De l’utilité d’un groupe « France Insoumise » au parlement
La France Insoumise face à un double front national : Le Pen et Macron
« Contre la possibilité du communisme, contre toute possibilité de bonheur, se dresse une hydre à deux têtes. Sur la scène publique, elles affectent d’être chacune l’ennemie jurée de l’autre. D’un côté, il y a le programme de restauration fascisante de l’unité, de l’autre il y a la puissance mondiale des marchands d’infrastructure – Google autant que Vinci, Amazon que Veolia, etc. Ceux qui croient que c’est ou bien l’une ou bien l’autre, auront les deux. Car les grands bâtisseurs d’infrastructure ont les moyens de ce dont les fascistes n’ont que le discours folklorique.
[…] la fragmentation symbolique du monde ouvre l’espace de son unification concrète ; la ségrégation ne s’oppose pas à la mise en réseau, elle lui donne au contraire sa raison d’être. »
Comité invisible, Maintenant, La Fabrique éditions, 2017, p. 45-46.
Le 22 avril au soir du premier tour de l'élection présidentielle de 2017, le candidat de la France Insoumise remet à plus tard sa consigne de vote et déclare être autant opposé à Emmanuel Macron qu'à Marine Le Pen :
« Bien sûr, d'ici là, médiacrates et oligarques jubilent. Rien n'est si beau pour eux qu'un second tour entre deux candidats qui approuvent et veulent prolonger, les deux, les institutions actuelles, qui n'expriment aucune prise de conscience écologique ni sur le péril qui pèse sur la civilisation humaine, et qui, les deux, comptent s'en prendre, une fois de plus, aux acquis sociaux les plus élémentaires du pays. »
Trop contents de son élimination, les grands médias ont sans grandes difficultés gommer cette mise à équivalence entre Macron et Marine Le Pen, et ils ont pu répandre l'opinion que Mélenchon n'est qu'un fourrier du national-socialisme, au même titre qu'un Dupont-Aignan ou qu'un Philippe de Villiers, si ce n'est pire. Ce qui est très risible, puisqu'une bonne partie de la population immigrée ainsi que celle d'Outre-mer a donné beaucoup de voix à la France Insoumise.
Et ceux qui s'estiment « cocufiés », à l'instar de Laurent Ruquier, de Grand Corps Malade, de Stéphane Guillon et d'autres, n'ont qu'à s'en vouloir à eux-mêmes, puisque Jean-Luc Mélenchon avait prévenu dès le début de sa campagne qu'il concevait la France Insoumise en tant que mouvement et non comme un parti qui suit à la lettre les instructions du leader. Certes, Mélenchon tient à une certaine rigueur de l'organisation, mais plus en vue assurer l'unité intrinsèque de son identité et de son programme idéologiques, que de centraliser l'ensemble des actions à mener et de s'imposer au milieu du champ social des intervenants. La France Insoumise n'est pas conçue comme étant un parti de gouvernement classique qui fait de l'État l'unique représentation des aspirations populaires.
Les soupçons de despotisme qui accablent Mélenchon ne seront jamais à la hauteur de l'unanimisme dithyrambique des grands médias en faveur de Macron lors de son élection. Le contraste est si fort dans le traitement médiatique que les nuances apparaissent enfin pour ce qu'elles sont : des antagonismes irréductibles que bientôt la classe médiatique aura la charge de réduire au silence.
Qu'importe. Pour la caste médiatico-politique il n'y a que l'obéissance aux puissances de l'argent qui prémunisse de ses accusations de flirter avec le national-populisme. Pour tout leader politique qui montre patte blanche envers les puissances financières, libre à lui ensuite de proférer des grands discours démagogiques sur le patriotisme économique, la compétitivité nationale et la grandeur des forces militaires. L'industrie médiatique abonde dans le sens du constat désespéré du philosophe Adorno dans Dialectique négative en 1966 : « Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures ». La réduction à une position fasciste de tout ce qui s'oppose un tant soit peu à la domination sans limites du capital renforce bien cette négation de la contradiction, faite pour empêcher la négation de la négation : celle d'une alternative positive au productivisme totalitaire dominant, soi-disant démocratique, ouvert et humaniste.
Une nouvelle fois, la gauche radicale (la gauche normale, en fait) se retrouve à faire le funambule sur une ligne de crête très élevée et dangereuse, depuis laquelle elle est bien obligée d'aller à la fois sur le terrain de l'extrême-droite pour combattre son idéologie et sur celui des dominants qui exploitent cette même idéologie pour étouffer les contestations. Ce type de cheminement a toujours été périlleux pour la gauche et bien souvent la social-démocratie explose en vol quand elle essaye de faire des compromis sur les deux côtés en même temps, comme François Hollande essaya de le faire en proposant une réforme libérale du code du travail, juste après avoir tenté de réformer la déchéance de la nationalité, à laquelle même Emmanuel Macron déclara sa réticence.
