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Egypte : Impossible réconciliation entre la Gauche et les Islamistes ?

Les décisions massives des condamnations à mort rendues par la justice égyptienne sur la base de preuves incroyables laisseraient paraître une instrumentalisation étatique du système judiciaire égyptien et une menace réelle pour la Démocratie et les Droits de l’Homme en Egypte. Cette liberté si chèrement arrachée par le peuple égyptien révolutionnaire est devenue une prison pour tous les opposants au régime militaire égyptien contestant le coup d’Etat du 3 juillet 2013. Les partis politiques égyptiens, de la gauche aux islamistes, envisagent-ils de défendre leurs droits les plus élémentaires ? Leur réconciliation est-elle possible ? Tewfik Aclimandos est chercheur associé à la Chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France depuis 2009. Il a été chercheur au Centre français d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques, et Sociales (CEDEJ, le Caire), de 1984 à 2009. Il est un spécialiste de la vie politique égyptienne de l’après-guerre (1945-2011). Stéphane Lacroix est docteur en science politique. Il est chercheur invité au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales du Caire. Il est actuellement professeur associé à l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po (PSIA) et chercheur au CERI. Hani Ramadan, Docteur ès Lettres, est un intellectuel, un prédicateur et le Directeur du Centre Islamique de Genève. Tous trois ont accepté de nous offrir leur analyse de l’actualité politique égyptienne.

Pourquoi le juge Tarek Al Bichri avait évoqué une « légitimité non populaire » de l’ancien Président Mohamed Morsi élu démocratiquement en rapport avec l’inconstitutionnalité des amendements portés à la Déclaration Constitutionnelle de mars 2011 ?

Tewfik Aclimandos : Tarek al Bishri, Conseiller d’État et historien du vendredi, est un ancien gauchiste devenu islamiste au début des années 80. Il est le père de la « feuille de route » qui a été définie après la chute du président Moubarak, qui faisait l’affaire des frères musulmans. Il a toutefois toujours veillé à ne pas s’aligner totalement sur ces derniers. Ce qu’il dit est simple à déchiffrer : le président Morsi a remporté les élections controversées de juin 2012 (controversées vu l’ampleur des fraudes commises par les deux candidats). Il est donc « légitime ». Impopulaire, parce qu’il est très vite (novembre 2012) apparu que le nouveau pouvoir a suscité l’hostilité d’une importante, voire écrasante, majorité de la population.

Stéphane Lacroix : L’opposition de Tarek al-Bichri au décret constitutionnel pris par Morsi en novembre 2012 avait surpris, car al-Bichri est considéré comme islamiste, et il a traditionnellement été un compagnon de route des Frères. Cette position s’explique néanmoins, selon moi, par une forme de réflexe corporatiste. La déclaration de Morsi visait en effet les juges, face auxquels le président proclamait l’immunité de l’exécutif. Or al-Bichri est juge. Et dans ce cas précis, c’est le juge, plutôt que l’islamiste, qui a réagi. C’est, à mon sens, une illustration intéressante de la puissance des logiques corporatistes au sein de l’Etat égyptien – puissance que les Frères ont sous-estimé, ce qui a contribué à causer leur perte.

Hani Ramadan : Cette question mérite des précisions. Ce dont nous nous souvenons, c’est que le juge Tarek Al Bichri avait lui-même modifié la Constitution voulue par Moubarak en mars 2011. Son travail avait été soumis à référendum. Ce qui a été reproché par contre au Président Mohamed Morsi en novembre 2012, ce sont ses propositions sur le statut de la présidence. Ce dernier a fini par inviter l’ensemble des partis à s’unir pour prendre une décision collégiale, et des modifications s’en sont suivies.

 

Le conflit en Egypte est-il entre « la Démocratie et le coup d’Etat militaire » ou bien entre « les Frères Musulmans et leurs opposants » ?

 

T.A. : Si j’avais à choisir entre les deux propositions je vous dirais que la seconde est plus proche de la vérité, mais aucune des deux ne restitue la complexité de la situation. Il y a un conflit central, qui oppose l’État et la majorité de la population aux frères, mais l’autre conflit existe aussi, et s’il est secondaire aujourd’hui, il peut prendre de l’ampleur dans quelques mois ou années. Les choses doivent être situées dans leur contexte : l’Appareil d’État et une très vaste coalition, regroupant une écrasante majorité de la population, ont réclamé et appuyé le coup d’État qui a fait tomber le pouvoir frère. Il suffit de comparer les scores électoraux et les taux de participation lors des consultations électorales. L’armée a, quelques semaines après avoir déposé Morsi, réclamé une « délégation » ou une « procuration » pour lutter contre le terrorisme, qu’une majorité lui a accordée. Mais cela a donné le massacre de Rab’a, que personne, je crois, n’avait prévu, y compris les forces de l’ordre (je ne suis pas certain de ce dernier point). Les frères ont alors refait dans l opinion une partie du terrain perdu, mais leur passage à la violence qui a suivi ce massacre et qui, surtout, s’est poursuivi (cela fait plus de 20 mois que cela dure), a à nouveau fait chuter leur popularité, qui est à son nadir. A l’heure actuelle les frères sont honnis par la population, ou au moins par trois bons quarts de l opinion (quatre cinquièmes semble plus exact), au minimum. Et eux pensent que cette population, en accordant la délégation réclamée par al Sissi et en se rendant massivement aux consultations électorales organisées par lui, a rendu possible ce massacre et l’a cautionné. Le conflit ne peut être réduit à une confrontation entre l’armée et les frères.

