Des Français ’invisibles’ et des prostituées (trop) visibles
Ou comment les débats à l'Assemblée Nationale sur la pénalisation de la prostitution rejoignent l'actualité politique analysée dans la presse nationale...
La colère sourde des Français invisibles retient immédiatement l'attention du lecteur. Le titre mêle l'incommunicabilité - celui qui crie n'obtient pas de réponse de son interlocuteur car celui-ci n'entend pas - et l'opposition entre majorité et minorité. En règle générale, la presse met en lumière la situation de ceux dont on ne parle pas, des minoritaires. Ici, sous-entendent Françoise Fressoz et Thomas Wieder, les majoritaires se taisent et se terrent.
Pourquoi ne pas l'indiquer dès le départ, les deux objectifs affichés par les journalistes me semblent vains, si ce n'est inutiles. Je ne m'y attarderai donc pas. Il s'agit d'une part pour eux de réfléchir à la couleur du bulletin de vote des Français invisibles. Or seul le dépouillement donne les résultats. Ce n'est pas la première fois que le Monde enquête sur les liens entre facteurs géo-économiques et choix des électeurs. Il y a quelques années, le journal avait couvert le vote frontiste à partir d'un petit bourg de l'Auxerrois ['A Lindry, personne n'y pense mais tout le monde rit']
Le second objectif tombe de lui-même, tant il est plaqué dès les premières lignes. Quel est en effet l'intérêt d'une démonstration si l'on part d'une conclusion préétablie ? Je cite la phrase clé "Les politologues sont convaincus que la clé de l'élection de 2012 est détenue par une population rurale et périurbaine. Exposée à la mondialisation et abandonnée par la démocratie" Si la localisation de cette France invisible est au cœur du sujet, les causes immédiatement désignées le sont beaucoup moins clairement. Jusqu'à preuve du contraire, tous les Français majeurs ont le droit de vote. Des élus locaux (maires et conseillers généraux) régionaux et nationaux les représentent : même s'ils ne mettent aucun bulletin dans l'urne le jour de l'élection. Les petits partis n'ont pas d'élus à l'Assemblée Nationale ? Certes, mais le scrutin majoritaire présente au vu et au su de tous un avantage insigne ; il permet de constituer des majorités gouvernementales larges. Et les abstentionnistes ? De fait, ceux qui ne se reconnaissent dans aucun parti politique ne voteront pas en 2012.
Quant à la mondialisation, elle figure une cause passe-partout, employée à tous propos. Or ce qui explique tout n'explique rien [Démondialisation 'made in China']. Elle me fait penser aux discussions entendues ici ou là dans l'Eglise catholique sur les origines de la crise de la pratique religieuse et sur sa perte d'influence (réelle ou imaginée) ; de moins en moins désormais, étant entendu que les événements premiers s'éloignent. Combien de fois (foi ?) ai-je entendu évoqué le Concile Vatican II pour appuyer telle argumentation ou son contraire ? Les uns disaient pis que pendre des conciliaires, les modernistes des intégristes, etc. Beaucoup oubliaient qu'une telle page de l'histoire de l'Eglise impliquait des transformations irrévocables, avec des conséquences tellement étendues qu'il devenait illusoire de se focaliser sur tel aspect liturgique, sacramentel, etc. à l'exclusion du reste... Le temps existe, jamais il ne s'arrête. Il en est à mon sens de la mondialisation comme du Concile !
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Dans ce long article, il faut donc dépasser les objectifs pour en arriver au cœur, c'est-à-dire à l'évocation d'une France en marge. Le mot périurbanisation n'apparaît que sous une forme adjectivée (périurbaine) sans explication des mécanismes (révolution industrielle, tertiarisation, développement de l'automobile), sans allusion à sa manifestation la plus spectaculaire, la bulle immobilière [Marianne2]. Ainsi, les choses seraient naturelles : les riches dans les centres-villes gentryfiés ['La Bourse ou les vices'] et les autres en périphérie. Au début des années 1960, en France, le législateur imaginait les secteurs sauvegardés pour éviter la destruction des quartiers historiques de nombreuses villes parfois en situation de dégradation avancée, avec concentration de populations à problèmes [source].
Mais Françoise Fressoz et Thomas Wieder ont le mérite d'avoir recherché des auteurs & chercheurs pour étayer leur démonstration induite. Pourquoi (et de quoi) souffrent les invisibles, les périurbains ? A cette question répondent François Miquet-Marty [Les Oubliés de la démocratie (Michalon)], Philippe Guibert [Le Descenseur social (Plon, Fondation Jean-Jaurès)] et quelques autres. Ici, on ne fixe pas les limites entre le réel et le ressenti. "Des franges de plus en plus larges de la population ont le sentiment que ce qu'elles vivent n'est relayé par personne." Les expressions classes moyennes et classes populaires reviennent, assez floues, mais avec une expression démocratique tangible. Ils ont voté 'non' aux référendums de 1992 et 2005. Les journalistes finissent par évoquer le vote Front National. On croise les mirages d'une tertiarisation dure pour les plus petits, broyés par le managérialisme. On pressent une désindustrialisation provoquée... par la mondialisation (évidemment) et non par une industrie allemande sous-traitant en Europe centrale et orientale ['Allemagne de cocagne']
Le géographe Christophe Guilluy est également cité [Atlas des nouvelles fractures sociales (Autrement, 2004)]. Pour lui, entre dix et vingt millions de Français "profitent de la dynamique de la mondialisation" ; ils habitent en tout cas dans les vingt-cinq plus grandes métropoles françaises. Les autres résident à l'extérieur ou dans des agglomérations de moindre taille, risquant de perdre leur emploi, avec un revenu moyen plus réduit. Pourquoi ne pas ajouter la donnée induite, celle de la rente ?