Dans les moments historiques où la gauche est à la fois encerclée par la domination implacable de l'argent et l'expansion de la violence ethnique, encouragée de manière consciente ou inconsciente par les classes dominantes et leurs affidés, il ne reste plus qu'une seule stratégie défensive pour lui assurer le maximum de viabilité un minimum conceptuelle : la lutte des classes.
En dehors de se laisser dépérir lentement ou de collaborer avec les forces oppressives, dans son essence il n'existe que cette stratégie pour être de gauche. Et nier ce principe conduit nécessairement à préférer exclusivement toute forme d'union sacrée, abstraite et coupée du monde, choisie en fonction de la seule proximité culturelle, parmi différentes représentations disponibles, comme l'Occident, l'Europe, la civilisation moderne, la France, etc. En réalité, les gouvernements de gauche sous la Cinquième République ont toujours fini par se rabattre sur la sacralisation d'une union nationale imaginaire et ethnocentrée (comme lors de la réforme sur la déchéance de nationalité), en délaissant le discours internationaliste de la lutte des classes et contre l'oligarchie mondiale, inspiré par une conception humaniste de l'histoire.
C'était en cela que le message de Jean-Luc Mélenchon a délivré une forme de violence, parce qu'il cherche à croiser la lutte des classes avec la défense simultanée de toutes les communautés politiques face aux oligarques du monde entier, sans faire de préférence exclusive pour un sous-ensemble régional donné, selon des critères de géographie ethno-culturelle, comme le fait si souvent la droite. La France des Insoumis s'identifie aussi bien à la Communauté internationale qu'à l'Europe ou qu'à n'importe quelle communauté politique pour peu qu'elle soit encline à l'ouverture. La défense de la nation française ne l'intéresse que dans la mesure où elle développe un progrès général humain, et pas uniquement un profit égoïste au détriment du reste. Et c'est sur ce point que se révèle l'opposition irréductible entre la France Insoumise et la totalité du projet du Front National, qui utilise la préférence nationale comme un développement autosuffisant, n'étant pas articulé avec un « intérêt général humain », mais plutôt avec un monde atrophié où les partenaires extérieurs ne servent que de faire-valoir et sont assujettis à une cause nationale unique. Rappelons quand même que cette vision du monde francocentrée est largement entretenue par la fiction de l'homme providentiel qui est à la Cinquième République ce que le prophète est à une religion.
Voilà pourquoi le leader de la France Insoumise a fini par cesser de faire la comédie du Front Républicain. Car comment le Front républicain se définirait-il autrement que d'être une réplique du front national dans un plus grand format ? Car qui peut dire que la République et la nation soient deux choses distinctes en France, étant donné que sa Constitution dispose qu'elle soit une et indivisible ?
Alors la France Insoumise se trouve face à un double front national : celui des Le Pen et le front national-républicain du centralisme marchéiste du président Macron. Seule face à ce grand front allant de l'extrême-droite au centre-gauche, qui s'acharne à défendre la monarchie présidentielle, la France Insoumise compte bien faire preuve de sa singularité au milieu de cet unanimisme autosatisfait de cette vieille France accrochée à ses privilèges. Il nous revient à tous, citoyens français, par le vote et par l'action collective, de soutenir la force parlementaire de la France Insoumise, pour que les classes populaires fassent aussi entendre leurs voix parmi les cercles du pouvoir institutionnel. Condition non suffisante, mais quand même indispensable, pour relayer dans l'opinion publique une alternative aux réformes politiques menées depuis une dizaine d'années, sous la houlette de la technocratie européenne.
Aidez-nous à combattre à la fois La République En Marche du président Macron et le Front national de Marine Le Pen ! Votez avec le bulletin France Insoumise les dimanches 11 et 18 juin prochains ! Ne ratez pas ce dernier rendez-vous électoral qui, normalement, ne se représentera pas avant longtemps !
La France Insoumise comme chamboule-tout des forces traditionnelles de gauche. Feu sur les PS, PRG, PCF, Verts, et le reste !