Mais la coaltion du 30 juin s’est délitée : elle comprenait l’appareil d’Etat, l’armée, la police, al Azhar, l’Église et la communauté coptes, les juges, les médias, les démocrates, les salafistes, les jeunes révolutionnaires et les membres de l’ancien régime. Personne n’est véritablement satisfait de la politique « ni jeunes révolutionnaires/ni membres de l’ancien régime » suivie par al Sissi. Son autoritarisme a déçu des démocrates, il n’est pas assez « libéral » pour les patrons, pas assez social pour les gauchistes, pas assez anti membres de l’ancien régimes pour les jeunes révolutionnaires, etc. Une minorité a quitté le navire. Mais la majorité de l’opinion continue d’appuyer le président, soit parce qu’elle aime bien l’homme, soit parce qu’elle déteste les frères, soit parce qu’elle estime qu’il n’y a pas d’autres alternative – il faut bien voir que les frères souffrent d’un énorme déficit en termes de légitimité politique ET de légitimité religieuse et que les autres forces politiques sont trop faibles et surtout pas assez crédibles – l’exception étant … l’ancien parti de Mr Moubarak, dont … une majorité ne veut pas ! Il convient de voir qu’al Sissi bénéficie aussi du fait que l’opinion n’attend pas des miracles, qu’elle ne veut pas de frères et qu’elle sait qu’il n’y a pas d’alternative.

S.L. : C’est un peu des deux, et ni l’un ni l’autre. Tous les opposants au régime Sissi ne s’opposent pas au nom de la démocratie (je pense notamment aux salafistes révolutionnaires, très présents dans les manifestations), et la contestation est loin d’être limitée aux Frères.

H.N. : Très clairement entre « la Démocratie et le coup d’Etat militaire ». Il suffit d’observer que des membres du « mouvement » Tamarrod, hostiles aux Frères musulmans, sont en prison au même titre que toutes celles et tous ceux qui manifestent ouvertement leur opposition au régime militaire. Ceux qui ont cherché à déstabiliser le gouvernement Morsi se rendent compte à présent qu’ils sont tombés dans le piège que les militaires leur avaient tendu.

 

anticoup0_nPourquoi la gauche égyptienne et les islamistes n’ont pas trouvé de terrain d’entente ?

 

T.A. : D’abord il faut bien préciser qu’on parle surtout des frères musulmans quand on parle des islamistes, mais ce que je vais dire concerne aussi, à un degré moindre, les salafistes. Il faut aussi dire que les gauches égyptiennes, même si on inclut le nassérisme, cela ne fait pas beaucoup de monde. Après, la réponse abrupte serait : s’ils n’ont pas trouvé de terrain d’entente, c’est parce qu’il n’y en a pas. Les frères ne peuvent plus faire croire aux égyptiens qu’ils acceptent le principe de l’Etat Nation, qu’ils sont démocrates – leur passage au pouvoir a été probant et leur recours à la violence aussi. Après, on ne peut exclure un rapprochement futur, si le nouveau pouvoir déçoit. Enfin, il faut distinguer les diverses gauches : certaines, je pense aux soclalistes révolutionnaires, sont assez d’accord avec les frères sur la nécessité de faire tomber ce pouvoir et ne semblent pas hostiles à une collaboration avec les frères ( ils ont certainement collaboré à un moment mais je ne sais pas où ils en sont). Beaucoup de jeunes révolutionnaires gauchistes veulent aussi faire tomber le pouvoir, mais ne veulent pas des frères. Je ne veux ni peux faire un tour d’horizon des diverses gauches en Égypte, mais il est clair que la plupart des mouvements de gauche sont très hostiles aux frères, et que cela ne préjuge en rien de l’avenir.

S.L. : La majorité des acteurs de gauche étaient persuadés que Morsi était un « théocrate en puissance », et ont rompu avec lui assez tôt. Les Frères, en retour, ont certainement fait l’erreur de ne pas assez tendre la main aux gauchistes. Les relations gauche-islamistes ont souffert d’un vrai malentendu, qui s’est creusé en 2012 et 2013. Cela ne vaut cependant pas pour toute la gauche. Les socialistes révolutionnaires, sous Moubarak comme après le coup d’Etat, continuent à prôner la collaboration avec les Frères. Mais ils sont très minoritaires.

