Fabius crépusculaire
« On meurt pour De Gaulle, pas pour Fabius. » (Marcel Bigeard, "L’Événement du Jeudi" du 21 février 1985).
Après l’ancienne ministre socialiste Élisabeth Guigou, actuelle présidente de la commission des affaires étrangères à l’Assemblée Nationale, il y a quelques jours (le 6 août 2016 exactement), c’est au tour du "jeune" Président du Conseil Constitutionnel Laurent Fabius de fêter ses 70 ans ce samedi 20 août 2016.
J’ai déjà exprimé ici le contresens institutionnel de nommer un septuagénaire à un poste crucial de l’État de droit (le Conseil Constitutionnel joue désormais un rôle essentiel dans le devenir des lois avec les questions prioritaires de constitutionnalité) dont le mandat dure neuf ans. Ce qui signifie que Laurent Fabius sera proche de ses 80 ans lorsqu’il aura achevé son mandat (en février 2025, soit au milieu du quinquennat suivant celui qui commencera l’année prochaine !). Avec Lionel Jospin (79 ans), Jacques Chirac (83 ans) et Valéry Giscard d’Estaing (90 ans), cette noble assemblée va bientôt ressembler à l’Académie française !
Pourtant, Laurent Fabius, qui finit de manière prestigieuse une carrière politique très longue, n’a pas été vieux tout le temps ! Au contraire, il était l’enfant précoce de la vie politique française, un Emmanuel Macron encore plus jeune. Ce 70e anniversaire est l’occasion pour moi de revenir sur l’itinéraire d’un des présidentiables les plus ambitieux de la Ve République, mais qui n’est pas parvenu à atteindre la cible tant convoitée.
Laurent Fabius est né dans le 16e arrondissement dans une famille bourgeoise très aisée grâce au métier d’antiquaire de son père, de son oncle et de son grand-père paternel.
Son père André s’est ainsi rendu propriétaire en 1936 d’un tableau de Georges de La Tour jusque là inconnu, "La Madeleine au miroir" (lors de la vente, le peintre n’était pas mentionné puis fut expertisé par le Louvre, et ensuite vendu au National Gallery of Art e Washington en 1964, faute d’acquéreur français). Des mauvaises langues soupçonnent d’ailleurs que c’est la raison qui aurait conduit le jeune Ministre du Budget à exclure les œuvres d’art dans le calcul du patrimoine imposable dans l’impôt sur les grandes fortunes qu’il avait lui-même institué par la loi n°81-1160 du 30 décembre 1981 de finances pour 1982, après la victoire du 10 mai 1981.
Le grand-père de son arrière-grand-père, Joseph, habitant en Lorraine, avait adopté très artificiellement le nom de Fabius en référence peu modeste de la noble famille romaine à cause du décret de Bayonne signé par Napoléon Ier le 28 juillet 1808, imposant un patronyme fixe.
Brillant élève à Janson-de-Sailly, puis Louis-le-Grand, puis Normale Sup, Laurent Fabius a été reçu majeur à l’agrégation de lettres modernes, puis fut diplômé de l’IEP de Paris et enfin de l’ENA d’où il sortit dans la "botte" (3e de sa promo Rabelais où étudiaient également François Léotard, Gérard Longuet, Élisabeth Huppert, Yvan Blot et Daniel Bouton), nommé au prestigieux Conseil d’État.
Tenté par le giscardisme, il préféra finalement par ambition se retrouver aux côtés de François Mitterrand dès 1974 dont il prévoyait l’élection en 1981. François Mitterrand lui a fait confiance (présenté par Jacques Attali et Georges Dayan) et l’a nommé directeur de cabinet à la tête du PS en 1979. Entre temps, Laurent Fabius a été élu député dans la banlieue de Rouen en mars 1978 à l’âge de 31 ans (rappelons que François Hollande est originaire de Rouen).