Reprenons le fil donné par le Comité invisible dans Maintenant, pour éclairer les problèmes que rencontre la gauche française actuelle. Les participants du Comité invisible sont des anarchistes qui ne soutiennent en aucun cas les candidats de la France Insoumise et qualifient Jean-Luc Mélenchon comme un de ces « grands rabatteurs d’extrême gauche, les sénateurs façon Troisième République qui se prennent pour Fidel Castro » (p. 28-29).
Il y aurait une quantité infinie de conclusions à tirer de cette critique qui évoque tant de moments historiques de la gauche, d'espoirs révolutionnaires déçus, de compromissions d'appareil et de grandes trahisons. Le Comité invisible moque pareillement la gauche radicale institutionnelle telle que Podemos en Espagne et Syriza en Grèce, qu'il voie comme les remorqueurs d'un pouvoir dominant à l'agonie, qu'ils chercheraient à perpétuer grâce à une nostalgie boréale du Grand Soir infini.
Vu les expériences de ces dernières années, il est difficile de briser ce constat amer. Sauf que bon nombre de militants d'extrême-gauche font comme si les énormes masses mobilisées par la droite n'existaient pas et n'emportaient pas avec elles bon nombre de leurs présuppositions. Parce qu'il est à la fois bien dommage et quand même bien heureux que les identités politiques ne soient pas marquées au fer rouge de la pureté dialectique. Après tout, les gens de droite ont quand même le droit d'être entendus, quitte à répéter inlassablement les malentendus. Pour ma part, l'histoire est aussi cyclique et n'est pas simplement hegelo-marxienne, quand bien même le capitalisme mondialisé toucherait à sa fin et évolue dans une anarchie toute féodale.
En suivant cette interprétation et en l'accordant avec les discours des forces conservatrices de gauche, la France Insoumise serait l'expression d'une double imposture. Du côté droite par les sociaux-démocrates et leurs alliés (PS, PRG, Verts et PCF), l'accusant de faire le jeu du Front National et de défaire une pseudo unité de la gauche qui s'avère en réalité un cartel de partis qui s'estiment propriétaires de leurs différentes clientèles électorales. Du côté gauche par les anarcho-syndicalo-communistes (NPA, Lutte Ouvrière, et tout anarchiste qui se respecte), la critiquant de récupérer leur propre discours afin de dépoussiérer une social-démocratie républicaine décatie, pour uniquement briguer des sièges et collaborer avec le système.
Pour ne rien changer aux habitudes, il est assuré que l’union de la gauche se fait toujours au prix de sa division, et dès qu’un porte-parole un peu bruyant ose monter sur une estrade et appeler au rassemblement, d'autres invitent les masses populaires à procéder à sa redescente immédiate. Que leurs noms soient Danton, Robespierre, Gambetta, Jaurès, Clemenceau, Blum, Thorez, Mendès, Mollet, Mitterrand, Rocard, Jospin, Hollande ou Mélenchon, le choix entre les différentes stratégies, qu'elles soient bourgeoises ou populaires, ne modifie aucunement cet impératif de gauche qui est de couper le tête d’un chef qui se voudrait un peu trop hégémonique.
La gauche ne doit pas être obsédée par le gouvernement et les indispensables règlements de compte personnels nécessaires à sa formation, voilà une première sentence à retenir de toutes ces expériences. Mais rassembler un petit groupe parlementaire plein de dynamisme et d'idées novatrices, est-ce trop demander et totalement dépourvu d'intérêt quand bien même les anciennes chapelles de gauche seraient à la fois trop fières d'elles-mêmes et indignées par les autres pour gouverner ensemble ? Il est quand même nécessaire de prendre en compte tous ceux qui sont dépolitisés, qui n'ont aucune idée précise de ce que représente la domination sans bornes du capitalisme, et comment elle s'exerce de façon indicible dans la vie quotidienne, alors que chaque jour ils s'en plaignent. Dans les conditions actuelles où se trouve la gauche anticapitaliste, la présence d'un dispositif de propagande qui s'adresse aux masses ne me semble pas superfétatoire. Il peut s'avérer finalement inutile du point de vue de l'action politique, mais une information fiable sur les réseaux de pouvoir reste nécessaire pour tous les agents qui participent de près ou de loin au mouvement communiste. Car même les conditions pour assurer la fiabilité des informations ne sont pas garanties et il serait dommageable de précipiter l'arrivée d'une ère de méfiance paranoïaque généralisée.
