Deux éléphants qui ne peuvent pas se voir
Dans quelques mois maintenant, une fois sélectionnés par leur propre camp, les candidats, réduits à deux seulement, se rencontreront une dernière fois pour n’en faire plus qu’un. Si chez les démocrates c’est Hillary Clinton qui risque fort d’emporter le lot, face à un Obama qui aura grignoté progressivement son écart, mais qui ne pourra pas empêcher le rouleau compresseur Clintonien de passer, chez les républicains la lutte s’est annoncée plus serrée pour finir par retomber sur McCain, le vétéran dans tous les sens du terme, qui sera donc adoubé par le parti de l’éléphant auquel appartient Georges W. Bush. Dans un dernier meeting électoral, le président en exercice viendra donc soutenir officiellement le candidat McCain, en le félicitant, en le prenant dans ses bras comme les Américains savent si bien le faire, afin de réaliser le cliché indispensable pour montrer l’unité indispensable et indéfectible du parti. Une image idyllique, à un seul détail près : les deux hommes, du même bord politique, se détestent cordialement. McCain a des raisons pour cela, et elles sont suffisamment graves et profondes pour qu’on y revienne ici même. Tout les oppose ou presque. W. Bush, depuis 2000, a tout fait pour torpiller son ancien collègue. Avec des méthodes fort peu ragoûtantes.
En 2000, déjà, McCain souhaitait obtenir l’investiture du parti. Né sur une base militaire au Panama d’un père amiral (dont le père l’était aussi et fut lui un héros de la bataille de Leyte !), véritable héros de la guerre du Vietnam, ayant connu pendant plus de cinq ans les geôles communistes du Nord-Vietnam, l’homme avait tout du militaire décidé, plutôt tête brûlée, une image forte qui commençait à percer alors dans l’opinion inquiète de la tournure des événements dans le monde. L’homme bénéficiait en prime d’une réputation extraordinaire de chanceux : le 29 juillet 1967, il avait échappé par miracle à une mort atroce, son Skyhawk ayant reçu sur le pont de son porte-avions Forrestal un tir accidentel de roquette Zuni tirée d’un F-4 Phantom qui fera 134 morts au total, les images de l’époque montrant un pont entièrement dévasté.
Ce n’était pas la première fois qu’il avait eu de la chance. En 1958, son avion d’entraînement s’était déjà crashé dans la baie de Corpus Christi, lors d’un atterrissage en difficulté, McCain ayant été sonné au passage. En Méditerranée, son jet volant trop bas cisailla un jour des lignes électriques, lors d’un vol au-dessus de l’Espagne, l’appareil réussit à rentrer à la base, mais tout juste. Son troisième crash le fut lors d’un retour de Philadelphie, le réacteur de son avion d’entraînement ayant pris feu, il fut forcé de s’éjecter pour atterrir sur une plage. Les deux autres le furent à bord de son Skyhawk, le premier détruit comme indiqué, le second descendu par un missile SAM au-dessus du Nord-Vietnam, lors de sa 23e mission de combat qui se termina par sa capture. Aviateur un peu casse-cou, mais pilote de chasse avéré, sans discussion possible. L’homme, qui a été retenu cinq ans par les Vietcongs, a du mal à digérer une chose, lors de cette fameuse investiture : son opposant est tout l’inverse : il n’a quasiment jamais mis les pieds dans un siège éjectable de chasseur, uniquement pour faire la photo, et ne sait même pas faire voler le petit Cessna de son ami milliardaire, alors qu’il se vante d’avoir piloté à plusieurs reprises un F-102, le Dagger, un engin plutôt délicat à piloter. Alors qu’on le trouve plutôt sur les registres des vols sur T-33 réputé avion bien plus tranquille (c’est celui de Tanguy et Laverdure !).