Lorsque François Mitterrand fut élu Président de la République, Laurent Fabius faisait figure de "chouchou" de l’Élysée. À 34 ans, il fut nommé au stratégique poste de Ministre du Budget, du 22 mai 1981 au 23 mars 1983, succédant ainsi au sinistre Maurice Papon. Après la semaine folle qui confirma en fin de comptes la présence de Pierre Mauroy à Matignon, il fut nommé Ministre de l’Industrie et de la Recherche du 23 mars 1983 au 17 juillet 1984 et faisait déjà figure de possible successeur. Ce qu’il fut à l’âge de 37 ans : Premier Ministre du 17 juillet 1984 au 20 mars 1986, le plus jeune Premier Ministre de la France républicaine (quelques jours plus jeune que Félix Gaillard, Président du Conseil du 6 novembre 1957 au 15 avril 1958).
Très soucieux de l’image décontractée qu’il souhaitait montrer à ses compatriotes, Laurent Fabius s’affichait volontiers au volant d’une 2 CV, avec sa femme et ses enfants en bas âge, et était interrogé tous les mois "au coin du feu" par le journaliste Jean Lanzi, à la télévision, pour singer les entretiens réguliers de Pierre Mendès France lorsqu’il était à Matignon.
Lors de son discours de politique générale devant les députés le 24 juillet 1984, Laurent Fabius a affiché clairement ses ambitions présidentielles sous le double angle de la modernisation et du rassemblement : « Moderniser pour livrer la bataille de l’emploi. Le chômage, nous le connaissons tous, nous le vivons dans nos communes, dans nos circonscriptions. C’est un crève-cœur et un cancer ! ».
Et d’ajouter : « Ma démarche est celle-ci : toute amélioration réelle de l’emploi passe par une certaine croissance ; toute croissance durable suppose un appareil de production solide, capable d’exporter et de défendre ses positions sur le marché intérieur ; tout appareil de production solide requiert d’être moderne pour soutenir la concurrence. ». Recherche, investissement, formation : « C’est le triangle de base de la modernisation. ».
C’était un discours très "social-libéral" ou "social-démocrate" malgré la rivalité avec Michel Rocard (qu’il avait contribué à "tuer" au congrès de Metz en avril 1979) et avec Jacques Delors (ancien supérieur hiérarchique, lui aussi premier-ministrable dès 1983 et donc concurrent direct). Beaucoup d’éditorialistes (dont Jean-François Kahn) le voyaient présent au second tour de l’élection présidentielle de 1988 face à ...Raymond Barre.
Pourtant, le plus grand adversaire politique ne fut pas Michel Rocard ni Jacques Delors, mais Lionel Jospin. Les deux hommes se sont retrouvés en effet dans la situation de dauphins de François Mitterrand en compétition, avec une préférence de François Mitterrand pour Laurent Fabius.
La première occasion de rivaliser fut pour la direction de la campagne des socialistes aux élections législatives du 16 mars 1986. Laurent Fabius considérait que cela lui revenait car en tant que Premier Ministre, il était le chef de la majorité sortante. Mais Lionel Jospin s’estimait investi de cette mission, en tant que premier secrétaire du PS depuis 1981.
Cette rivalité entre Laurent Fabius et Lionel Jospin, qui avait son pendant du côté du RPR avec la rivalité entre Alain Juppé et Philippe Séguin, a miné le PS pendant les années 1990 avec le point d’orgue que fut le congrès de Rennes en mars 1990 (la rupture a eu lieu le 22 novembre 1988).
"Le Canard enchaîné" a donné un aperçu de cette rivalité en publiant ces propos de Lionel Jospin, dignes d’une cour de récréation avec François Mitterrand dans le rôle de la maîcresse : « Je me suis toujours interdit d’appeler François Mitterrand au secours. Je trouve déplorable cet infantilisme qui consiste à se réfugier derrière lui en permanence. Avoir comme seul argument : Mitterrand me préfère, c’est dérisoire, et ça montre la grandeur d’une ambition. Le parti vaut mieux que ces attitudes de caniche. » (31 janvier 1990).