L’unité du camp humaniste n’est pas possible dans le cadre restreint qu’offre la représentation gouvernementale puisque sa vocation est de faire surgir une élévation à partir de la base, sans y apposer des contraintes. Au mieux, un gouvernement dit « de gauche » se limite à encourager et à proposer éventuellement de nouvelles formes pour transformer les anciens cadres sociaux, avec concertation et sans les imposer de force. Dans ce cas, le gouvernement est un réformateur et un accompagnateur, et s’interdit d’être un tuteur. Et les gouvernements révolutionnaires finissent souvent dans le guerre civile. La France Insoumise n'est pas une mouvance radicale à l'ancienne, qui propose de faire table rase du passé.
D'un autre côté, les habitudes liées au fonctionnement du vieil État social, dont les premières pierres ont été posées à la fin du dix-neuvième siècle, ont la vie dure. Pétries de paternalisme et de conceptions messianiques post-chrétiennes, la théologie laïque du gouvernement social-républicain est de plus en plus déphasée avec le mode de vie contemporain. C’est à ce moment que les dynamiteurs des anciens partis politiques dominants sont arrivés en scène : Marine Le Pen, Macron et Mélenchon.
Cependant, ces trois nouveaux trublions proposent une reconfiguration de la carte politique afin de mieux transmettre la partie de l’héritage qui correspondent aux attentes de leurs électeurs respectifs. Pour Marine Le Pen, c’est la France rurale et son ancien empire colonial, telle qu’ils existaient avant le dernier exode rural et la décolonisation des années 1960-1970, comme les a connus son père Jean-Marie Le Pen. La France d'Emmanuel Macron est celle des grandes et des moyennes entreprises, colbertiste et libérale à la fois, déterrant malgré lui une vieille tradition centralisatrice de l’État français, en lui ajoutant des formules vagues sur un modèle de société nouvelle qui rappellent le centre droit des années 1970 et le centre gauche des années 1980, qui voulaient organiser en France une économie sociale de marché selon le modèle ouest-allemand. Paradoxalement, Mélenchon reprend lui aussi cet héritage de l’État centralisateur, mais en le modernisant dans un nouveau régime parlementaire avec plus de démocratie participative, tout en préservant l’intégrité de l’État social construit depuis la Troisième République.
Et c’est là où le bat blesse. Les divers courants de la gauche ne se sont jamais accordés pour donner une interprétation commune du testament : celui de la France en tant qu’État-nation indépendant avant la défaite de 1940. Impossible pour la gauche en 1945, grisée par la demi-victoire de la Résistance, offerte par les Alliés. Puis lors de la chute de l'empire colonial et des premiers traités européens, la droite donna sa réponse en 1958 : celle de l'homme providentiel qui incarne à lui seul la nation et qui la fait revivre à chacun de ses plébiscites. Le résultat actuel en est la présidence hyper-communicante et « storytellée », installée depuis Nicolas Sarkozy et continuée par ses successeurs. Il n'est donc pas étonnant que même un dirigeant de centre gauche tel que François Hollande n'arrive pas à habiter ce cadre monarchique. Et la forme de communication n'est pas une question subsidiaire en politique, elle est en relation avec le fond et elle détermine largement l'organisation des pouvoirs publics.
Quelle forme la gauche française pourrait-elle s'inventer, dans une situation post-nationale d'une France absorbée par les institutions européennes et une mondialisation intégrale des échanges ?
Il est clair que la Cinquième République, avec son pouvoir très personnalisé et son culte du chef permanent, ne lui donnera jamais les moyens d'élaborer une forme qui lui conviendrait. François Mitterrand donna l'illusion qu'au sein de ce régime une véritable alternative soit possible, alors qu'il a davantage réussi à transmettre l'héritage de la gauche des Troisième et Quatrième républiques (SFIO, Parti radical et PCF) dans le coeur du fonctionnement de l'État gaullien, plus de 22 ans après sa fondation, ce qui reste un travail exceptionnel. Mais n'étant pas lui-même « un enfant » de la gauche, et peu adepte des courants post soixante-huitards (qu'ils soient réformateurs, révolutionnaires, écologiques ou spirituels) qui ont pourtant assuré toutes les victoires du Parti Socialiste depuis 1981, il ne pouvait pas être au centre ou même à la périphérie d'une nouvelle formulation politique de la gauche, qui transforme le régime présidentiel au point de s'accorder à toutes ses composantes idéologiques. Le gaullisme survivra toujours plus longtemps que le mitterrandisme...
Un autre renouvellement grâce à une autre alternative est encore possible, il suffit en premier lieu de dégager toutes les vieilles structures de la gauche héritées du vingtième-siècle et de transformer en profondeur, et même d'en renverser une partie, les institutions de la République, au profit d'un nouvel humanisme social, écologique et internationaliste.
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