Pire encore : pendant que McCain se faisait descendre au Vietnam, W. Bush avait demandé à faire partie de la Garde nationale au Texas... afin d’éviter d’y aller. Entré en 1970 pour un engagement de six ans, il cesse de voler dès 1972. Son unité est surnommée "Champagne Unit" tant elle regorge de fils de familles ou de fils d’hommes politiques désireux d’avoir leur garçon dans un endroit tranquille. L’un bombarde les ponts du Nord-Vietnam pendant que l’autre fait sauter les bouchons de champagne ! Le premier ; qui été décoré par Richard Nixon en personne, tempête contre l’autre, jugé vil usurpateur de carrière militaire. En 2004, un événement le met à nouveau en rage : le Pentagone annonce avoir détruit par mégarde des microfilms. Dedans, ceux contenant les registres militaires de W. Bush en Alabama, que des journalistes avaient indiqués comme trafiqués. Indignés, des vétérans proposent aussitôt 50 000 dollars à quiconque produirait un témoignage sur la présence de W. Bush dans la Garde nationale. Quatre ans après, aucune personne n’a déposé. McCain s’était déjà étranglé une première fois, le 8 mai 2003, jour où ce fanfaron de Bush se pose à bord du porte-avions USS Abraham Lincoln en appontant sur un S-3BViking. Bush en descend en tenue de pilote... en affirmant que c’est lui qui pilotait ("Yes, I flew it. Yeah, of course, I liked it"), alors que tout le monde sait que pour faire apponter un pareil engin il faut une qualification qu’il ne possède absolument pas (sans oublier les remarques que fera plus tard le véritable pilote, disant "qu’il a fallu l’empêcher de toucher à tous les boutons"). McCain crie au scandale quand il apprend la facture, transmise par des amis démocrates. La visite aurait pu se faire en hélicoptère, le porte-avions, détourné de sa route de retour de mission, n’étant qu’à quelques encablures seulement de San Diego ! Chez les maquettistes, on s’arrache les décalques : c’est pas tous les jours qu’un fou du manche à balai laisse son nom sur la carlingue.
Finalement, MacCain, en 2008, réussit à venger l’affront du discours de Bush ("infamous 2003 “mission accomplished” speech") en finissant sa campagne de Caroline du Sud, le 18 janvier dernier à bord du successeur USS Yorktown, coulé en 1942, le second étant un porte-avions qu’avait connu son... grand-père, et qui a servi au Vietnam... (et à la récupération de la cabine Apollo 8). De même qu’on dit ici la Royale pour la Marine, McCain, descendant de deux générations d’amiraux et pilote de la Navy se considère comme faisant partie de la "royauté navale" et, en privé, ne se gêne jamais pour railler Bush, le fils à papa politicien, fort mauvais aviateur de la Garde nationale, de la grande confrérie aéronautique des planqués.
Lui-même détenu des geôles vietnamiennes et sauvagement torturé, il s’est violemment opposé à Bush en proposant un amendement, le McCain Amendment 1977 réprimant l’usage de la torture sur les prisonniers, un texte de loi visant particulièrement Guantanamo. Un amendement sur lequel l’administration s’est vite assis, après avoir feint de le mettre en place. McCain a alors été pris au piège de passer pour un pacifiste s’il dénonçait le non-respect de sa proposition, laissant le champ libre à la CIA de mettre en marche la gégène. McCain, ce jour-là, aura au moins eu la satisfaction de défendre une idée qui l’honore.