Durant son gouvernement, Laurent Fabius a fait preuve d’une grande lâcheté, en sacrifiant Charles Hernu, ami personnel de François Mitterrand et Ministre de la Défense, le 20 septembre 1985 lors de l’affaire Greenpeace (déclenchée par le dynamitage du Rainbow Warrior le 10 juillet 1985).
Il a également exprimé devant les députés son « trouble » lors de la venue du général Wojciech Jarulzelski à l’Élysée le 4 décembre 1985 (il avait dit à "L’Heure de vérité" du 5 septembre 1984, de son mentor : « Lui, c’est lui, et moi, c’est moi ! ») et dénonçait les crimes de Fidel Castro alors que ce dernier était l’ami de Danièle Mitterrand et de Jack Lang.
Parmi ses ministres, il y avait un Secrétaire d’État au Quai d’Orsay, Jean-Michel Baylet (qui va avoir 70 ans le 17 novembre 2016), actuel Ministre de l’Aménagement du territoire, de la Ruralité et des Collectivités territoriales (depuis le 11 février 2016). Depuis les années 2000, l’ancienne épouse de ce ministre est devenue la compagne de Laurent Fabius (et a repris en février 2016 la présidence du groupe de presse "La Dépêche" détenue auparavant par son ancien mari).
Laurent Fabius a raté le rendez-vous présidentiel de 1988 (41 ans) à cause de François Mitterrand. Il a raté les rendez-vous présidentiels de 1995 (48 ans) et de 2002 (55 ans) à cause de Lionel Jospin et aussi à cause de l’affaire du sang contaminé (en 1995, il a soutenu la candidature d’Henri Emmanuelli face à Lionel Jospin).
Rappelons que l’affaire du sang contaminé, déclenchée par une enquête de la journaliste Anne-Marie Casteret dans "L’Événement du Jeudi" du 25 avril 1991, faisait état de l’empoisonnement de malades transfusés par du sang contaminé par le virus du sida en 1984 et 1985. Laurent Fabius a été relaxé le 9 mars 1999 par la Cour de justice de la République du délit d’atteinte involontaire de la vie : « Compte tenu des connaissances de l’époque, l’action de Laurent Fabius a contribué à accélérer les processus décisionnels. » (arrêté n°99-001).
Laurent Fabius a ensuite été le 10 janvier 2006 candidat à la primaire socialiste fermée du 16 novembre 2006 pour l’élection présidentielle de 2007 (60 ans). Il a renoncé à l’élection présidentielle de 2012 (65 ans) en misant sur Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry.
Héritier voulu mais pas accepté de François Mitterrand, Laurent Fabius a raté d’être premier secrétaire du PS le 14 mai 1988. Il a alors pris, comme "lot de consolation", le perchoir. Il fut élu Président de l’Assemblée Nationale deux fois, du 23 juin 1988 au 21 janvier 1992, puis du 12 janvier 1997 au 28 mars 2000 (vers 1998 ou 1999, il envisageait sérieusement à postuler pour devenir Directeur général du Fonds monétaire international).
Entre temps, il a réussi (enfin) à se faire admettre premier secrétaire du PS, du 9 janvier 1992 au 3 avril 1993 mais se fait ravir ce poste stratégique par Michel Rocard après le désastre électoral aux élections législatives de mars 1993. Il présida aussi le groupe PS à l’Assemblée Nationale du 4 octobre 1995 au 21 avril 1997, laissant ensuite cette responsabilité à ...Jean-Marc Ayrault, son successeur au Quai d’Orsay. Du 24 mai 2003 (à l’issue du congrès de Dijon) au 4 juin 2005, Laurent Fabius fut le numéro deux du PS dirigé par... François Hollande.