H.N. : Cela est dû à des visions viscéralement opposées de la réalité. Les gens de gauche sont traditionnellement attachés en Egypte à une laïcité qui refuse l’idée d’un « islam politique ».

 

Quelles ont été vos réactions et vos actions à la suite de la condamnation à mort in abstentia du Professeur Emad Shahin par la cour de justice égyptienne ?

 

T.A. : Je suis contre la peine de mort mais je n’ai pas été étonné : quand un accusé ne comparaît pas devant la justice et qu’il est jugé par contumace, il est automatiquement condamné à la peine maximale qu’il risque. Et dès qu’il est arrêté, la peine tombe et le procès est réorganisé.

S.L. : J’ai été profondément choqué. Cela montre à quel point la répression en Egypte est aujourd’hui sans limites et frappe bien au-delà des Frères…

H.N. : Cette condamnation à mort est absolument ridicule, tout comme les parodies de procès qui se sont déroulés en Egypte. Emad Shahin, cet homme à la carrière universitaire exceptionnel, n’a fait que dénoncer la dictature militaire qui sévit en Egypte.

 

Gauche égyptienne et islamistes envisageront – ils un plan de réconciliation nationale pour défendre la Démocratie et les Droits de l’Homme menacés ?

 

T.A. : La situation est très mouvante mais a priori la réponse est ; pas dans l’immédiat. Je suis désolé de me répéter, mais à l’heure actuelle PERSONNE ne croit en Égypte que les frères musulmans sont démocrates ou croient aux droits de l’homme ou à l’État nation. PERSONNE, y compris leurs partisans. Que l’opinion ait raison ou tort, (je crois qu’elle a raison), les chose sont ainsi. Ensuite n’oubliez pas qu’al Sissi a lui aussi une légitimité électorale, autrement plus puissante que celle des frères, et cela n’en fait pas un démocrate, lui non plus, mais cela lui donne une légitimité incontestable. Je peux tout à fait imaginer une coalition pour faire tomber le régime dans quelques années, tout est possible, mais personne ne croira que les frères le font par souci démocratique. Sauf si les frères changent pour devenir des démocrates, mais ils n’en prennent pas le chemin.

S.L. : Cela semble difficile dans le contexte actuel. La gauche traditionnelle est aujourd’hui divisée : une partie – les Nassériens notamment – soutient Sissi ; l’autre partie est sur une ligne ni-Sissi ni-Morsi, mais continue de renvoyer dos à dos Frères et militaires. C’est la force du régime actuel : il a face à lui des opposants qui ne sont pas peu nombreux, mais ceux-ci sont profondément divisés, et se détestent autant qu’ils détestent le régime. Il faudra du temps avant qu’un nouveau « moment Tahrir », qui réunirait toutes les composantes du champ politique, puisse advenir.

H.N. : Mohamed Morsi avait appelé tous les partis, y compris ceux de gauche, à se joindre à un effort collectif pour affronter ensemble les problèmes que connaît la société égyptienne, dus au lourd héritage laissé par des dictatures successives. Il a été trahi. Il est dommage que son appel, sincère et témoignant d’une volonté de servir Dieu et son pays, n’ait pas été suffisamment entendu !

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Propos recueillis par Lilia Marsali


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3 réactions à cet article    


  • zygzornifle zygzornifle 17 juin 2015 18:32

    si les islamistes se réconcilient avec la gauche c’est pour mieux pouvoir l’égorger ......


    • Crab2 19 juin 2015 08:54

      Discuter avec des islamistes, est-ce bien sérieux ?

      Iran – Turquie

      Brèves tragiques :

      http://laicite-moderne.blogspot.fr/2015/06/iran-turquie.html

      ou sur :

      http://laiciteetsociete.hautetfort.com/archive/2015/06/19/iran-turquie-5642424.html


      •  Mohamed Takadoum Mohamed Takadoum alias Bouliq. 21 juin 2015 18:22

         Je ne sais pas de quelle gauche et de quels islamistes parle l’auteur. Le pouvoir Sissi s’est révélé être un régime dictatoriale de la pire espèce digne de Pinochet et des ex-dictatures communistes de l’ est de l’Europe .


         Bien pire que celui de Moubarak qui n’est jamais arrivé à de telles excès (2000 condamnations à mort, des milliers d’autres condamnations notamment à perpétuité et pas seulement parmi le Frères Musulmans, tout le monde y passe ; les acteurs laïcs de la révolution égyptienne, des étudiants, des universitaires, des intellectuels etc..). Ce genre d ’article est destiné à faire diversion sur ce qui se passe véritablement dans ce pays.

        Tout le monde est au pas. Ou va ce pays qui nous est si cher au Maroc et que j’ai personnellement déjà pleuré sur Agora voir mon article  à ce sujet

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Lilia Marsali

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