Cour des Comptes : Pierre Moscovici, l’arroseur arrosé
« La Cour des Comptes a été créée par une loi du 16 septembre 1807. Napoléon Ier voulait en l’instituant poursuivre l’assainissement financier du pays. S’inspirant des chambres des comptes de l’Ancien Régime supprimées par la Révolution après parfois cinq cents ans d’existence, l’Empereur fonda une juridiction unique pour l’ensemble du territoire. »
Et le site officiel de la Cour des Comptes poursuit : « La Cour reçut deux missions : juger les comptes des comptables publics, ceux de l’État comme ceux des collectivités territoriales (sauf les petites) ; contrôler la gestion des ministres et des autres ordonnateurs, avec le devoir de dénoncer les abus et malversations qu’elle relevait lors de ses contrôles, mais à l’Empereur seulement. D’emblée, la Cour remplit ainsi une fonction juridictionnelle (elle rend des arrêts) et une fonction qui n’a pas ce caractère (elle adresse des observations). ». Installée depuis 1912 au Palais Cambon, dans le premier arrondissement de Paris, elle emploie 1 812 collaborateurs (magistrats et agents) répartis dans sept chambres et vingt-trois chambres régionales et territoriales, et gère un budget total de 232 millions d'euros.
Incontestablement, la Cour des Comptes est un corps qui est indispensable dans une démocratie moderne : avoir un gendarme financier pour dire attention quand les comptes de l'État sont au rouge (ce qui est le cas depuis une cinquantaine d'années) n'est pas superflu. Mais il y a les finances de l'État et, justement, il y a la démocratie, et depuis quelques années, la Cour des Comptes, à mon avis, et sans tomber dans une sorte d'anti-grand corps de l'État qui ne peut que profiter aux courants antiparlementaires classiques que la France connaît, la Cour des Comptes a un peu trop tendance à délivrer des leçons de gouvernance alors que ceux qui les professent n'ont qu'une légitimité technocratique, mais aucune légitimité démocratique.
Tous sont nommés, en effet, et c'est même l'un des grands corps qui accueillent les énarques lorsqu'ils sortent parmi les premiers du classement à la sortie de l'ENA. C'est le cas du socialiste Pierre Moscovici (66 ans), ancien Ministre des Affaires européennes de Lionel Jospin, ancien Ministre de l'Économie et des Finances de François Hollande, ancien commissaire européen, nommé Premier Président de la Cour des Comptes au conseil des ministres du 3 juin 2020 (après la première vague du covid-19), installé le 11 juin 2020 avec une robe particulièrement ridicule en velours noir avec hermine (mais c'est vrai que la France n'est pas la première dans le ridicule pour les tenues dans les cours, il y a d'autres pays encore plus "Ancien Régime").
Le Président Emmanuel Macron avait d'ailleurs eu du mal à se résoudre à le nommer après quatre mois d'interrègne (son prédécesseur, l'ancien député socialiste Didier Migaud, avait été nommé président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique). La nomination d'un politique n'est pas scandaleuse en elle-même. Ainsi, dans le passé, de nombreux Premiers Présidents de la Cour des Comptes "d'origine politique" ont été nommés : Didier Migaud (2010-2020), Philippe Séguin (2004-2010), Pierre Joxe (1993-2001), Pierre Arpaillange (1990-1993), André Chandernagor (1983-1990), etc.
Mosco, comme l'appelaient ses camarades socialistes, c'est un peu Fabius, mais en moins bien. Aussi crâne d'œuf, mais l'audace en moins (il n'a pas osé conquérir le parti socialiste, il n'a pas osé se présenter aux primaires socialistes pour les présidentielles, etc.). Bref, un éléphanteau du PS, un animal politique inachevé (il y en a des tas) qui a bifurqué, depuis près de dix ans, dans la seule gestion de sa carrière plus que dans le combat politique et dans la défense de ses convictions.
On ne lui reprochera pas d'avoir un regard critique de l'action gouvernementale puisque c'est le rôle intrinsèque de la Cour des Comptes d'être un observateur attentif des dérives des finances publiques. C'est heureux, car il faut toujours rappeler, surtout à ceux qui décident des dépenses, que cet argent public ne provient que d'une seule poche, la nôtre, celle des contribuables et uniquement celle-là. Des abus, des négligences, bref, il y a même des émissions de télévision consacrées à cela, la chasse aux gaspis, la chasse aux dépenses inutiles, mal conçues voire carrément à de la fraude plus ou moins réelle. Tant d'abus qu'il faut bien contrôler un peu tout cela. Mais on sait aussi, on l'a vu pour la gestion de la crise sanitaire, que réglementation et contrôle sont des freins à l'action et à l'efficacité. Il y a donc un équilibre entre les deux.
