De plus en plus d’arrestations en Algérie : détenus d’opinion ou otages politiques ?
Tout faire pour torpiller le processus révolutionnaire en cours, tout faire pour se maintenir en place, tenter le tout pour le tout, à n’importe quel prix et à n’importe quel mépris, voilà à quoi se réduit la stratégie du pouvoir algérien.
Le régime algérien s’enfonce dans l’illégalité constitutionnelle et cède à la tentation autoritaire. Afin de préserver son territoire, l’armée instrumentalise de plus en plus les institutions de l’Etat, à commencer par l’appareil judiciaire. Sous prétexte de lutte contre la corruption, plusieurs personnalités proches du président déchu, Abdelaziz Bouteflika, ont été sacrifiées pour amadouer l’opinion publique et sauver la façade de l’establishment.
Désormais, les arrestations ne concernent plus les anciens hommes du sérail, mais aussi les manifestants qui osent réclamer le départ de TOUT le système et l’assainissement TOTAL de la scène politique. A ce jour, il existe plusieurs dizaines[1] de détenus politiques arrêtés pour avoir brandi publiquement le drapeau amazigh ou tenu des propos hostiles au régime en place. Ces arrestations relèvent d’une stratégie qui consiste à affaiblir coûte que coûte le mouvement populaire qui se poursuit dans la détermination et la lucidité depuis le 22 février 2019.
Dans ses discours comme dans ses actions, le chef d’Etat-major de l’armée, le général Ahmed Gaïd Salah, se comporte comme un chef d’Etat[2], se permettant à chaque fois de fustiger ses opposants et de diaboliser ceux qui pensent autrement. Toutes les arrestations ont ainsi été opérées sur ordre du général. Pire encore, tous les détenus sont, malgré l’ambigüité inquiétante d’une telle opération, maintenus en prison sous sa pression trop étouffante. Le point de départ de cette chasse à l’homme date du 19 juin dernier, à la suite de son discours prononcé en 3e Région militaire à Béchar :
« Des ordres et des instructions fermes ont été donnés aux forces de sécurité afin de faire respecter strictement les lois en vigueur et de faire face aux individus qui essaient d’atteindre à nouveau aux sentiments des Algériens »[3]
Les questions qui se posent sont les suivantes : Au nom de quelle logique républicaine un militaire peut-il donner des ordres à un corps de sécurité qui n’appartient pas à son département ? De quelles lois parle-t-il ici au juste, sachant qu’il n’est pas représentant de la justice ? Dans quel registre légal s’inscrit « l’atteinte aux sentiments » ?
Quelques jours plus tard, le 10 juillet plus exactement, le chef du commandement militaire a sévèrement tranché sur le sort de ces détenus, en les accusant ouvertement et violemment d’être des infiltrés à la solde d’officines occultes :
« Ceux-là ne sont pas les enfants de ce peuple et ne savent guère sa vraie valeur, ni ses principes ou le degré de son attachement à son histoire nationale. C’est là la mentalité des corrupteurs, car un esprit impur génère une opinion impure et altérée, un comportement vicié et une attitude immorale »[4]
Le 8 août, le général a affirmé encore une fois que les personnes arrêtées au cours de ces dernières semaines « ne sont pas des prisonniers politiques »[5]. D’une certaine façon, ces détenus ne sont ni plus ni moins que des otages. Des otages destinés à servir, le moment venu, de chair à canon dans une contre-révolution longuement discutée dans les coulisses et progressivement mise en œuvre sur le terrain. Le Panel de Karim Younes a d’ailleurs tenté d’utiliser cette carte pour faire passer, en vain, l’idée de dialogue national[6], oubliant que la libération de l’Algérie tout entière est plus urgente et plus prioritaire que celle de n’importe quel détenu d’opinion.
Deux types d’accusation
D’après les avocats en charge de les défendre[7], les dossiers des détenus sont vides du point de vue strictement juridique. Leur arrestation et leur mise en détention rentreraient dans le cadre de l’abus de pouvoir. Ce qui témoigne, une fois de plus, de l’immaturité de la justice algérienne et son incapacité à échapper à l’instrumentalisation politique dont elle fait l’objet.
Les porteurs du drapeau amazigh sont principalement accusés d’ « atteinte à l’unité nationale ». Conformément à l’article 79 du code pénal, cela constitue un grave délit passible de 10 ans d’emprisonnement assortis d’une amende allant de 3000 à 70 000 DA. Les lourdes charges retenues contre ces détenus n’ont d’autre explication que l’acharnement du pouvoir actuel à étouffer tous les foyers de la contestation, y compris ceux qui reposent sur la valorisation des symboles identitaires et culturels les plus inoffensifs. Les décideurs du pays oublient qu’en faisant du tort à des citoyens pacifiques, ils ne font qu’exacerber les tensions et radicaliser les revendications du mouvement populaire. Si par contre ils pensent qu’il s’agit là juste d’un moyen pour neutraliser les uns et décourager les autres, c’est qu’ils n’ont rien compris à la finalité de ce soulèvement qui réclame depuis des mois un Etat de droit et de libertés. En pareilles circonstances, il n’est pas si dramatique de faire fausse route, le plus grave est de persister dans l’erreur. Quand le fond est atteint, soit on remonte, ce qui est positif, soit on continue de creuser. Visiblement, le régime en place a choisi de creuser encore et encore, quitte à s’en prendre à la population et mettre en danger la stabilité du pays.
D’autres détenus, qui se sont fait remarquer par leur discours hostile à la feuille de route imposée par les généraux au pouvoir, ont subi, eux aussi, des représailles dignes d’un cauchemar. La république bananière instaurée par Bouteflika durant ses vingt ans de règne a évolué en si peu de temps vers une dictature en bonne et due forme. La mitraillette et la casquette sont désormais les nouveaux symboles de l’Algérie.
