuser, c’est suivre Jaurès, c’est croire qu’il existe une raison supérieure à la raison nationale, celle des peuples, de l’humanité, de la lutte commune à tous les peuples pour une vie meilleure, une vraie justice sociale, etc.
Il y a la peur du socialisme, de l’anarchisme, des ouvriers... Tout ça est très confus, d’autant que l’Affaire Dreyfus n’est pas loin et que pour certains, la menace est surtout juive.
Et puis, il y a la peur des flics et des indics qui surveillent, de l’armée qui réprime, sauf le fameux 17e, qui fait exception à la règle.
Et puis il y a la presse de droite, catholique, d’extrême droite, tellement proche des milieux politiques, eux-mêmes tellement proches des milieux industriels. Et la presse de gauche, dreyfusarde, qui fait peur aux gens en place, aux chefs de bureaux, aux employés, aux ménagères, aux adorateurs de l’ordre établi. Pourvu que rien ne change !
Les personnages. Il y a Brunel. Un grand bourgeois, exactement comme il faut, qui fait des affaires avec les industriels de son temps, les banquiers. Qui, en fait tient sa fortune de son activité principale : l’usure. Ce faisant, il en conduit certains à la ruine, voire au suicide. C’est une sorte de Sofinco pour bourgeois. Cette activité, répréhensible, participe cependant d’un système. C’est une de ses basses œuvres, comme la vente d’armes, le trafic d’esclaves, la prostitution. La morale la réprouve, mais pas le portefeuille.
En fait, personne ne doit savoir ce que fait ce bon Brunel. Personne ne veut le savoir. D’autant que c’est un type charmant. Copain avec tout le monde à Paris.
Et puis un jour, le scandale éclate. Brunel est démasqué. L’un de ses débiteurs s’est suicidé, dans le salon des Brunel en plus. L’usurier devient infréquentable.
C’est ce que vient lui signifier Dorsch, général bien pensant, qui ne peut désormais plus lui conserver son amitié, du moins officiellement. Ce serait se compromettre.
Cet extrait reproduit l’entrevue entre les deux hommes, lorsque Dorsch, un peu merdeux, vient dire à Brunel qu’il doit cesser de le voir et d’entretenir des affaires avec lui. Dorsch explique à Brunel qu’il a appris ce que faisait ce dernier (l’usure). De surcroît, Brunel avait édité un tract pour faire sa pub vis-à-vis des jeunes saint-cyriens (jeunes gens de bonne famille qui font la fête et ont toujours besoin d’argent, notamment pour entretenir des putes et pour jouer), ce qui est très maladroit : on ne fait pas la pub d’une telle activité. En gros, passe qu’on fasse des saloperies. Le plus grave, c’est que ça se sache.
Voici donc ce dialogue :
« Alors mon pauvre Dorsch, ces choses-là vous scandalisent. Il y a pour vous des façons nobles de gagner de l’argent et des façons ignobles ? Non, ne répondez pas ; je sais ce que vous pensez, c’est effrayant que tout le monde puisse savoir ce que vous pensez. On l’a si bien deviné qu’on l’a écrit d’avance dans tous les manuels de morale puérile et honnête.
- Georges Brunel, vous être un homme cynique.
- Vous l’avez dit, mon général ! Mais prêter à la petite semaine, comme je le fais, en risquant toujours d’être volé, parce qu’on n’est pas protégé par la loi, et que les jeunes hgens de famille sont tous des cochons qui escomptent le cancer de papa, et qui considèrent ça comme une œuvre pie [pieuse], s’ils le peuvent, de me voler et de ne pas faire honneur à leur parole de merdeux, paraît que pour vous c’est moins reluisant que d’être banquier par exemple ! Je voudrais fichtre que vous me disiez où est la différence.
- Enfin pourtant...
- Pourtant quoi ? Cela fait près de quinze ans que je la cherche, la différence, et je ne la trouve pas. Et banquier, encore passe. Mais rentier, ça vous paraît naturel à vous qu’il y ait des rentiers ?
- Je ne comprends pas Brunel. Quel intérêt vous avez à assimiler les honnêtes gens à... à...
- L’intérêt serait clair. Mais ce n’est pas une question d’intérêt, c’est une question de fait. Quand j’ai dix, mille, vingt, trente mille francs chez moi qui ne doivent rien à personne... Remarquez qu’il y a des partageux qui prétendent que la propriété c’est le vol. Ça c’est une autre histoire. Avec eux, je discuterais avec des mitrailleuses. Mais avec vous, mon général, c’est bien différent, je ne voudrais pas vous blesser, mais on est entre soi... »
Le général eut un geste vague.