Après avoir eu du mal à remplacer Dominique Strauss-Kahn à Bercy, Lionel Jospin s’est résolu à faire appel à Laurent Fabius au Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie du 27 mars 2000 au 6 mai 2002 (Jean-Luc Mélenchon fut nommé ministre délégué dans la foulée). Laurent Fabius fut le grand argentier qui a préparé la France à la monnaie européenne dans le concret (le passage à l’euro a eu lieu le 1er janvier 2002). Il créa le groupe Areva le 3 septembre 2001 (fusion de Framatome et de la Cogema), et défendit la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) promulguée le 1er août 2001 (loi n°2001-692).
Malgré cette grande adhésion à la construction européenne, Laurent Fabius a surpris tous ses camarades socialistes en prônant le "non" au référendum du 29 mai 2005 sur le TCE. Son objectif était simple : se repositionner à la gauche du PS, pensant pouvoir ainsi ravir la candidature socialiste à l’élection présidentielle de 2007 après la défection de son rival Lionel Jospin. C’était sans compter sur le dynamisme de Ségolène Royal. Son échec à la primaire était en cohérence avec la faible popularité qu’il pouvait connaître au sein de l’électorat.
Plus habile et plus réaliste, Laurent Fabius a exclu sa candidature présidentielle le 24 mai 2011 en soutenant la candidature de Martine Aubry à la primaire socialiste du 16 octobre 2011, et a su très bien négocier ensuite avec François Hollande son soutien à l’élection présidentielle de 2012. Il fut nommé Ministre des Affaires étrangères et du Développement international du 16 mai 2012 au 11 février 2016.
Dans ces nouvelles responsabilités de numéro deux du gouvernement, Laurent Fabius s’est plus préoccupé d’économie que de diplomatie : « Notre pays ne pourra pas garder son rôle politique si l’économie ne suit pas. » ("Capital", le 25 juillet 2014). Les ambassadeurs sont devenus des businessmen : « Les ambassadeurs doivent se demander en permanence comment développer les exportations et l’investissement en France. ». Il a réduit le budget de son ministère, réduisant à quatre les effectifs de plusieurs ambassades pour étoffer d’autres ambassades : « Nous avions plus d’agents en Belgique qu’en Chine. ».
Depuis 2000, il fait partie du petit cercle des anciens chefs de gouvernement à avoir repris du service dans un gouvernement de la Ve République, au même titre que Michel Debré, Antoine Pinay, Pierre Pflimlin, Edgar Faure, René Pleven, Alain Juppé et Jean-Marc Ayrault (on pourrait presque rajouter Jacques Chirac).
Enfin, s’il a quitté le Quai d’Orsay, c’est pour se consacrer à l’Aile Montpensier du Palais-Royal. En effet, il a succédé le 8 mars 2016 à Jean-Louis Debré à la Présidence du Conseil Constitutionnel. Petite coïncidence des croisées de destins, Laurent Fabius est devenu le "patron" (le supérieur hiérarchique) de son ancien rival Lionel Jospin, nommé membre du Conseil Constitutionnel le 6 janvier 2015 par le fabiusien Claude Bartolone, Président de l’Assemblée Nationale, pour remplacer Jacques Barrot jusqu’en 2019.
Ce poste plein d’honneurs récompense un carriériste qui n’a jamais eu une ambition nationale mais seulement des petites ambitions personnelles. Somme toute, un professionnel de la politique, certes brillant dans le passé mais qui n’a jamais rien apporté à la société française sinon sa vanité.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (20 août 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Fabius crépusculaire.
Fabius et le cimetière des éléphants.
Christiane Taubira au Conseil Constitutionnel ?
Où sont les femmes ?
Le roi de la COP21.
Les vacances de monsieur Fabius.
Débat Fabius vs Sarkozy (6 mars 2012).
Fabius candidat à la primaire de 2011 ?
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