Personnalité historique de premier ordre, Lakhdar Bouregaa, 86 ans, se trouve en prison depuis le 30 juin pour avoir dénoncé publiquement les agissements douteux des autorités militaires. Il est poursuivi pour « outrage à corps constitué et atteinte au moral de l’armée ». Arrêté le 11 septembre dans les mêmes conditions que son aîné, c’est-à-dire sans décision de la justice et sans convocation de la police judiciaire, l’ex-premier secrétaire du FFS et l’actuel porte-parole de l’UDS, Karim Tabbou, vient d’allonger la liste des détenus politiques. Il est, lui aussi, accusé, en vertu de l’article 75 du code pénal, d’ « atteinte au moral de l’armée »[8]. Jusque-là, personne ne soupçonnait à quel point le moral des troupes était si fragile. En quelque sorte, ces chefs d’inculpation ont mis à nu la nature vulnérable du colosse aux pieds d’argile qu’est le régime algérien.
Les arrestations s’accélèrent après l’annonce de la date des élections présidentielles[9] par le chef d’Etat intérimaire, Abdelkader Bensalah, et ciblent de plus en plus les éléments les plus visibles et les plus actifs du mouvement populaire. Après l’interpellation de Lakhdar Bouregaa et de Karim Tabbou, c’est au tour de Samir Belarbi et de Fodil Boumala de se faire arrêter, le 16 septembre pour l’un et le 18 pour l’autre, à cause de leurs activités militantes en faveur de la démocratie. Et la liste des candidats à l’incarcération reste ouverte…
Dépourvus d’arguments solides et de légitimité populaire, les tenants du pouvoir mènent des opérations de répression sans fondement légal aucun. Ils cherchent à imposer un scrutin dans des conditions opaques, défavorables à l’émergence d’un président porteur d’un réel projet politique. La dérive autoritaire est là. Le plus grand risque est que la situation bascule dans le chaos.
De dérive en dérive
Le pouvoir en place nourrit des intentions malsaines à l’égard du mouvement populaire. Il y voit une menace sérieuse à sa survie. Se croyant le maître du jeu, le chef d’Etat-major continue de narguer les masses contestataires. N’ayant pas réussi à diviser les rangs du Hirak, il cherche désormais à l’étouffer, le phagocyter, le juguler et le décapiter par tous les moyens. Chacun de ses discours s’apparente à une déclaration de guerre. Dans sa sortie du 18 septembre en 6e Région militaire, il a explicitement ordonné d’interpeller et d’arrêter tout ce qui bouge sur la voie publique, pas uniquement les personnes mais aussi les véhicules qui se dirigent vers Alger chaque vendredi à l’occasion des manifestations hebdomadaires qui s’y tiennent.
« A ce effet, j’ai donné des instruction à la Gendarmerie nationale pour faire face avec fermeté à ces agissements [manifestations], à travers l’application rigoureuse des réglementations en vigueur, y compris l’interpellation des véhicules et des autocars utilisés à ces fins, en les saisissant et en imposant des amendes à leurs propriétaires »[10]
Un discours époustouflant ! Des menaces qui font froid dans le dos ! Depuis quand la violation de la liberté de circulation constitue-t-elle un acte légitime ? Depuis quand est-il permis que des citoyens se fassent inquiéter chez eux, dans leur propre pays ? L’Algérie n’est-elle pas une et indivisible ? La ville d’Alger n’est-elle pas la capitale de tous les Algériens ?
En plus de leur gravité, les propos du général s’opposent même à la Constitution dont il évoque constamment les mérites. L’article 55 garantit à tout citoyen le droit de « circuler librement sur le territoire national »[11]. Ni lui ni personne d’autre ne sont habilités à décréter l’état de siège juste pour empêcher des manifestants pacifiques de s’exprimer librement dans l’espace public.
Le pire est à craindre
Personne ne sait rien du sort de l’ensemble des prisonniers politiques, pas même leurs avocats. Leur séjour en prison se prolonge, leurs familles s’inquiètent et leurs concitoyens s’impatientent. Personne non plus ne comprend à quoi servent réellement les restrictions qui touchent les libertés fondamentales d’expression et de circulation. Il est toutefois clair que la démarche adoptée par le régime en place va à l’encontre des aspirations populaires. Sinon comment expliquer toute cette répression qui prend de l’ampleur jour après jour ?
Faute de transition réelle et apaisée, le projet démocratique tant rêvé par les Algériens risque de tomber à l’eau. Les Nations ne se construisent pas sur la base de l’hégémonie et de l’usurpation de la souveraineté citoyenne. Forcer les choses de quelque manière que ce soit ne fera que créer davantage de résistances et de clivages. Décidemment, Bouteflika n’est sorti par la petite porte le 2 avril dernier que pour permettre à des apprentis dictateurs de s’imposer envers et contre tous.
[6] https://www.tsaalgerie.com/entretien-avec-karim-youes-le-changement-de-gouvernement-est-une-exigence-de-tous/
[7] https://www.elxatan.com/edition/actualite/affaires-bouregaa-et-des-porteurs-du-drapeau-amazigh-les-avocats-refusent-de-plaider-devant-la-chambre-daccusation-de-la-cour-dalger-10-07-2019
[8] https://www.jeuneafrique.com/828929/politique/algerie-lopposant-karim-tabbou-incarcere-pour-atteinte-au-moral-de-larmee/
[9] https://www.aps.dz/algerie/94447-bensalah-convoque-le-corps-electoral-pour-la-presidentielle-qui-aura-lieu-12-decembre-prochain
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