McCain candidat républicain, mais pas celui soutenu par le clan des néo-cons de l’équipe Bush : autant McCain déteste Bush, autant ce dernier et son entourage lui rendent bien. En choisissant par exemple ouvertement un autre candidat, tel Mitt Romney, rejoint récemment par Elisabeth (Liz) Cheney, la propre fille du vice-président Dick Cheney. Un cas d’école comme ralliement : sa sœur Mary est lesbienne, vient d’avoir un enfant en mai dernier, et Romney, républicain bon teint a tourné casaque sur le cas de l’homosexualité après être devenu gouverneur du Massachusetts. A en perdre des électeurs dans son propre camp, à base de Mormons bien obtus (et bien tartignoles il est vrai ). Cheney, gêné un temps par l’homosexualité révélée de sa fille a fini par en faire une arme pour passer pour un père attentif ou plus souple qu’il ne paraissait. Ce dont McCain semble s’être inspiré en choisissant de laisser bloguer à tout va sa fille Meghan, 23 ans, blonde à RayBan, au style plus que déluré, sa première fille avec sa seconde femme. L’air du temps, assimilé et accepté par ce candidat de 71 ans, toujours à part ("maverick") dans un milieu républicain jugé conservateur. Le ralliement de Bush à Romney plutôt que McCain s’explique très bien. Chez les Bush, on avait caressé un temps l’idée d’un ticket Romney - Geb Bush, le frère gouverneur de Floride, en proposant des hommes et des femmes pour ça. L’équipe de campagne du mormon a ainsi emprunté aux proches de W. Bush, comme Ann Woods Herberger, sa directrice financière. L’idée n’est pas saugrenue : le vice-président est uniquement choisi par le président, aucune loi ne le force à quoi que ce soit pour choisir (Kerry aurait pu être celui de McCain en 2000 !) et Geb pourrait ainsi obtenir un poste-clé, sans avoir à rien faire : "run on the national ticket without having to run for the ticket.” C’est pour ça que l’équipe Bush soutient davantage Romney : pour placer au mieux le frangin ! Quatre ans vice-président, la rampe de lancement parfaite pour la présidentielle de 2012 ! La question épineuse de la religion de Mitt Romney n’est déjà plus un problème pour les Bush. Leur intérêt commun, c’est... Geb Bush.
Pour battre un adversaire, en politique, tous les moyens sont bons. Nous sommes dans le sprint final de l’élection de 2000, il ne reste que deux candidats républicains : McCain et W. Bush. En Ohio, en Californie (l’Etat le plus peuplé) et à New York (un Etat à lui tout seul), des publicités télévisées anti-MacCain apparaissent comme par enchantement quelques jours avant le choix final. L’Ohio est crucial pour emporter l’adhésion totale. On y voit le visage de McCain avec en arrière-plan un ciel sombre d’air pollué. Double message, mais c’est la défense de l’environnement selon W. Bush qui est vantée. Quand on sait ce qu’il pense des accords de Kyoto, vu d’ici ça paraît gros. Là-bas, ça marche sans problème, Bush devient subitement beaucoup plus "vert". McCain est accusé de voter contre les énergies renouvelables et Bush loué d’avoir fermé les dernières centrales électriques au charbon "qui polluent". On trouve vite celui qui a payé les annonces : c’est Sam Wily, industriel qui venait juste de revendre deux compagnies de software spécialisé J2EE pour 7,9 milliards. En 2006, Wily technologies sera acheté par Computer Associates pour 375 millions de dollars, CA rachetant par la même Instroscope, sa solution SAP. La presse, indignée, téléphone à l’industriel pour lui demander si le futur président a été mis au courant : ’’Absolutely not’’, répond-il avec un incroyable aplomb. La loi interdit aux adversaires de faire une contre-campagne durant ce délai, mais n’interdit pas un particulier de dépenser son argent comme bon lui semble pour soutenir un candidat ! Des liens évidents existent pourtant : Wily et ses frères ont déjà donné 200 000 dollars pour les deux campagnes de W. Bush et de son frère en tant que gouverneur du Texas et de Floride. Il est aussi à la même époque un "pioneer", à savoir qu"il a déjà donné plus de 100 000 dollars pour la campagne présidentielle en cours. Celui qui devient vraiment vert, c’est McCain, qui passe pour un rétrograde en environnement dans les trois Etats où les spots sont passés. Roué, l’homme prend sa revanche quelques années après, en s’associant avec un... démocrate, Russ Feingold, il fait adopter une loi surveillant de près le financement des campagnes électorales : aujourd’hui, le coup de Wily ne pourrait plus se reproduire ! Ceci pour l’une des mémorables attaques subies de la part de l’équipe Bush, mais ce n’est pas la pire de toutes...