Ceux qui ont acheté à Paris au début du cycle immobilier ont bénéficié d'une multiplication par trois de leur bien. A l'extérieur, on a fait construire tant bien que mal des pavillons. Il faut les rembourser, assumer l'allongement de la durée des trajets domicile-travail ['La voiture Médicis'], se contenter d'une offre de services réduite, y compris au plan scolaire ['La fierté sans joie'], le tout avec le sentiment que l'insécurité des grandes cités se répand un peu partout ['Les shérifs de Chauvigny'].
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Cet article m'amène à l'annonce d'un durcissement des lois sur la prostitution. Quel étonnant rapprochement ? Il ne l'est pas tant que cela. Je m'appuie sur un dossier consacré à cette question dans La Croix daté du 6 décembre. Sur deux pages les journalistes Marianne Meunier, Marine Lamoureux et Marie Boéton me semblent bien résumer l'état d'esprit de la presse française à la veille de débats à l'Assemblée.
Dans Un appel pour abolir la prostitution, la première décrit la situation légale de la prostitution : tolérance pour les praticiennes (pour peu qu'elles n'aguichent pas leurs clients potentiels) mais pénalisation du proxénétisme ; elle répercute un appel lancé par des associations liguées contre l'exploitation sexuelle des femmes. La deuxième journaliste résume la situation qui prévaut en Suède, pays présenté comme précurseur dans l'interdiction totale de la prostitution. La troisième signale l'unanimité des partis présents à l'Assemblée. Libération confirme. Fort bien.
Que La Croix peste contre le sexe tarifé ne m'étonne pas. Cela relève même d'une sorte de service minimum ! La parole (dans un encart) d'une ancienne prostituée racontant sa difficulté à reprendre une vie normale après vingt-deux ans gâchés ouvre les yeux du plus inattentif. Mais que l'on y suggère la supériorité de la loi sur la morale me dépasse. Que l'on se focalise sur le visible (les prostituées) en omettant l'invisible (les clients) me répugne.
La Croix révèle néanmoins le sentiment général. Tout est simple pour celui qui coupe un problème de ses interactions, à commencer par la circulation des personnes : celle-ci ne résulte pas de l'évolution du droit mais de l'existence de liaisons aériennes entre les continents. Que l'on soit hostile ou non à l'immigration n'y change rien ! Ainsi, les prostituées chinoises envahissent les rues parisiennes (source et portrait) et suscitent l'ire des riverains (source). On comprend l'énervement d'un commerçant lambda en contemplant à longueur de journée des paires de jambes devant sa devanture anodine, ou encore l'embarras du père de famille devant répondre à une question enfantine 'Papa, qu'est-ce qu'elles font les dames ?' Et les clients, ne seraient-ils par hasard des banlieusards esseulés ?
Il y a aussi dans le rejet des prostituées par les riverains la preuve d'un embourgeoisement des quartiers (ex) populaires de Paris, autant que d'un reflexe bien connu : le pas-de-çà-chez-moi (Nimby). Dans les villes de l'Ouest, des Africaines se jouent des lois sur le racolage : elles utilisent leurs téléphones portables et prennent le train pour se déplacer d'une ville à l'autre en toute discrétion (source). Le reportage de France 3 s'achève par ses mots : 'La prostitution n'a pas disparu. Elle a changé de trottoirs'. A Bordeaux, les camionnettes - couchettes stationnent en dehors du centre-ville, mais provoquent toujours l'agacement (source).
Dans le phénomène difficile à quantifier de la prostitution estudiantine (exemple), les journalistes s'intéressent davantage à la bagatelle qu'au fond : le coût du logement dans les grandes villes, l'argent à trouver pour poursuivre des études supérieures, l'âge des clients qui dit beaucoup du vieillissement de la population, du poids des célibataires contraints, de la crise du couple, et j'en passe. Une France à deux sexualités se dessine...
Lorsqu'il y a séparation - recomposition des couples, observe t-on beaucoup d'hommes à la recherche de femmes plus âgées (source) ? Le harcèlement sexuel est-il un phénomène propre aux PME ou aux grandes entreprises, plutôt chez les salariés ou chez les cadres (source) ? Quelles CSP (catégories socio-professionnelles) sont-elles les plus adaptables du point de vue de la mobilité professionnelle (et des occasions de rencontres extérieures au couple) ? Quelles CSP voyagent-elles régulièrement, en particulier dans des pays où la législation sur la prostitution est aussi souple que l'emploi du temps ?
Je n'ai aucun scrupule à parler d'immoralité à propos de la prostitution, tout en affirmant que la vitalité de cette économie signe une société de l'apparence (jeunes contre vieilles), de l'instantané (tout, tout de suite), du commerce et de la concurrence : l'immanence marchande. Deux autres ingrédients font également basculer dans la prostitution : les violences contre les femmes et plus encore les enfants, l'imprégnation des drogues interdites mais courantes que leurs consommat(rices)eurs doivent bien acheter, quitte à vendre leurs corps. Bien plus, la prostitution révèle du point de vue des clients une population (essentiellement) masculine s'offrant au coup par coup un plaisir fugace. Je conclus qu'il s'agit des invisibles, ceux pour lesquels les opportunités restent rares... Les prostituées répondent visiblement à un besoin tragique. Périphérique ?
Peut-être les députés interdiront-ils un jour le malheur...
Illustration : Rome, l'esclavage et la prostitution.
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