Pour autant, ne tenant sa légitimité qu'à ses diplômes et à sa nomination en conseil des ministres, le Premier Président de la Cour des Comptes n'a pas à inspirer l'action gouvernementale, sous peine de graves fautes d'ingérence. Il doit en effet rendre publiques ses observations, mais il ne doit pas, au contraire du Conseil d'État, donner des conseils de gouvernance sans sortir de son rôle qui n'est pas un rôle politique. Petites parenthèses : je ne cesse de rappeler que le seul acte réellement politique de n'importe quelle instance, d'un conseil municipal comme de l'État, c'est le vote du budget chaque année. La Cour des Comptes n'a pas à dire si les priorités données par le gouvernement sont pertinentes ou pas, c'est aux électeurs de le dire aux élections. En revanche, elle doit dire si, avec ces priorités, le gouvernement a su gérer correctement ou pas les deniers publics.
Les décideurs politiques (et plus généralement les opérationnels, y compris dans le privé) doivent en effet sans arrêt jongler entre plusieurs risques, soit on dépense et on investit, soit on se restreint et on ne vit plus, etc. Un choix est toujours politique, souvent entre plusieurs options insatisfaisantes, et pour les collectivités publiques, ce choix doit émaner du seul peuple. Pas de technocrates à haut valeur diplômante.
Par exemple, Pierre Moscovici est sorti de son rôle, à mon avis, quand il a estimé qu'il fallait arrêter la politique du "quoi qu'il en coûte" en raison de la crise sanitaire. Car un décideur, le gouvernement ici en l'occurrence, doit bien sûr rester sérieux avec les finances publiques (en principe, ne dépenser que ce qu'on gagne), mais il a aussi d'autres urgences politiques, en particulier la solidarité nationale qui est l'un des piliers de notre démocratie. C'est d'ailleurs ce pilier qui plombe nos comptes publics depuis un demi-siècle avec le début d'une crise systémique (premier choc pétrolier) et un chômage qui, pour l'instant, est resté d'une ampleur inédite. Le choix du seul comptable pourrait simplement proposer de renoncer à toutes les aides sociales, mais j'imagine la réaction des citoyens (on en a eu un aperçu avec les gilets jaunes). La politique du "quoi qu'il en coûte" a évité de nombreuses faillites d'entreprises et de nombreux nouveaux chômeurs et ceux qui en ont bénéficié l'ont bien compris, d'ailleurs (ce n'est pas pour rien qu'Emmanuel Macron a été réélu en 2022, certainement pas par un "front républicain" qui n'existe plus depuis longtemps dans l'esprit des électeurs).
On pourrait dire de la même manière que le point de vue de la Cour des Comptes sur l'appartenance de l'OTAN a peu de pertinence même si les éléments financiers sont intéressants à être pris en compte, car il s'agit d'une politique extérieure qui regarde avant tout les politiques : gouvernement, parlementaires et citoyens.
Plus généralement, la course à la réduction des dépenses publiques, l'optimisation des politiques publiques, la LOFL (loi organique n°2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances) qui a mis en place deux principes (la logique de performance et la transparence de l'information budgétaire), puis la RGPP (révision générale des politiques publiques) mise en place le 20 juin 2007 et complétée par la MAP (modernisation de l'action publique) le 18 décembre 2012, si elles étaient indispensables en raison d'une dérive financière couplée à la généralisation du clientélisme, ont eu des inconvénients magistraux qu'on a pu observer justement pendant la crise sanitaire : à force de faire des économies sur la santé (gestion des hôpitaux), sur l'éducation, sur l'armée (fin de conscription), sur la police, sur la justice, la nation a manqué de puissance régalienne. C'est d'ailleurs plus grave encore car dans les collectivités territoriales, c'est un effondrement des investissements qui est observé, avec des conséquences sur les bâtiments et les équipements publics. Et la Cour des Comptes, par ses incessantes recommandations, a favorisé cette situation.