L’origine véritable de la haine tenace entre les deux candidats débute exactement dans le New Hampshire en 2000. McCain, au sortir de ce vote, possède alors 19 % de voix de plus que Bush, une avance énorme ! L’Etat suivant devient primordial pour les deux camps : si la Caroline du Sud verse McCain, c’en est fini définitivement des chances de W. Bush. C’est compter sans le pouvoir de nuisance du principal conseiller de W. Bush, un dénommé Karl Rove. L’homme va déployer toute sa science à traîner l’autre candidat dans la boue, en tenant des propos abjects et en faisant circuler une rumeur immonde. Il en a les moyens : c’est lui qui imprime les dépliants des deux candidats, et il possède une société de phoning, qui peut appeler chaque quartier qui vient de recevoir le dépliant, car il en possède le plan de routage. McCain, revenu brisé de sa guerre du Vietnam avait décidé d’adopter une petite fille du Bengladesh, une orpheline de Mère Thérésa. Une petite fille de 3 mois à la peau noire, affublée d’un bec de lièvre, n’ayant pas le type indien trop marqué, ressemblant plutôt à une Noire-Américaine, prénommée Bridget. McCain, fier de son adoption, l’avait fait figurer sur ses genoux dans une photo de son dépliant. Elle a alors 8 ans. Rove va faire téléphoner dans chaque maison une heure après la distribution de la profession de foi en ne posant qu’une seule question "que pensez-vous d’un Blanc qui a une fille noire" ? Laissant ouvertement entendre qu’il s’agit d’une fille illégitime et non d’une fille adoptée. Les appels furent tous anonymes et tous répartis selon le plan de distribution des papiers officiels de McCain. On ne demandait pas d’y répondre, ils étaient destinés simplement à créer le doute dans les esprits des électeurs. Un professeur d’université conservateur, devenu plus tard procureur, tombé dans le piège va même envoyer des mails où figure la question "que penser d’un homme qui accepte d’avoir des enfants hors mariage"... Le mail fera le tour du pays... et McCain perdra la Caroline du Sud, et plus tard le droit de devenir le représentant des républicains. Le professeur, interrogé plus tard sur sa responsabilité dira "bon d’accord, il n’a pas eu d’enfant en dehors du mariage, mais pouvez-vous prouver qu’il n’en a jamais eu "... Exactement le principe même de la rumeur, infondée mais tellement destructrice ! McCain est anéanti : s’il avait répondu aux attaques de Rove, c’eût été pire encore, on aurait laissé entendre qu’il se défendait car, c’est bien connu, "il n’ y a pas de fumée sans feu".
C’est comme cela que Bush a fait campagne dans son propre parti, en utilisant tous les coups tordus et imaginables pour abattre son grand rival McCain qui l’a longtemps devancé. A partir de là, McCain ne peut que lui retenir un chien de sa chienne. Sa meilleure revanche serait de devenir enfin président en 2008, et de révéler ce qu’il sait sur la montée en guerre contre l’Irak, et comment l’Amérique y est arrivée.
Ne rêvons pas : McCain est persuadé que Ben Laden est derrière tout ça et n’a recommencé à supporter W. Bush qu’après le WTC, en 2001. Il souhaite ardemment rester en Irak : il ne VEUT pas d’une seconde humiliation comme celle du Vietnam. Il y sera pourtant bien contraint... par le budget américain, qui n’est pas éternellement extensible. Mais il n’est pas encore sûr d’obtenir l’investiture : Romney a de l’argent, beaucoup d’argent, et n’oublions pas que l’équipe des coups tordus qui travaille dans l’ombre de la famille Bush est toujours à l’ouvrage, même si elle ne fait plus partie officiellement du gouvernement depuis l’été dernier. Le "push polling" de Karl Rove, surnommé le "Goebbels américain", peut encore faire bien des dégâts. Ce que McCain a bien compris : en Caroline du Nord, l’homme qui conduit sa campagne républicaine, c’est Charlie Condon, un ancien procureur... c’est le même qui avait répandu la rumeur à propos de Bridget McCain, aujourd’hui âgée de 16 ans. "Si vous ne pouvez pas les battre, recrutez-les", dit TheNation. Il faudra attendre le 6 mai pour savoir si sa tactique a été efficace. La démagogie peut encore l’emporter, même si sa victoire en Floride est très encourageante.
Ces deux-là se haïssent donc cordialement : il n’empêche, on les verra bientôt la main dans la main, annoncer sur scène que McCain est le seul rempart pour vaincre Hillary Clinton. A 71 ans et avec huit ans de règne de W. Bush, McCain, contraint et forcé à embrasser le diable, hérite d’un véritable boulet. Le même qui lui avait coupé les jambes en 2000.
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