« Donc si j’ai des billets chez moi et qu’il me plaît de les investir dans une affaire constituée par un jeune homme qui a envie de payer des robes à une putain, et qui consent pour ça ou pour régler ses dettes de roulette à me signer une reconnaissance du double ou du triple payable sur un héritage qu’il prétend qu’il fera, et entendez-moi bien, il mentait, car il savait pertinemment que l’héritage devait aller à l’Académie française pour fonder un prix de vertu ! Ça c’est mon boulot, ou je marche, ou je ne marche pas. Mais au lieu de ça, si je prends la cote Desfossés, et que je me mets à me demander si je vais acheter des mines de perlinpinpin ou des usines de mords-moi-le-doigt, ou des actions de Monte-Carlo spéculant sur le trente-et-quarante qui est responsable d’une centaine de suicides par saison, ou des emprunts russes qui vivent du knout et de la Sibérie pour des milliers de maladroits, ou de la De Beers qui fait ouvrir le ventre des nègres pour y chercher les diamants qu’on ne trouve pas dans le caca, ou de Schneider dont je ne dis rien par respect pour l’armée, ou des valeurs anglaises qui vivent du trafic de l’opium, ou, tenez, des parts de l’affaire Wisner, de notre cher ami Wisner, qui a le record de la mortalité pour l’Europe dans ses ateliers d’automobiles, et qui y introduit déjà des méthodes américaines pour faire mieux ? Si je prête non plus à Pierre de Sabran mais aux Turcs pour massacrer les Grecs, ou aux Anglais pour mettre de l’Hindou en compote, ou aux Français, n’oublions pas les Français ! Pour se payer des vestes en peau de Marocain ? Alors je ne suis plus un usurier, je suis un rentier, je passe toucher mes coupons, je suis bien vu de mon concierge et, même mieux, si je fous assez de pèze dans une affaire quelconque qui intéresse le gouvernement de la République, on me donnera la Légion d’honneur au 14 juillet, et j’aurai le droit d’être enterré avec, derrière le convoi, de malheureux zèbres qu’on a pris pour deux ans dans les casernes, histoire de leur apprendre à défendre la bicyclette La Gauloise, le papier à cigarettes Job et le chocolat Meunier !
- Antimilitariste, par-dessus le
marché, arriva à souffler le général Dorsch.
- Quelle erreur, mon général !
L’armée est une institution bien trop utile aux usuriers pour que je sois
antimilitariste. Je ne vois aucun inconvénient à ce qu’on entretienne pendant
des années des bandes armées à ne faire que semblant de travailler, à
porter-armes et demi-tour à droite, et autres divertissements qui joignent
l’utile à l’agréable, pourvu que ces bandes avec leurs chefs et sous-chefs de
bande soient prêtes à me défendre, moi, mes opérations compliquées et mes taux
usuraires, comme elles défendront, le cas échéant, M. Peugeot, les frères
Izola, le patron du Chabanais et les établissements Dufayel. Les meneurs
ouvriers, les agitateurs, grévistes et autres grandes gueules, ont inventé de
nous traiter tous en bloc, vous comme moi, mon général, M. Lebaudy comme le
premier épicier venu, de parasites, et ils ont raison. Nous sommes tous des
parasites. Pourquoi ne pas l’avouer ? Il n’y a là rien qui me choque. En quoi
est-il mieux d’être la bête qui a des parasites, que le parasite sur le dos du
bétail ? Pour moi, je pense tout au contraire que c’est là ce qui s’appelle la
civilisation. Nous sommes arrivés à une époque de culture et de raffinement qui
nécessite une grande division du travail. Jadis, voyez, le commerce était méprisé,
il était interdit aux nobles. Tout cela a bien changé. Le parasitisme est une
forme supérieure de la sociabilité, et l’avenir est au parasitisme, le tout est
d’en inventer sans cesse des modalités nouvelles ! Je bois au parasitisme, et
vous me rendrez bien raison ! »
Le général Dorsch chercha un
geste élégant pour en sortir. Il prit donc le verre de fine Napoléon (que lui
tendait Brunel en faisant observer, que celui-là, Napoléon, avait été un
parasite de première grandeur) et, l’élevant, avec une certaine majesté, il
trouva enfin une formule :
« Je bois, dit-il, au
patriotisme !
- Là, s’écria Georges, c’est ce que je disais ! »
Evidemment, Aragon est de parti pris. Il parle des années 10 pour parler aussi des années 30. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il parle aussi des années 2000. Ce texte serait-il de toute éternité ?
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