Alors, certes, il ne s'agit pas de s'en réjouir, mais ce grand corps de l'État dont le but est de chercher la petite bête (parfois) pour justifier son rôle, vient d'être pris la main dans le sac, en flagrant délit de mauvaise performance de dépense de l'argent public, alors que Pierre Moscovici avait dit à "L'Opinion" du 11 juin 2020, pour sa première interview depuis son installation : « Mes deux boussoles seront la qualité de la dépense publique et la soutenabilité de la dette. ».
Un article de Sarah Brethes publié le 6 novembre 2023 dans Mediapart a semé la panique chez les hauts magistrats, avec ce titre très efficace, accrocheur et polémique : « Moscovici n'est pas au mieux sur la photo ? Un caprice à 10 000 euros ».
Mediapart a en effet découvert que dans le dernier rapport annuel de la Cour des Comptes, deux photos de Pierre Moscovici ne le mettaient pas en valeur et ont été remplacées par une (seule) autre photo, ce qui a eu pour conséquence que les 3 000 exemplaires du rapport ont été mis au pilon et autant ont été imprimés de nouveau avec la nouvelle version : « La première version montrait initialement Pierre Moscovici sur les toits de Paris, souriant mais le regard fatigué et les traits tirés. Dans la nouvelle version, il est à l'intérieur du palais Cambon, souriant toujours, mais plus fringant. ». Selon le site, les frais pour ce changement d'image auraient été de 10 000 euros, payés par les contribuables. Mediapart a bien insisté sur le fait que cela se passait « au sein d'une institution qui se pose justement en pourfendeuse de la mauvaise utilisation de l'argent public au sein de l'État ».
Plus objectif et factuel, l'article d'Amélie Ruhlmann publié le lendemain, 7 novembre 2023, dans "Le Figaro" sous le titre : « La Cour des Comptes a-t-elle dépensé 10 000 euros pour remplacer une photo de Pierre Moscovici ? », a apporté beaucoup de précisions, notamment en ayant recueilli préalablement la version de la Cour des Comptes.
Celle-ci a ainsi récusé toute intervention de Pierre Moscovici lui-même dans le changement des photos. Les deux photos ont été changées en une seule, d'une part, parce que deux rendaient le rapport trop personnel alors qu'il s'agissait d'une travail collectif, et d'autre part, parce que les photos n'étaient pas officielles (non institutionnelles et déformées). En outre, le rapport aurait été tiré sans qu'un bon à tirer n'eût été signé, ce qui est peu rigoureux pour l'instance suprême de la rigueur.
Cela dit, la dépense de 10 000 euros pour tirer 3 000 nouveaux exemplaires du rapport a bien été confirmée par la Cour des Comptes qui a toutefois complété en expliquant que cette dépense était puisée dans les économies réalisées sur le poste publication de l'instance, d'un budget de 30 000 euros. Il n'en demeure pas moins que ces 10 000 euros auraient pu être, eux aussi, économisés et utilisés plus utilement, comme la Cour des Comptes l'explique dans ses nombreux rapports lorsqu'il y a des erreurs de commises.
Par ailleurs, et à ma connaissance, ni Mediapart ni "Le Figaro" ne l'ont évoqué, il paraît étonnant qu'en 2023, un rapport soit encore tiré sur papier (glacé) à 3 000 exemplaires alors qu'il y a le feu à la planète et que le gouvernement s'arrache les cheveux pour combattre les bouleversements climatiques. À l'ère du numérique, ne serait-il pas plus pertinent d'envoyer juste le lien Internet du fichier .pdf à leurs interlocuteurs institutionnels plutôt que de zigouiller des forêts entières ?
Alors, oui, cette somme est très faible par rapport au budget total. Oui, tout le monde a droit à l'erreur. Oui encore, un rapport annuel est un outil de communication essentiel qu'il faut réaliser avec le plus grand soin. Mais quand même ! Cet incident de l'arroseur arrosé est donc un petite leçon à un donneur de leçons qui devrait inspirer dans ses futurs rapports un peu plus d'humilité dans les observations ou recommandations.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (12 novembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La Cour des Comptes en émoi.
Pierre Moscovici, l'arroseur arrosé.
Pierre Moscovici à la tête de la Cour des Comptes.
Débat Bruno Le Maire vs Pierre Moscovici le 14 novembre 2011 sur France 2.
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